Var-Matin (La Seyne / Sanary)

« Toute notre société doit répondre au djihadisme »

L’universita­ire Hugo Micheron signe le livre événement Le Jihadisme français, fruit de cinq ans de recherches dans les prisons, les quartiers et en Syrie. Un décryptage édifiant et nécessaire

- PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTOPHE CIRONE ccirone@nicematin.fr

J’ai essayé d’être à la hauteur de l’importance du sujet... » Humble et volubile, Hugo Micheron n’en finit plus d’exposer aux médias le fruit de ses recherches. Cet universita­ire de 31 ans, enseignant à Sciences Po et membre de la chaire d’excellence Moyen-Orient Méditerran­ée de l’Ecole normale supérieure, a engagé un épatant travail de terrain après les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher .Desa thèse est née un livre événement, clair et édifiant : Le Jihadisme français : quartiers, Syrie, prison (1). Pour la première fois, ce disciple de Gilles Kepel (qui signe la préface) décrypte les rouages du « salafo-jihadisme » pour saisir « ce qui relie Strasbourg à Raqqa, Nice à Idlib ». Objectif : « Expliquer les vingt dernières années pour comprendre les dix prochaines ». Pour Hugo Micheron, il fallait « rattraper notre retard sur un sujet d’une importance extrême. Les djihadiste­s nous connaissen­t mieux que nous ne les connaisson­s... car ils sont français. » Une immersion vertigineu­se et nécessaire.

Après les tueries de masse, peuton parler d’accalmie précaire sur le front des attentats en France ?

On peut parler de calme précaire. En fait, on a changé d’époque. Le territoire “califal” de Daesh au Levant a été détruit, mais pas son territoire idéologiqu­e. On est sorti d’une période marquée par la multiplica­tion des attentats d’une extrême gravité – celui de Nice est particuliè­rement emblématiq­ue – presque aussi vite qu’on y était entré. Malgré des attaques au couteau de faible intensité, les djihadiste­s incarcérés en France considèren­t qu’ils sont dans une autre phase. Dans l’après.

Ceux que vous avez rencontrés étaient désireux de témoigner ?

Oui, pour au moins trois raisons. D’abord, la solitude du prisonnier les amène à n’importe quelle activité pour sortir de leur cellule, et la visite d’un chercheur les valorise. Ensuite, ils cherchent à m’instrument­aliser, estimant impossible qu’un chercheur soit autonome en France. Enfin, une poignée d’idéologues ( sur les  rencontrés) voulait m’expliquer la mécanique idéologiqu­e du djihad. Ils en avaient marre d’être réduits dans le débat public à des idiots ou des enfiévrés... L’ego les faisait aussi beaucoup parler. Parfois plus qu’ils ne l’avaient prévu.

Vous ouvrez votre ouvrage avec « le monde selon Kevin » ,ce jeune djihadiste niçois rencontré à Menton. Il envisage de créer une « bulle de pureté » dans une société à la dérive. Ceci illustre bien l’idéal salafo-djihadiste ?

Ce cas est extrêmemen­t parlant. Il éclaire bien les dynamiques de l’après-Daesh. Ce jeune avait été empêché de partir pour la Syrie avec un compère. Au début, il était déprimé de ne pas avoir pu se rendre en Syrie. Et un jour, il a trouvé une solution : monter une communauté fermée dans un bled paumé, « en Auvergne », ou rejoindre un quartier « où les frères ont fait du bon boulot », dans certains quartiers de Strasbourg ou Molenbeek.

Nice figure parmi les principale­s zones de départ identifiée­s, avec Toulouse, Paris et Lille. À quoi cela tient-il ? À la filière Diaby ?

En tout, il y a dix à quinze zones, historique­ment travaillée­s par des figures emblématiq­ues du djihad. Celles-ci ont cherché à faire souche dans des quartiers qu’elles pouvaient polliniser, travailler de l’intérieur. Omar Diaby n’est pas si éloigné de ce modèle. Il a baigné dans différents milieux djihadiste­s en France. Sa spécificit­é, c’est qu’il est très itinérant et qu’il fait venir les vétérans à Nice, sous couvert d’activités religieuse­s. En réalité, il organise un prosélytis­me djihadisan­t dans les quartiers de l’Ariane et de Nice-Est.

Un quartier fournit des candidats au djihad, mais pas son voisin, aux caractéris­tiques pourtant similaires. Comment l’expliquer ?

Seuls certains quartiers sont touchés. Parfois, ça se joue à l’échelle d’une barre d’immeuble, voire à une famille et à leur entourage ! Les départs se font « par grappe ». Une fois installés en Syrie, ils orientent les dynamiques de prédicatio­n locale vers les départs en Syrie. De la même façon que les attentats ne nous sont pas tombés sur le bout du nez, les départs sont liés à des dynamiques à l’intérieur de ces quartiers. Pas à un seul individu. des opportunis­tes de Daech ».

Comment le situer dans cette sphère d’influence djihadiste ?

En proclamant son pseudo-califat en , Daesh a totalement changé le fonctionne­ment du djihad global. Al-Qaïda triait les individus sur le volet ; Daesh, au contraire, a fait le pari du grand nombre, ouvrant la porte aux instables et aux psychopath­es. Même si l’enquête a du mal à établir des liens entre cet individu et Daesh, il a répondu à  % au mode opératoire que prônait, au même moment, le djihadiste Rachid Kassim. Le nombre de victimes, leur jeunesse, la dimension symbolique du  juillet... Il y avait là une logique. Les djihadiste­s sont très au fait des symboles. Parce que le djihadisme est une affaire de symboles !

L’attentat raté près de NotreDame de Paris, le  septembre , impliquait une Varoise. Mais l’une de ces femmes vous confie que l’EI avait, alors, déjà perdu sa crédibilit­é...

Les attentats de l’été  correspond­ent à la fuite en avant d’une partie du commandeme­nt de Daesh. Leur stratégie a été d’ouvrir un deuxième front en Europe par une surenchère dans l’horreur. Cela n’a pas marché, grâce à une formidable résilience de la République française. Au contraire : ces attentats sont d’une telle violence qu’ils choquent jusque dans les rangs de certains djihadiste­s ! Daesh s’est aussi effondré de l’intérieur.

Un premier djihadiste condamné vient de purger sa peine. Plus de la moitié de ceux que vous avez rencontrés seront libres d’ici . Quelles perspectiv­es pour eux... et pour la société ? Les premiers qui sortent vont être étroitemen­t surveillés. Reste à savoir comment va évoluer le djihadisme sur les dix prochaines années. Ils ont réussi à toucher notre tissu social, mais constatent que le modèle républicai­n a été bien plus fort qu’eux. Le maillage du territoire par l’Etat français a mieux résisté que dans d’autres pays. Ce sont des atouts sur lesquels il faut miser. Mais il faut aller beaucoup plus loin et réfléchir à des solutions, au-delà du sécuritair­e : l’organisati­on des territoire­s, les moyens donnés aux travailleu­rs sociaux...

Vous décrivez ces théoricien­s qui

en prison, qualifiée d’« .Ce sont eux, les leaders de demain ?

« se perfection­nent » ENA du djihad » « L’ENA du djihad » est une formule très reprise qui ne dit pas tout. Dans ce livre, je montre que la prison n’est pas un endroit fermé, mais qu’elle réimporte des dynamiques de Syrie. En outre, cette phrase donne l’impression que l’Etat ne fait rien, à tort ! Cela fait cinq ans que la pénitentia­ire travaille sur ces questions. Pour la première fois, il y a  djihadiste­s dans les prisons françaises : il y a une mise à jour à faire.

Etes-vous confiant quant à notre capacité à bien réagir, après tant de retards et de ratés ?

Oui, car Daesh est allé si loin que la société a intégré ce danger. On a dix, quinze ans pour agir, en admettant que le djihadisme, ce n’est pas que les attentats. Si on ferme les yeux en pensant que toute la responsabi­lité revient à l’Etat, ce n’est pas bon... Il faut une vraie compréhens­ion du phénomène, et une vraie volonté d’y répondre en tant que société. Les djihadiste­s ne sont pas si nombreux. La France est un pays de  millions d’habitants, elle a tout connu dans son histoire : on a la capacité d’y répondre. Mais il faut se mettre à niveau. Et ce n’est pas si compliqué. 1. Aux éditions Gallimard, 416 pages, 22 euros.

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