Var-Matin (Grand Toulon)

Vél’ d’Hiv : « On ne peut pas s’abriter derrière un ordre… »

On commémore ce week-end les 80 ans de la rafle du Vél’ d’Hiv, qui a conduit à l’arrestatio­n de 17 000 Juifs. L’historien Laurent Joly publie un ouvrage détaillant le contexte de l’opération.

- PROPOS RECUEILLIS PAR THIERRY LÉVÊQUE/ALP

Laurent Joly, historien de 45 ans, directeur de recherche au CNRS, est spécialist­e de la Shoah en France, du régime de Vichy et de l’extrême droite, auxquels il a consacré plusieurs ouvrages. Il a co-écrit le film documentai­re La rafle du Vél’ d’Hiv. La Honte et les Larmes, diffusé sur France Télévision­s ce mois de juillet.

Combien de personnes étaient visées dans l’opération ?

Au départ, il y a 27 391 fiches d’arrestatio­n, mais 2 500 ont été établies par erreur pour des personnes déjà internées. On arrive donc à environ 25 000 cibles théoriques, des adultes juifs étrangers. Ils avaient environ 10 000 enfants de moins de 16 ans, au départ non concernés par les déportatio­ns, puisque la plupart étaient Français et que les Allemands ne les voulaient pas tout de suite. Mais les autorités de Vichy et la police ont décidé finalement de les y inclure. Il y avait donc environ 35 000 personnes visées au total, y compris les enfants.

La collaborat­ion française a-t-elle été active ?

Il y a une pression politique très forte. Jusqu’alors, le gouverneme­nt de Vichy était à peine tenu au courant des rafles imposées par l’occupant et exécutées par la préfecture de police à Paris. Là, il y a une négociatio­n (menée notamment par René Bousquet, secrétaire général de la police de Vichy et Louis Darquier de Pellepoix, commissair­e général aux questions juives, Ndlr) où on s’engage auprès des Allemands à leur donner le nombre de Juifs étrangers qu’ils « désirent ». On oublie toutes les exemptions qu’on aurait pu mettre en avant, pour les infirmes, les gens qui ont des enfants français, les engagés volontaire­s…

Sur les 45 commissair­es requis pour préparer l’opération, un seul a pu prouver ensuite un acte de résistance, en ayant prévenu des gens.

Le résultat des 16 et 17 juillet 1942, 12 884 arrestatio­ns, est paradoxal, selon vous ?

On ne trouve pas d’équivalent ailleurs en Europe occidental­e d’un tel objectif et d’un tel résultat. Ce qui s’en approche de loin est une rafle à Berlin ayant concerné 5 500 personnes et un coup de filet similaire à Amsterdam. La rafle du Vél’ d’Hiv est donc massive, mais le paradoxe est bien là, car le taux d’échec de l’opération est de près des deux tiers, ce qui est sans équivalent non plus à l’été 1942.

L’exécution a-t-elle été problémati­que ?

On a des commissair­es de voie publique qui n’ont pas l’habitude de faire des arrestatio­ns à domicile. Il y aura donc des attitudes diverses, certains vont être très zélés, demander parfois de défoncer les portes. D’autres vont ordonner à leurs hommes une conduite humaine. Sur le terrain, il y a un malaise évident chez les 4 500 policiers mobilisés, essentiell­ement des gardiens de la paix en civil ou en tenue, qui ne sont pas entrés dans la police pour arrêter des Juifs au petit matin.

Comment se traduit ce malaise ?

Beaucoup ont utilisé les marges de manoeuvre bien plus importante­s que ce qu’on pouvait imaginer. Certains disent : « Nous revenons dans deux heures », permettant donc aux gens de ficher le camp. Certains refusent de défoncer les portes, quand ils n’ont pas de réponse. D’autres préviennen­t les personnes qu’ils devaient arrêter. Tout cela fait que c’est presque un échec qu’il faut annoncer aux Allemands.

Aucun policier n’a été cependant totalement réfractair­e, démissionn­aire ?

Je n’ai vu en effet dans les documents aucun cas de policier qui par exemple démissionn­e à cause de la rafle. On découvre dans les dossiers d’épuration les clefs de la mentalité policière, où les enjeux de carrières sont fondamenta­ux. Ils sont si attachés à leurs métiers, leurs petits avantages, leurs avancement­s, que risquer une rétrograda­tion, la sanction-type en cas de refus d’obéir, est vécu comme insupporta­ble.

Le climat xénophobe des années 30 favorise-t-il cette rafle ?

Si on avait dit aux policiers d’arrêter tous les Bretons de Paris, ils auraient trouvé cela bizarre. Mais aller arrêter des Juifs étrangers…

Les Juifs polonais, c’est ce qu’il y a alors de plus bas dans la hiérarchie sociale de l’époque, c’est ce qu’on appelle les « indésirabl­es ».

Ça ne pose donc pas un problème moral fondamenta­l. Mais malgré cette continuité xénophobe, les policiers vivent pourtant ce qu’on leur demande de faire comme quelque chose d’exorbitant, de totalement anormal.

Peu ont été sanctionné­s à la Libération. Pourquoi ? Après 1942, beaucoup de policiers rendent des services à la Résistance, ou basculent. La police sort par ailleurs grandie des combats pour la Libération de Paris. L’épuration est cependant très sévère. Plus de 2 000 agents sont sanctionné­s, le plus souvent pour avoir été « collabos », ou avoir refusé de se battre en août 1944… Avoir arrêté des Juifs lors de la rafle du Vél’ d’Hiv ne conduit pourtant à des sanctions que lorsque l’on s’est vraiment très mal comporté.

Il n’y a qu’une poignée de cas de policiers révoqués.

Entassés au Vél’ d’Hiv, séparés de leurs parents, les 4 000 enfants arrêtés sont tous morts dans les camps. Comment situer cet épisode ? Dans toute l’histoire de l’Holocauste en Europe occidental­e, c’est sans équivalent. Vichy avait pourtant le choix, et d’ailleurs, ce ne sera plus fait jusqu’à la fin de la guerre. L’opinion publique française a alors été très choquée de cette cruauté dans la cruauté.

Il n’y a qu’une poignée de cas de policiers révoqués”

Ona toujours le choix”

Quand le discours officiel a-t-il dissipé définitive­ment le mensonge autour du rôle de Vichy et de la police dans cette affaire ?

Le discours de Jacques Chirac en 1995 est fondamenta­l. Il a compris la nécessité de prononcer les mots qu’on avait besoin d’entendre et il a traduit surtout le ressenti populaire dès 1942, la honte. La police a aujourd’hui des formations où on apprend qu’audelà des ordres, il y aussi des principes humains. Tout cela est en principe intégré, c’est censé être un acquis. C’est la grande leçon de la rafle du Vél’ d’Hiv. Dans n’importe quelle situation, on a toujours le choix. On ne peut pas s’abriter derrière un ordre. > La rafle du Vél’ d’Hiv, par Laurent Joly, Éditions Grasset, 400 pages, 24 euros.

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(DR) La rafle du Vélodrome d’Hiver a été menée à Paris et en banlieue les 16 et 17 juillet 1942.
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(Photo Grasset) « La police a aujourd’hui des formations où on apprend qu’au-delà des ordres, il y aussi des principes humains », explique Laurent Joly.

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