Allergie aux ondes :
L’électrosensibilité aux ondes électromagnétiques est vécue comme un handicap chez certaines personnes, contraintes de trouver refuge dans des endroits vierges de toute perturbation
Àla sortie de Savournon (Hautes-Alpes), il faut emprunter une route en lacets. Grimper, un oeil sur l’écran du téléphone qui sert de GPS. Le réseau est capricieux. Mais derrière la barrière en bois, à côté du petit panneau qui annonce « Maison forestière de Jubéo », ça « passe » encore. Anne et Anne-Marie y avaient planté des avertissements en lettres capitales : « Éteignez votre portable » « Stop aux ondes ». Ils ont disparu parce que des promeneurs fâchés les ont arrachés et les deux femmes ont fini par ne plus les redresser. Anne Cautain passe la tête dans l’embrasure d’une porte vitrée doublée d’un rideau d’aluminium. Elle est surprise de voir des journalistes. « Depuis trois-quatre ans, je ne réponds plus trop aux sollicitations.» Elle a connu la médiatisation quelques années auparavant : « Parce que j’étais dans une grotte. Enfin, c’était davantage une caverne, vous voyez. »
Pas de lampe, pas d’électricité
Le décor était télégénique : Beaumugne, dans le Vercors de Giono. En 2011, tous les médias ont chroniqué son enfer froid et humide, l’échelle et la corde à ne surtout pas lâcher pour y accéder. Elle les a reçus les uns après les autres pour attirer l’attention sur le mal mystérieux dont elle souffre : l’électrohypersensibilité. Et puis les nouvelles antennes de téléphonie mobile l’ont délogée, renvoyée sur la route, dans une camionnette isolée façon cage de Faraday – elle l’a surnommée «labétaillère » –, conduite par sa fille Laure jusqu’au fond des vallées. Anne Cautain demande si les portables sont bien éteints, avant d’ouvrir une boîte métallique dans laquelle elle les enferme. « Rentrez. » Le salon est sombre et sent la fumée. Sur la table, deux bougies se consument et éclairent faiblement. Pas de lampe, pas d’électricité. Anne s’assoit. « On est deux à vivre ici. » Anne-Marie rentre et l’interrompt: «Onn’a pas trop envie de parler parce que ça va mieux depuis peu. Alors, se replonger dans tout ça... » Les deux sexagénaires se calfeutrent depuis quatre ans derrière les murs épais de la maison forestière. L’hiver, le répit ; l’été, la douleur. Une ligne électrique à 30 mètres de la maison permet de déclencher une pompe, indispensable à l’approvisionnement du village en eau durant la période estivale. « On n’avait pas besoin de demander à ERDF si elle était en fonction, on la sentait » ,raconte Anne-Marie. « On flambe. C’est une réaction très forte du système immunitaire, exactement comme une allergie » , dit Anne qui se souvient qu’avant d’être électrohypersensible, elle était très asthmatique. En 2009, elle était agent d’entretien. 55 ans, dont 17 de bons et loyaux services dans une cité universitaire de Nice. Séparée, deux enfants, une vie tranquille. Les symptômes ont commencé lorsque le Wi-Fi a été installé sur son lieu de travail. « J’ai d’abord dit “je me sens bizarre” .» De « bizarre », son ressenti est devenu « insupportable ». Picotements et sensation de brûlure sur la peau, visage écarlate. Elle quitte son job. Son appartement dans le quartier de Carras est « entouré d’antennes », elle se réfugie chez son ancien compagnon. Pertes de mémoire, d’équilibre, troubles digestifs, le mal empire et elle doit bientôt dormir dans la cave. « J’ai vécu deux mois dans un parking dans une voiture blindée, et puis, je n’ai plus supporté la couverture de survie », articule-t-elle en détachant les syllabes comme si elle arrivait à peine à y croire.
De la cave à la grotte
L’errance commence. Sur les routes de France, à chercher des “zones blanches”, vierges de toute antenne GSM, lignes à haute tension, réseau Wi-Fi. Les médecins-conseils de la Sécu sont venus, ils ont visité la grotte avant de cocher la case « invalidité niveau 2 » à laquelle correspond une pension de 700 euros mensuels. « Ça suffit, ici », dit Anne et Anne-Marie, forcée d’abandonner son métier d’enseignante, opine. Mais voilà deux étés que «ça va mieux ». Plus besoin de reprendre la route entre mai et octobre, dans la « bétaillère », les deux femmes supportent désormais la mise en tension de la ligne électrique. « C’est un miracle, ça révolutionne notre vie et celle de nos proches. » Le mari d’Anne-Marie vit à Toulon. Tous les week-ends, il monte à Savournon, « nous ravitailler, discuter avec les autorités ». Il a fallu se battre pour que l’État accorde aux deux femmes une autorisation d’occupation du bâtiment, propriété de l’Office national des forêts, contre une redevance symbolique de 60 euros par mois. « À l’époque, on pouvait à peine marcher », rembobine Anne. Maintenant, elles jardinent un peu et élèvent des poules. «On est retourné à la vie. On est dans un processus de désensibilisation. » Les sorties sont rares et soigneusement programmées. La veille, elles ont osé. Le supermarché, pour la première fois. Le grand, le vrai : Super U, à Laragne-Montéglin, la plus grosse commune du coin, celle où la boulangerie est ouverte toute la journée. Elles ont pris du jambon, de l’eau minérale et Anne-Marie a acheté des bigoudis pour donner du volume à ses cheveux courts. Au début, elles avaient du mal à lire les étiquettes sous les néons. « Le cerveau est occupé à lutter contre quelque chose d’autre. » Si la souffrance des électrohypersensibles est désormais connue, ses causes restent indéfinies. Le dernier rapport de l’Agence nationale de sécurité sanitaire ne reconnaît « aucune preuve scientifique d’une relation de causalité entre l’exposition aux radiofréquences et l’hypersensibilité électromagnétique». La maladie est-elle psychologique? Anne-Marie jure qu’elle n’a pas choisi cette vie marginale, loin de sa famille et de ses proches. Qu’elle n’est pas folle. Elle se radoucit et murmure: «Ce que j’aimerais bien un jour, c’est revoir la mer. » Les deux femmes plaident pour la création d’une zone blanche. Anne dit : « C’est indispensable. Trop de gens sont encore dans l’errance.»
‘‘ On flambe. C’est comme une allergie” ‘‘ Trop de gens sont encore dans l’errance”