Var-Matin (La Seyne / Sanary)

Picasso torée sur la place de Vallauris

Le 1er août 1954, le peintre, qui vivait alors dans la cité des potiers, organise une corrida. Ces duels pacifiques – où les taureaux camarguais ne sont pas mis à mort – se poursuivro­nt quelques années

- AURORE HARROUIS aharrouis@nicematin.fr

L'idée, c'est de célébrer la joie, la paix dans le monde et l'amitié… Tout ce que vous voyez ici, nous l'avons fait entre amis ! », chantonne Picasso, avec son délicieux accent ibérique. Dimanche 1er août 1954 : la fiesta bat son plein sur la place des écoles de Vallauris. Quarante-huit heures d'animations au cours desquelles un charmant petit air d'Espagne flotte sur la cité des potiers. Des milliers de personnes déambulent dans les rues. La ville se plonge dans les cris, les rires, aux sons des orchestres de corrida. Les taureaux camarguais déboulent sur la plaza. Les journalist­es du monde entier – le photograph­e Henri Traverso dont sont signées ces précieuses et magnifique­s images, en tête – pressent le maître de questions. Pablo, lui, contemple le spectacle. Torse poil, l’immense artiste mange des glaces et signe des autographe­s. Son éternel sourire rivé aux lèvres. Pour une première, c'est un succès ! Ses enfants sont à ses côtés. Jean Cocteau, Jacques Prévert applaudiss­ent les toréadors. Jacqueline Roque, sa jeune épouse, toise les jeunes femmes en abhorrant un joli tour de cou noir.

Elle a la taille fine. Un physique avenant… et 27 ans, quand elle rencontre Pablo en 1952 qui, lui, accuse 72 printemps. Il vient d’achever la fresque La Guerre et la Paix pour la chapelle de Vallauris. Deux ans plus tôt, l’artiste installé sur la commune en 1948 sculptait L’Homme au mouton, que l’on peut toujours saluer sur la place Isnard. Le coup de foudre avec Jacqueline prend place à l'atelier de céramique Madoura, là où Picasso s’initie depuis 1946, à cet art auprès des époux Ramié. La jeune femme lui rappelle « trait pour trait » le modèle tenant le narguilé dans Les femmes d'Alger de Delacroix. Amoureux, les tourtereau­x ne se quittent plus. Surtout pas en cette belle journée d’août 1954. « Ça me rappelle mon enfance », glisse Picasso à l'oreille de sa belle muse et future épouse (en 1961, Picasso alors âgé de 80 ans, repasse devant Monsieur le Maire, à Vallauris.) Le peintre fait défiler les souvenirs. Il avait 8 ans. Son père l'amenait aux arènes de Malaga, sur la Costa del Sol, dans le sud de l’Espagne, assister aux corridas. Il avait 8 ans, toujours. Il peignait le premier tableau Le Picador, d’une longue liste. Torero rouge sang, évidemment. À Vallauris, le sang ne coule pas. Du moins les premières années. La corrida reste pacifique… Sauf pour les 80 ans de Picasso, en 1961. Cette année-là, le peintre parade dans la voiture de Gilbert Valentin, son voisin bohème, potier au Fournas, qui oeuvre dans la galerie en face de l'atelier de Picasso. Avec sa calandre aux allures de museau et ses phares semblables à deux yeux perçants, l'engin a un faux air de taureau. Parfait pour une entrée remarquée dans l'arène. « Non, je ne suis pas fatigué. Au contraire, cette fête me donne de la vitalité ! », soutient Pablo, dont les apparition­s publiques se font de plus en plus rares. Une vitalité sanglante, qui coûtera cher à l'artiste. Malgré l'interdicti­on préfectora­le, le toréador Luis Dominguin tuera une bête, ce mois d'août 1961. Picasso paiera de sa poche l'amende d'un million de francs. Un comble pour celui qui avait l'habitude de confier à son coiffeur, Eugenio Arias (1), que « la corrida est le sport le plus noble du monde. À la corrida, il n'y a pas de compromis entre les adversaire­s. Au football ou dans le cyclisme, on peut laisser gagner l'autre en échange d'un pot-de-vin. Mais un taureau, on ne peut pas l'acheter. »

Un petit air d’Espagne sur la Côte d’Azur

Cette fête me donne de la vitalité !”

1. Ses mémoires sont consignées dans le livre Le Coiffeur de Picasso, histoire d’une amitié. De Monika Czernin et Melissa Müller. Actes Sud/Solin. 2003.

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