«Daesh n’occupera plus de territoires à la fin »
Acculée par les forces régulières syriennes et irakiennes, bombardée par les avions de la coalition, partout l’organisation État islamique est sur le reculoir. Le point avec J.-J. Jauffret Daesh est un totalitarisme absolu ”
Professeur émérite d’histoire contemporaine à Sciences Po Aix, spécialiste de la guerre d’Algérie et de l’Afghanistan, Jean-Jacques Jauffret sera à Toulon jeudi soir (1), à l’invitation de la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques. Il évoquera l’avenir de Daesh.
Quelle est la situation de Daesh sur le terrain ?
Ça dépend des zones géographiques. Autour du bassin méditerranéen, Daesh est en recul sur le plan territorial. Après la libération de la ville de Syrte en Libye, des combattants de Daesh se sont dispersés, mais les porteavions américains ont envoyé leur aviation pour bombarder deux camps qui s’étaient reconstitués. Actuellement, on peut estimer à quelques centaines le nombre de combattants de Daesh présents entre le Fezzan et la Tunisie. Au Nigeria, Boko Haram, qui s’était totalement donné à Daesh, est également en recul. En ce qui concerne le Moyen-Orient, nous avons assisté depuis exactement octobre et la reprise du Djebel Sinjar à un retournement de la situation. Sur les à combattants du départ, ils sont au maximum à continuer à se battre en pure folie pour Mossoul ouest et Raqqa. À terme, avec beaucoup de prudence et peut-être des centaines, voire des milliers de morts supplémentaires, on peut dire que, en Syrie comme en Irak, l’occupation territoriale par l’État islamique sera terminée fin .
Vous ne semblez pas convaincu par cette fin annoncée de Daesh ?
C’est qu’ailleurs il y a de nouvelles tumeurs, des métastases. Ainsi, depuis la fin , Daesh est installé en Afghanistan. Ils y ont pris l’équivalent de La Mecque pour les terroristes : ils se sont emparés du massif de Tora Bora, l’ancien QG de Ben Laden. C’est aussi fort que la proclamation du califat par al-Baghdadi depuis la grande mosquée de Mossoul. Non seulement les combattants de Daesh tiennent quelques provinces dans l’Est du pays, mais ils mènent des opérations spectaculaires jusqu’au coeur de la capitale. On l’a vu début mars avec l’attaque meurtrière d’un hôpital militaire à Kaboul. Comme à Bagdad en Irak, Daesh y multiplie également les attentats contre la communauté chiite. Dans cette guerre absolue contre des frères musulmans, ils s’en prennent même désormais, notamment au Pakistan voisin, à l’islam soufi, un des courants les plus modérés du sunnisme. Une dérive condamnée par la grande majorité des autres groupes terroristes, y compris Al Qaïda.
Mais la disparition prochaine de Daesh est une bonne nouvelle ?
Évidemment. Surtout dans l’espoir de trouver enfin une solution de paix en Syrie et en Irak. Mais tout ne sera pas nécessairement réglé avec la fin de Daesh. Il y a tellement d’enjeux qui se télescopent : les appétits chiites amenés par l’Iran, la volonté des Kurdes de créer un État, celle des Russes de tenir toujours la Syrie sous leur coupe, quitte à reconduire Bachar el-Assad… Je le répète : l’affaire ne sera pas totalement réglée par la disparition de Daesh. Mais on sera sur la bonne voie. Même si, en ce qui concerne la Syrie, il faudra trouver une solution politique pour mettre Bachar el-Assad sur la touche et arriver peut-être à des élections libres. Mais le problème Daesh restera entier en Afghanistan et dans l’ensemble des pays occidentaux où l’extraordinaire propagande de Daesh continuera de lobotomiser des jeunes croyant accéder à une sorte de pureté ou des anciens repris de justice tentés de se racheter par un acte fou au nom d’une sorte de caricature de l’islam.
Avec ses revers militaires, on dit pourtant que Daesh déserte les réseaux sociaux.
Ce n’est pas faux. Notamment après que son centre névralgique à Raqqa a été plusieurs fois bombardé. Mais vous avez toutes sortes de relais, y compris en France, qui reprennent la phraséologie de Daesh sous des aspects camouflés, mais avec la même approche terroriste.
Faut-il craindre le retour de ceux qu’on appelle les « revenants » ?
Il faut être très prudent sur cette question. Il n’existe pas de solution toute faite. Vous avez par exemple des déserteurs. C’est grâce à eux qu’on a découvert les horreurs commises à Mossoul ou Raqqa, qui consistent par exemple à jeter des immeubles les homosexuels, ou à crucifier les chrétiens. Vous pouvez aussi être confronté à des gens qui feront amende honorable en apparence mais qui auront pour projet de créer de nouvelles métastases. D’autres au contraire auront compris quelle était l’horreur de ce totalitarisme absolu et qui seront certainement récupérables.
Les bavures de la coalition, comme celle commise fin mars à Mossoul, peuvent-elles favoriser le recrutement de Daesh ?
Il suffit d’aller sur le réseau Telegram pour constater à quel point toute bavure est exploitée par Daesh. Alors oui, peut-être qu’un jour, un gugusse prendra le contrôle d’un train lancé à toute vitesse dans une gare en criant « Allahou akbar, je venge les morts qui sont tombés dans un bombardement de la coalition à Mossoul ». Ce type d’acte, qui dépasse la raison et l’entendement, n’est effectivement pas impossible. Mais pour revenir aux bavures, elles sont inévitables. Il n’y a pas de guerre propre. Le «zéro mort» est l’une des plus grandes fumisteries qu’on n’ait jamais inventées.
Encerclé à Mossoul, terré quelque part entre l’Irak et la Syrie, kidnappé… Les rumeurs les plus contradictoires circulent au sujet d’Al-Baghdadi, le chef de Daesh ?
Personne n’en sait strictement rien. C’est un peu comme avec Ben Laden, quand il s’était carapaté au Pakistan. La guerre du XXIe siècle dépasse tout ce qu’on avait vu sur le plan de l’intox. Alors mieux vaut rester prudent. J’ai déjà vécu ça en Afghanistan quand on avait annoncé, à partir de , la mort du mollah Omar, avant de le voir réapparaître en … Ce n’est qu’il ya ans qu’on a été sûr de sa mort, quand les Talibans l’ont reconnue euxmêmes. Pour Al-Baghdadi, c’est pareil.
Avec le recul territorial de Daesh, faut-il craindre une surenchère en termes d’actes terroristes ?
Oui, et on le voit déjà dans le Sinaï, en Égypte. Depuis plusieurs semaines, on assiste à une montée crescendo de groupes qui se réclament de Daesh et qui persécutent les chrétiens, du coup obligés de se réfugier à Port-Saïd. Plus près de nous en Europe, on n’est pas non plus à l’abri d’illuminés qui peuvent commettre toutes sortes d’attentats. On l’a vu récemment à Londres et à Stockholm Ça peut nous arriver d’un moment à l’autre. Daesh a une autre particularité par rapport à Al Qaïda. C’est une organisation d’abord horizontale. ça veut dire que tout groupuscule terroriste qui se revendique d’un islam rattaché à la charia dans son aspect le plus intransigeant peut se réclamer de Daesh et Daesh le reconnaît. D’autant plus s’il commet un attentat.
La fin de Daesh ne réglera pas tout ”
1. La conférence aura lieu ce jeudi 27 avril à partir de 18h30, dans l’amphithéâtre de la maison du numérique et de l’innovation. 2. Cette interview a été réalisée avant l’attaque terroristecontrelespoliciers,àParis,le20 avriletcelle contre une base de l’armée afghane le 21 avril.