Gertrude et nous
Vous connaissez Elon Musk, l’entrepreneur du futur. Un mélange de savant fou et de tycoon à l’américaine. milliards de dollars de fortune personnelle, presqu’autant de projets en tête. Tesla, la Rolls des voitures électriques, c’est lui. Et aussi SpaceX, créée parce qu’il trouvait que la Nasa manquait d’ambition, et qui est la première entreprise privée à avoir envoyé des hommes dans l’espace. Juste un galop d’essai : l’objectif, c’est de préparer la colonisation de Mars, pour conjurer « le risque d’extinction du genre humain ». En revanche, vous ne connaissez peut-être pas Gertrude. Gertrude est une sympathique truie à laquelle on a implanté dans le cerveau une puce connectée transmettant en temps réel ses signaux neurologiques. Le projet, développé par la start-up Neuralink, autre bébé de Musk, vise à mettre au point des implants cérébraux destinés à réparer, chez les humains cette fois, les lésions neurologiques : en clair, en contournant les circuits endommagés, on pourrait faire marcher les paralytiques, parler les aphasiques et pourquoi pas ?, voir les aveugles. Et ce n’est pas tout : en couplant cette technique avec l’intelligence artificielle, on pourrait imaginer, par exemple, de sauvegarder des souvenirs comme vous sauvegardez vos photos dans votre PC – voire de les télécharger dans un nouveau corps. Ne me demandez pas comment ça marche ni si ce projet à quelque chance d’aboutir – beaucoup de scientifiques sont sceptiques. Mais qu’on y croit ou pas, que l’on soit enthousiasmé ou épouvanté par ces scénarios de science-fiction, comment ne pas être saisi de vertige devant le fossé qui sépare le futur que nous promet la science contemporaine et notre impuissance devant un rustique coronavirus qui a mis notre civilisation high-tech à l’arrêt et nous oblige à vivre masqués comme les docteurs de la peste dans l’Europe du XVIIe siècle ? Et comment ne pas faire le rapprochement entre la truie télécommandée d’Elon Musk et les délires complotistes qui fleurissent sur Internet, selon lesquels, si on a bien compris, la pandémie, qui « évidemment » n’existe pas, a été inventée par l’OMS, Bill Gates et BigPharma afin de nous vacciner, nous « pucer », et nous réduire en esclavage via la G ? Brrr… Absurde ? Bien sûr. Un méchant cocktail de fantasmes et de lectures mal digérées. Mais ce divorce entre la croyance et les faits, cette résurgence de la pensée magique dans une époque qui se veut scientifique et rationnelle, ces fake news propagées à la vitesse du Net, tout cela fait hélas partie de la condition moderne. L’avenir est à l’inquiétude. Le positivisme, philosophie du bonheur par le progrès, est en crise. Les prodigieuses révolutions en cours dessinent un futur illisible. L’extraordinaire complexité de la science moderne la rend à peu près aussi impénétrable au commun des mortels que la neurologie l’est à Gertrude. Le temps est propice aux charlatans et aux marchands de rassurants mensonges qui donnent l’illusion d’accéder à la vérité cachée des choses. Raison de plus pour ne rien leur céder.