M. Benchenane: «la démocratie ne s’exporte pas, c’est une culture»
Invité par la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques, cet expert du monde arabe donnera demain une conférence sur les « incertitudes stratégiques en Méditerranée ». Passionnant Le Maroc est une véritable poudrière ”
Exigeante tout au long de l’année sur le choix de ses invités, la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques termine son cycle de conférences en beauté. Pour ce baisser de rideau, demain samedi 17 juin, Mustapha Benchenane, professeur à la Sorbonne et conférencier auprès du Collège de défense de l’Otan à Rome, abordera la question des « incertitudes stratégiques en Méditerranée ». Avant goût.
Qu’entendez-vous précisément par « incertitudes » ?
Ce sont des situations insaisissables et inquiétantes, parce que justement insaisissables. En ce qui nous concerne, ce sont les nombreux troubles, les conflits qui ont frappé les pays de la rive sud de la Méditerranée et leurs conséquences en termes de terrorisme, de migrations de crise…
À ce sujet, vous portez un regard très critique sur le déficit d’anticipation des puissances occidentales par rapport à toutes ces crises.
Et pour cause ! Les pays occidentaux ont fait preuve, dans le meilleur des cas, d’une incompétence assez consternante dans l’analyse de la nature des problèmes des pays du sud de la Méditerranée. On l’a vu en Tunisie. On se souvient que lorsque la révolte a démarré contre Ben Ali, Michèle AlliotMarie (alors ministre des Affaires étrangères, Ndlr) avait proposé le savoir-faire de la police et des services de sécurité français pour mater la révolte tunisienne. Sans comprendre qu’il s’agissait d’une lame de fond contre une dictature qui devenait absolument insupportable pour l’immense majorité du peuple tunisien.
Et les exemples sont multiples ?
Effectivement. La Libye est un autre exemple d’incompétence, sinon d’aveuglement, de la part des Occidentaux. La résolution des Nations Unies prévoyait une zone d’exclusion aérienne et le gel des avoirs de certains notables proches de Mouammar Kadhafi. L’Otan est intervenue sous cette couverture onusienne. Et la France a joué un rôle majeur dans cette affaire. Nicolas Sarkozy nous a donné l’impression d’en faire une affaire personnelle. Il a outrepassé le cadre tracé par la résolution et a fixé comme objectif le renversement de Kadhafi. Il y est parvenu. Le résultat de cette politique absurde, c’est le chaos libyen qui prévaut actuellement avec la montée des mouvements comme Al Qaeda et Daesh, la déstabilisation du Nord Mali, du Niger et pratiquement de tout le Sahel.
Idem pour l’Irak ?
Exactement. Là encore, l’incompétence et l’aveuglement du président américain ont débouché sur une situation désastreuse. George W. Bush a répété à maintes reprises : « le monde sera plus sûr sans Saddam Hussein ». Le résultat de l’intervention militaire de a été l’inverse. Ça fait ans qu’on est dans cette situation de désordre et de guerre civile en Irak. Le pays a complètement éclaté. Le Kurdistan est déjà quasiment indépendant et ses dirigeants ont l’intention, à l’automne prochain, d’organiser un référendum en faveur de l’indépendance totale. Le reste du pays est divisé entre la partie chiite sous influence iranienne et une zone sunnite en proie à l’influence de Daesh.
Nos dirigeants ont-ils tiré les leçons de ces erreurs récentes répétées ?
Non, et c’est ce qui est consternant ! Ils ne tirent pas les bonnes leçons de leurs erreurs et de leurs errements. Revenons à la Libye par exemple. Pour ne pas reconnaître leurs erreurs, ceux qui ont soutenu l’intervention de l’Otan attribuent le chaos actuel à un mauvais suivi. « On n’a pas appliqué la bonne politique après l’intervention militaire », entendon. C’est le discours de personnes refusant toute forme d’autocritique. La réalité est qu’ils se sont trompés. Lourdement ! Mais ils ne veulent pas assumer les conséquences de leurs erreurs et s’obstinent à dire qu’il fallait instaurer un ordre démocratique après intervention militaire.
Et ce n’est pas une bonne idée ?
Ils oublient que la démocratie ne s’exporte pas avec des missiles et des chars. La démocratie est une culture et cette culture s’acquiert tout au long d’un processus d’apprentissage qui doit s’inscrire dans la durée. De plus, le système démocratique qu’ils veulent exporter en Libye, en Irak, en Afghanistan et ailleurs – à savoir la démocratie représentative – est en crise actuellement. Que ce soit en Europe ou en Amérique, la démocratie représentative traverse une crise profonde. Et de mon point de vue, ce système démocratique représentatif ne se remettra pas de cette crise. En voulant l’exporter, on exporte donc la crise. On ne fait qu’ajouter des problèmes aux problèmes structurels des pays du sud de la Méditerranée.
Saïf al-Islam, le fils de Kadhafi, récemment libéré, a-t-il encore un rôle à jouer en Libye ?
Il pourrait avoir un rôle à jouer. D’une part parce Saïf al-Islam n’est pas n’importe qui dans la fratrie Kadhafi. C’est celui que son père pressentait pour lui succéder. Il était au courant de toutes les affaires politiques, financières et de tous les coups tordus du régime. C’était le bras droit de son père. D’autre part, c’est quelqu’un qui maîtrisait, qui contrôlait une partie de la fortune de l’État, pour ne pas dire de la famille Kadhafi, qui se monte à des milliards d’euros. Si jamais Saïf al-Islam a accès à ce pactole, il peut peser sur l’échiquier politique libyen. Ajoutez un troisième facteur : aujourd’hui, compte tenu du chaos qui prévaut depuis , il en est parmi les Libyens qui ont la nostalgie de la dictature de Kadhafi qui au moins assurait l’unité de l’État, l’unité du peuple et assurait la sécurité totale sur l’ensemble du territoire.
Faut-il craindre la contestation populaire qui agite actuellement le Rif marocain ?
On se trompe beaucoup en Occident sur la situation du Maroc, pays que l’on nous présente comme un exemple de stabilité, de continuité, de sagesse… Or le Maroc est une véritable poudrière. Deux principales raisons à cela. La misère y est un problème extraordinairement important. Si pendant longtemps, le roi Hassan II a eu la virtuosité de cristalliser le sentiment national du peuple marocain sur la question du Sahara occidental, aujourd’hui la question sociale revient au plan. Par ailleurs, il y a aussi un problème de clivage entre Berbères et Arabes. La dynastie alaouite, présente au Maroc depuis trois siècles, est une dynastie arabe. Or au Maroc, pratiquement la moitié des Marocains sont des Berbères, écartés de la réalité du pouvoir politique. Ce mélange vous donne un cocktail explosif. Donc oui, la contestation du Rif est à prendre très au sérieux.
Les Occidentaux ne tirent pas les leçons de leurs erreurs ”
Un mot sur la Syrie ?
En France, on résume la situation en Syrie en une phrase rituelle : « un tyran sanguinaire qui massacre son peuple ». Et une fois qu’on a dit ça, on croit avoir tout dit. Or, si on n’identifie pas la vraie nature d’un problème, on n’a aucune chance d’aller vers de vraies solutions. En Syrie, ce n’est pas seulement un problème de dictature, mais c’est une guerre civile, c’est-à-dire l’implosion d’un état et d’un peuple. Si on n’a pas compris cela, on fait des fautes politiques majeures en termes d’action et de réaction.