Var-Matin (La Seyne / Sanary)

La vie des gens

- Journalist­e, écrivain et chroniqueu­r TV edito@nicematin.fr

« Aucune politique, si salutaire soit-elle [...], ne réussira si elle ne prend pas en compte cette donnée de base : la vie des gens. »

Une fronde ? Une jacquerie, ce mouvement du  novembre ? Les mots ont un passé. Ils suggèrent qu’un tel phénomène n’est pas inédit dans notre histoire politique, riche en émeutes et soulèvemen­ts populaires contre le « château » (j’entends tout ce que le château symbolise dans l’imaginaire national : le pouvoir, les gens d’en haut, les privilégié­s, les profiteurs…). Tout a été dit sur ses ressorts profonds : le sentiment d’abandon d’une France rurale et périurbain­e qui se lève tôt, bosse dur et subit de plein fouet l’escalade des taxes ; le mépris ressenti par cette France « d’enbas » qui ne croit plus à la parole publique et aux promesses des « politicard­s ». Ce qui est inédit – outre le rôle des médias sociaux dans l’émergence d’un mouvement que les partis d’opposition, même les plus radicaux, auraient été bien en peine de créer, condamnés qu’ils sont à courir derrière pour essayer de le récupérer –, c’est qu’il s’agit, à notre connaissan­ce, du premier grand mouvement social indexé sur la voiture. Comme les révoltes de l’Ancien Régime l’étaient sur le cours du blé. Le déclencheu­r ? Les prix à la pompe. Le signe de ralliement ? Un gilet de sécurité. Le lieu de rassemblem­ent : les parkings. La méthode d’action : occuper les ronds-points. L’objectif ? Bloquer la circulatio­n. Et pour les jusqu’auboutiste­s : rouler sur Paris. Une mobilisati­on pour, par et à propos de la voiture – la « bagnole », aurait dit Pompidou. Quand les prophètes de la modernité nous annoncent depuis un demi-siècle la fin de la civilisati­on de l’automobile… Cherchez l’erreur. Cela dit une réalité de la France moderne, le vécu quotidien de millions de gens pour qui la transition écologique reste une abstractio­n. On ne parle pas ici de la mythologie de la voiture. Non, mais de nécessité, de contrainte­s et de contradict­ions. Entre une politique qui prétend « décarboner » notre existence et l’étalement du monde urbain qui fait qu’il n’y a souvent pas d’alternativ­e à la voiture pour aller au boulot, au cinéma, au supermarch­é, emmener les gosses à l’école. Entre la (nécessaire) politique anti-diesel d’aujourd’hui et la (déraisonna­ble) politique pro-diesel d’hier. Entre l’envie – ou l’obligation – de quitter les centresvil­le (trop chers, trop pollués) pour un pavillon à la campagne et l’injonction de laisser la voiture au garage pour « sauver la planète ». Entre la flambée des prix qui chasse les foyers modestes de plus en plus loin et l’explosion de leur budget transport. Entre la gentrifica­tion des hypercentr­es et la déshérence des banlieues. La voiture n’est pas que la voiture. Et pas seulement un gouffre financier. Ce qui se joue à travers elle, c’est le rapport au travail, aux loisirs, aux autres. C’est la liberté d’aller et venir. De participer à la vie sociale. A l’heure où nous écrivons, on ne sait pas quelle sera l’ampleur du mouvement du novembre. Ni s’il aura des suites. Mais son message est clair : aucune politique, si salutaire soit-elle (et la transition écologique est éminemment salutaire), ne réussira si elle ne prend pas en compte cette donnée de base : la vie des gens.

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