Var-Matin (La Seyne / Sanary)

Joséphine Baker plus que

Sur la Côte d’Azur, un producteur américain planche sur un documentai­re retraçant le parcours de la meneuse de revue. Luis Bouillon, l’un des douze enfants de Baker, témoigne

- Dossier : Alice ROUSSELOT arousselot@nicematin.fr Photos : Cyril DODERGNY et DR

ÇJe ne voulais pas me présenter comme le fils de… Les gens n’imaginent pas ce qu’il y a derrière ce milieu. Avec tout ce que ma mère avait subi, je suis resté fermé à ce monde.» À maintes reprises, Luis Bouillon aurait pu mettre son deuxième nom en avant: Baker. Cinq lettres synonymes d’une appartenan­ce à la «tribu arc-en-ciel » de l’artiste et résistante Joséphine Baker. Marque de prestige. Mais peu enclin à s’exposer, il n’y eut recours qu’une seule fois. Quelques mois après la mort de cette flamboyant­e mère. En 1975. « J’ai demandé à la princesse Grace d’être la marraine de ma fille, raconte-t-il. Je suis passé par le secrétaria­t du Palais un samedi matin. Vers 15 heures, un carabinier sonnait à ma porte pour m’apporter une réponse. Elle était enchantée. » Il explique avoir rapidement fixé la date du baptême avec elle. En l’église Saint-Charles de Monaco plutôt qu’à Roquebrune, où il vivait pourtant. Volonté – sincère – de Grace. «C’était quelque chose de simple, elle s’est mise à notre niveau. » Comme plusieurs années auparavant, quand Joséphine et ses douze enfants adoptés durent quitter leur mythique château de Milandes, en Dordogne. Ruinés. Son amie monégasque l’aidant alors à trouver refuge sur la Côte d’Azur. « Ça a été le dernier point de chute de ma mère, expose Luis. J’avais 16 ans. C’est dur de partir à cet âge-là. Celui de la liberté, des meilleurs copains. Nous n’avons même pas pu dire au revoir. Et on ne savait pas où on allait. J’ai eu l’impression d’une rupture. Comme si on avait cassé quelque chose. » L’errance commencera avec six mois à Paris. Puis des vacances en Espagne. Monaco, ensuite, pour un gala organisé par la princesse. De nouveau un peu d’Espagne. Et une villa à Roquebrune. Point mort, frein à main. Soulagemen­t. «Nous n’avions plus d’obligation­s par rapport aux gens. Mais ce n’était pas évident pour autant », assure Luis. Qui souhaitait, à l’époque, se dédier au foot. « J’ai intégré l’AS Monaco. J’aurais pu faire carrière comme Rolland Courbis ou Jean Petit mais je me suis blessé. Et à l’époque on ne soignait pas comme aujourd’hui. Pour moi, le haut niveau, c’était fini. » Face à cet accident, sa mère exprime la volonté qu’il reprenne ses études. «Elle était stricte», explique-t-il, frappant la table du flanc de sa main. Ajoutant que ses amitiés dans le monde de l’armée contribuèr­ent à trouver une solution temporaire: devancer le service militaire. « Cela m’a fait du bien. Notamment pour la force mentale», affirme-t-il. Seize mois de service plus tard, sans formation, Luis entre dans les assurances. Grâce à quelques connaissan­ces dans le milieu. « Je me suis dit que ça m’occuperait. J’ai donc commencé à 20 ans… et j’y ai fait toute ma carrière». Grimpant de la base jusqu’au poste de responsabl­e de secteur. Les années passent, Luis se marie avec sa femme, originaire de Lille. Part avec elle à Paris, suite à une mutation. Redécouvre la capitale où il avait vécu, enfant. Retourne sur la Côte en 1991. «Çaa été difficile dans un premier temps. Ce n’était pas vraiment un bon choix », souffle-t-il. Paris, Roquebrune, la Dordogne, son château de conte de fée à l’état d’abandon, chacun de ses retours sur les vestiges du passé gardent, du reste, un goût amer. Souvenirs douloureux d’une adolescenc­e amputée. À l’heure où les oeuvres et documentai­res sur sa mère fleurissen­t, Luis reconnaît avoir encore «du mal à accepter la vision des autres sur [leur]histoire. Ma mère ne montrait jamais sa vie privée alors dès qu’il est question de nous, c’est faux.» D’autant que même entre les frères et soeurs, les points de vue sur la situation divergent. Chacun dévoilant des pans du récit selon un filtre personnel. Reste pour chacun d’entre eux un double héritage. Le sérieux et le sens des responsabi­lités propres à Jo Bouillon, dont tous les enfants portent le nom. «Mon père a toujours été là, glisse Luis. C’est lui qui s’est le plus occupé de nous. Même quand ils se sont séparés, il n’a jamais renié ses enfants. Alors que d’une certaine manière, la tribu lui a été imposée, parce que ma mère ne pouvait plus avoir d’enfants. Mais elle a un peu délaissé sa vie de famille. On a toujours fait les choses sans elle. » Luis explique avoir accepté de commencer à sortir de son relatif anonymat il y a quelques (petites) années. Après avoir retrouvé des amis d’antan sur les réseaux sociaux. Avoir compris que ce qu’il avait vécu ne pouvait être effacé. Avoir saisi, surtout, qu’il incarnait lui-même tout ce pour quoi sa mère s’était battue avant lui. «Je représente tout ce qu’elle aurait aimé: j’ai une femme blanche, des enfants métisses, dont un fils marié avec une Hollandais­e, une fille avec un Français d’origine portugaise. On revendique l’égalité de tous. La fraternité. » Alors quand on lui a proposé, il y a quelques semaines, de participer à l’inaugurati­on d’une crèche mixte portant – naturellem­ent – le nom de sa mère, Luis a accepté. Des bébés de toutes les couleurs se côtoyant dès la naissance, quel plus beau symbole pour illustrer l’idéal de Joséphine ? Plus qu’une artiste, Luis voit en elle quelqu’un dont la réflexion était novatrice. «Dans un monde de fou, elle a lutté pour que chacun puisse avoir son opinion. Elle disait que le pouvoir tue. Aujourd’hui, on veut imposer beaucoup de choses aux gens, sans les laisser réfléchir. Sa pensée reste plus que jamais dans l’air du temps. » La reconstitu­tion de la Tribu aidera-t-elle à faire entendre collective­ment la philosophi­e Baker? Bien qu’il soit difficile de réunir tous les membres de la famille, répartis entre la France, l’Italie, New York et l’Argentine. « Nous avons tout de même ce projet. Et nos enfants en ont presque plus envie que nous ». L’une de ses nièces (Joséphine) a déjà franchi le pas en organisant le vin d’honneur de son mariage dans le parc du château de Milandes. En présence d’une majorité de la fratrie. «De telles retrouvail­les m’ouvrent un peu par rapport au passé, ça me libère de certaines choses… »

Nous n’avons même pas pu dire au revoir” Je représente tout ce qu’elle aurait aimé ”

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