IL Y A 10 ANS, LE CIEL S’ABATTAIT SUR L’EST-VAR
Un phénomène climatique hors du commun a coûté la vie à 25 personnes et généré des dégâts titanesques. Aujourd’hui, toutes les plaies ne sont pas cicatrisées et il reste à faire
Cela fera dix ans, demain, qu’un événement météorologique d’une violence exceptionnelle endeuillait le Var. Sinistrés, héros malgré eux, institutions, sauveteurs... Nous avons retrouvé ces femmes et hommes pour qui, depuis, rien n’est jamais vraiment redevenu « comme avant ».
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Un ballet de projecteurs zèbre les ténèbres...”
C’est un peu comme les commémorations des grandes guerres : se souvenir pour ne pas oublier. À cette différence que, cette fois, la folie des hommes ne se jauge pas à l’aune d’un ennemi bien identifié, mais à sa hargne méthodique à ne pas écouter les sursauts indignés de la nature. Certes, le phénomène climatique hors-norme que l’on a connu ce mortel juin aurait probablement fait d’énormes dégâts, quand bien même on aurait respecté la sagesse des anciens. Lesquels ne bâtissaient jamais au hasard. Mais plusieurs décades d’urbanisation débridée et mercantile ont favorisé ce qui reste le plus grand désastre dans le département, après la rupture du barrage de Malpasset. Sachant que sans les moyens aériens déployés, le bilan aurait probablement été bien supérieur à celui du décembre à Fréjus. Après une trop longue période d’inertie, on a enfin su créer une synergie entre les communes via le fameux Programme d’action de prévention des inondations (Papi). Lequel est passé au concret. Mais les récents phénomènes méditerranéens ont prouvé que la tâche est encore immense et que le temps sera long… Modestement, nous nous devions de commettre ce petit flash-back, non exhaustif, empreint de témoignages. Non pas pour raviver les ombres du passé et leur lot de douleurs, mais pour faire une modeste génuflexion en forme d’hommage et de respect à tous ceux qui, et que, [nous] n’oublierons jamais.
Quand la réalité dépasse la fiction, au long d’un scénario hitchcockien où le suspense monte crescendo. Mais avec vingt-cinq morts au bout de la nuit, des vies brisées, hachées, dans un décor d’apocalypse qui hante encore le sommeil de beaucoup.
De l’orage à l’horreur…
Ce 15 juin 2010, le coup de semonce est donné dans la région toulonnaise, où l’alerte météo focalise les secours, sans toutefois les dépasser. Simple phénomène méditerranéen ? La masse orageuse poursuit sa route vers l’est. Le Luc, Le Cannet, bientôt Lorgues : les interventions s’enchaînent dans un ballet qui n’émeut pas encore les pompiers. Mais la solide perturbation se mue bientôt en sorte de tempête tropicale qui s’abat sur Draguignan et alentours. Des murs d’eau tombent sans discontinuer et le malheur réside dans l’obstination de la bête opaque à se lover dans la cuvette dracénienne, où elle va s’immobiliser et jeter ses foudres pendant une douzaine d’heures. Les bassins-versants de la Nartuby, l’Argens, la Florièye dégueulent désormais de flots boueux destructeurs. Vers 15 heures, le pire semble là. Les premières routes sont coupées, les quartiers bas dans l’eau, les zones d’activités sont partiellement submergées. Les cellules de crise entament une longue course contre la montre. Mais l’indicible reste à venir, avec un phénomène climatique rare, déjà observé quelques années auparavant dans les Balkans : une énorme cavité karstique (calcaire) explose sous la pression en amont de Rebouillon, hameau tutoyant la Nartuby. Un terrifiant raz-de-maréese déverse, probablement densifié par un barrage formé par les embâcles. La vague de 10 mètres
s’engouffre dans les gorges et gagne ainsi de la vitesse. À Rebouillon, trois personnes âgées sont emportées à jamais. En aval, l’horreur se profile. La destruction est implacable, méthodique, improbable. L’eau monte à un rythme soudain et vertigineux. Des dizaines de personnes n’ont pas même le temps de parcourir quelques mètres pour se mettre à l’abri en hauteur. Certains ont juste le temps de grimper dans un arbre, de s’accrocher au buisson d’un rond-point. Un papa restera ainsi quatre heures, son bébé dans les bras, près du pont de Lorgues. Instinct de survie… Désormais, on prie. Prier pour sa bonne étoile, son dieu, son karma… Mais pour beaucoup, c’est déjà trop tard…
Les cieux contre le ciel
À Draguignan, la mort vient aussi du Malmont, où les eaux de ruissellement se muent en torrent gluant incontrôlable. Deux de nos journalistes voient un jeune homme emporté en essayant de venir en aide à son collègue garagiste, parti pour toujours (lire par ailleurs).
Les communications sont coupées, la panique se lit sur les visages. Les enfants sont en sécurité à l’école. Mais où sont les autres ? L’urgence absolue est déjà là. Fallait-il encore que la caserne accueillant la cellule de crise soit évacuée in extremis avant de sombrer, telle l’Atlandide des illusions perdues ? Elle se reconstitue dans les bureaux de l’hypermarché du Salamandrier, dont la galerie marchande ressemble désormais à un centre de réfugiés hagards… Le promontoire salvateur est cerné telle une île ; la ville isolée ; Le Muy n’est que désastre. Les secours terrestres ont le plus grand mal à rejoindre l’épicentre du cataclysme… Avec un incroyable sang froid, la sous-préfète Corinne Orzechovski et le lieutenant-colonel Grohin (entre autres) gèrent les centaines de sollicitations et ventilent les secours qui arrivent au compte-gouttes. Avec le préfet du Var, ils vont sauver des centaines d’âmes en réquisitionnant, contre toutes les procédures administratives, tous les hélicoptères disponibles dans la région. Un ballet incessant de projecteurs zèbre les ténèbres et quelque 1 350 hélitreuillages effectués dans la nuit évitent un véritable carnage, 1 100 personnes en détresse sont secourues par les forces « terrestres ». Mais la fatalité n’a, hélas, pas épargné vingt-cinq victimes dont le deuil sera d’autant plus difficile à faire qu’on ne les retrouvera pas, ou quelques jours plus tard… Malheureusement et inéluctablement, par un effet domino, la plaine de l’Argens va à son tour subir les pires outrages, amplifiés par une mer démontée qui empêche l’écoulement des eaux… Y a-t-il pire que l’eau qui instille sa perfidie dans les moindres espaces? À Vidauban, Les Arcs, Taradeau,
Le Muy, Roquebrune-sur-Argens, Fréjus et tant d’autres, les habitants brisent une nuit cauchemardesque sous un soleil qui se lève, insolent. Le tableau est dantesque. Des voitures compactées et empilées sur plusieurs mètres de hauteur, à faire pâlir César. Des arbres flanqués de débris macabres, des tombereaux de pierres, de boue, des quartiers devenus lacustres… Des yeux rougis de fatigue et d’angoisse, de pleurs, aussi… Des ponts ont disparu, des centaines de maison sont inhabitables et leurs occupants réfugiés qui chez des proches, qui dans les gymnases. Et 100 000 foyers sont privés d’électricité…
Du coeur en choeur
Il faudra reconstruire mais par où commencer ? Le 16 juin, les secours continuent d’affluer de toute la région. Ils poursuivent un travail de fourmi, recherchant d’éventuelles victimes, bombes fluo en main, pour ne rien oublier… Les militaires sont aussi de la partie. Les gens sont hébétés et vivent le pire : chassée l’adrénaline qui raccroche à la vie, la peur est désormais rétrospective. Celle-là, on ne l’efface pas d’un revers de manche. Aujourd’hui encore… Mais le plus impressionnant, c’est la dignité dans laquelle villes et villages se sont drapés. Les hérauts comme les victimes demeurent modestes. L’heure n’est plus aux exploits et pas encore aux comptes…
Sinon inattendu, du moins formidable, l’élan de solidarité intra-muros mais aussi de toute la France résonne comme autant d’espoirs. Pour l’avenir et la nature humaine. Les pouvoirs publics sont évidemment au rendez-vous, et le ministre de l’Intérieur, Brice Hortefeux, sur place au lendemain du drame, débloque un million d’euros de crédits d’extrême urgence. État providence… Nicolas Sarkozy se rend sur place le lundi 21 juin. La République tient son rang… Plus tard, l’estimation globale des dégâts avoisinera le milliard d’euros… Alors que les premières chapelles ardentes reçoivent la communauté sans apaiser les âmes, pour quelques-uns, l’heure est encore à l’insoutenable attente. On sait que l’être cher ne reviendra plus. Que le téléphone va sonner. Mais on veut se perdre dans les dédales de l’espérance, celle qui fait vivre dit-on. Et puis c’est fini. Il faut rendre son écot à la raison. Et commencer enfin à parler, à évacuer tout ce noir qui a badigeonné les esprits. Le temps tissera sa toile, arasera la souffrance sans pour autant l’annihiler. Du temps, il en faudra aussi pour tenter de sécuriser les biens et les personnes. Le défi est scientifique, géologique, mais également dans les serres d’une administration inexorablement tatillonne. Dix ans après, il reste tant à faire. Pour apaiser les raisons de la colère...