«Poutine et Erdogan, une même volonté de puissance»
Au bord de l’affrontement à l’automne 2015, Russie et Turquie se sont considérablement rapprochées depuis. Au grand dam de l’Occident. Ana Pouvreau nous explique pourquoi
Spécialiste des mondes russe et turc, Ana Pouvreau sera à Toulon ce soir (1), à l’invitation de la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques. La consultante en géopolitique évoquera les nouvelles relations entre Turquie et Russie.
Après l’avion de chasse russe abattu par les Turcs en novembre , les deux pays étaient au bord d’un affrontement armé. Comment expliquer ce retour au beau fixe ?
La tentative de putsch du juillet , dont le bilan officiel révisé est de plus de morts et près de blessés, a, sans nul doute, constitué un tournant majeur dans ce revirement spectaculaire. Selon certains médias russes, le rôle joué par la Russie dans l’échec de la conspiration aurait été déterminant. En effet, avant le putsch, les services de renseignement de la Fédération de Russie auraient intercepté des informations relatives à un complot fomenté par des militaires et les auraient transmises aux autorités turques, sauvant ainsi le régime turc. D’autres analyses, parues notamment sur la chaîne saoudienne Al-Arabya, font état de l’existence d’un groupe prorusse, isolationniste, laïque, antioccidental, antiaméricain et panturquiste (tourné vers le Caucase et l’Asie centrale plutôt que vers l’Europe et l’Occident) – le groupe de Perincek – opérant au sein de l’appareil d’État, et dont le rôle aurait été également déterminant dans l’échec du putsch. Constitué de hauts responsables militaires, d’officiers, de membres des services de renseignement et de magistrats, ce groupe aurait permis d’empêcher toute cohésion au sein des forces armées et de sécurité dans la préparation du putsch, le condamnant ainsi à l’échec.
Ce réchauffement des relations semble d’autant plus inexplicable que les deux pays ont des visions opposées sur la Syrie ?
En effet, les visions russe et turque – respectivement pro et anti Bachar el-Assad – sont diamétralement opposées. Mais les enjeux liés à la consolidation des liens entre les deux pays dépassent aujourd’hui cet antagonisme. Les deux pays se sont lancés dans une coopération économique dès la fin de l’Union soviétique. Depuis , la Russie est devenue le partenaire commercial de la Turquie. Désormais, les deux pays coopèrent dans le secteur de l’énergie. Dans le domaine gazier, la construction du gazoduc Turkstream, sous l’égide de Gazprom, scelle l’alliance entre les deux pays. Mais il y a aussi la coopération dans le domaine du nucléaire civil. En avril a débuté la construction de la centrale nucléaire turque par l’agence russe Rosatom. Mais ce qui est plus inquiétant pour les Occidentaux, ce sont les initiatives de coopération russo-turque en matière de défense et de renseignement. En matière de défense, les déclarations turques, peu avant le putsch de juillet , sur une éventuelle mise à disposition de la Russie de la base aérienne turque d’Incirlik ont fait frémir l’OTAN. La coopération de défense est également préoccupante pour les États-Unis, partenaire important pour la Turquie dans le domaine des équipements de défense. À mon sens, l’enjeu le plus important est celui d’une possible nucléarisation de la Turquie. Pour le moment, celle-ci se défend de poursuivre de telles ambitions. Mais, à plus long terme, il n’est pas exclu que le président turc Erdogan, qui ambitionne de faire de la Turquie une grande puissance globale à l’horizon , inscrive – si ce n’est déjà fait – l’arme nucléaire sur sa liste de priorités stratégiques. Ce qui expliquerait la volonté turque de renforcer à tout prix les liens avec la Russie.
Membre de l’Otan, la bonne disposition de la Turquie à l’égard de la Russie est-elle tenable ?
Bien évidemment non. La consolidation des liens avec la Russie fragilise aujourd’hui le flanc Sud-Est de l’OTAN. Depuis l’annexion de la Crimée par la Russie en mars , les Russes se sont engagés dans un processus de militarisation de cette péninsule stratégique. En septembre , le général Guérassimov, chef d’état-major des forces armées de la Fédération de Russie et viceministre russe de la Défense, a indiqué que la flotte russe de la mer Noire était désormais plus puissante que les forces navales turques et qu’elle était en mesure de frapper les détroits du Bosphore. Notamment grâce à ses sous-marins armés de missiles de croisières Kalibr et surtout grâce au système de missiles de défense côtière Bastion que les Russes se sont empressés de déployer en Crimée. Si juste après l’annexion de la Crimée, le président turc Erdogan dénonçait avec véhémence les intentions russes de transformer la mer Noire en « lac russe », depuis le putsch de juillet , la Turquie a changé son fusil d’épaule et vante désormais la coopération avec la Russie en mer Noire ! Les Occidentaux sont très inquiets de la montée en puissance de la Flotte russe de la mer Noire. Leur crainte est de se voir interdire par la Russie, l’accès à la mer Noire, à la Méditerranée orientale, voire au canal de Suez. Ce cauchemar, qui a hanté nos stratèges occidentaux, pendant toute la guerre froide, deviendrait ainsi réalité.
Les intérêts des deux pays au Caucase et en Asie centrale, zones d’influence historiques des empires ottoman et russe, ne risquent-ils pas de se télescoper ?
Il faut savoir que la Russie de Poutine et la Turquie d’Erdogan se sont respectivement engagées, au fil du temps, dans la voie de l’eurasisme ou plutôt du néoeurasisme pour la Russie, et du pantouranisme ou panturquisme pour la Turquie. Le « néoeurasisme » est une théorie géopolitique visant à redonner à la Russie sa sphère d’influence d’antan, à savoir celle de la Russie tsariste ou de l’époque soviétique. Dans les cercles du pouvoir russe, l’influent théoricien Alexandre Douguine promeut cette théorie et préconiserait même l’intégration de la Mandchourie, du Tibet ou de la Mongolie à ce nouvel « espace vital » russe. Quant à Erdogan, il a été séduit par le pantouranisme, dont le but est l’union des peuples de langues turques et finno-ougriennes au sein d’une entité mythique nommée Touran, d’où une réorientation de la Turquie vers le Caucase et l’Asie centrale. Nous assistons donc aujourd’hui à un renouveau de deux projets impérialistes russe et turc. Et, en ce qui concerne la Turquie, à l’apparition d’une idéologie hybride – celle du turco-islamisme – qui l’éloigne progressivement des structures euroatlantiques. Pour l’heure, les deux puissances convergent dans leur rejet commun de l’Occident, mais nul ne sait si, à plus long terme, elles finiront par entrer en collision l’une avec l’autre.
Deux personnalités fortes comme Erdogan et Poutine peuvent-elles s’entendre durablement ?
Les deux dirigeants sont animés par une même volonté de puissance. Dans leur structure mentale, Erdogan et Poutine méprisent profondément les manifestations de faiblesse de la part des autres dirigeants politiques sur la scène internationale et privilégient avant tout les rapports de force. Inutile de préciser que les aspirations démocratiques et les revendications de la société civile sont le cadet de leurs soucis. La fin justifie les moyens dans tout ce que les deux leaders entreprennent, d’où les nombreuses alliances contre nature qu’ils n’hésitent pas à nouer, autant au plan intérieur que dans les relations internationales. Le cynisme, la manipulation et la ruse sont des constantes de leur comportement. Ils ont recours, sans le moindre état d’âme, à l’usage de la force brutale. Ce sont tous deux de fins stratèges et des démagogues de premier plan. Donc oui, ils pourraient s’entendre durablement !
1. La conférence aura lieu ce soir à partir de 18 h 30 dans l’amphithéâtre de la maison du numérique et de l’innovation.