Ernest Pignon-Ernest « C’est ce qu’a chanté Ferrat : ne pas oublier l’Histoire »
L’artiste niçois signe, avec l’auteur haïtien Lyonel Trouillot, un beau livre en hommage à son ami Jean Ferrat. Disparu il y a dix ans, le chanteur partageait avec le plasticien une même conception de l’art : celle des idées au service de la poésie.
Au rayon des bouquins-hommages, nombreux, régulièrement édités sur les piliers de la chanson française disparus, celui-là sort un peu du lot. Parce que ce n’est pas une biographie, pas un album photos. Pas une anthologie non plus. Tu aurais pu vivre encore un peu, qui prend pour titre les mots d’une chanson de Jean Ferrat, disparu il y a dix ans cette année, est un compagnonnage poétique. Un tandem formé par l’artiste niçois Ernest PignonErnest et l’auteur haïtien Lyonel Trouillot. Le premier portraitise Aragon, Brassens, Éluard et tous les poètes qui peuplent l’imaginaire Ferrat, le second s’adresse au chanteur en replaçant certains de ses textes dans la vie d’aujourd’hui. Exactement ce qu’il fallait pour célébrer les plus fameuses moustaches d’Ardèche et pour parler, toujours, du monde autour.
Comment est venue l’idée de cet hommage ?
L’année dernière, j’ai fait un travail en Haïti sur un écrivain que j’admire, Jacques Stephen Alexis et, au cours de mon séjour, je me suis lié d’amitié avec Lyonel Trouillot, grand poète dont j’ai lu tous les livres. Il m’a fait découvrir que lui et d’autres écrivains haïtiens étaient tous passionnés par Ferrat. Je lui ai dit que j’étais ami avec lui et c’est parti comme ça, autour des dix ans de sa disparition.
Entre la lettre et la poésie, loin des ouvrages habituels ?
L’idée du livre est très libre. Avec Ferrat, on parlait des poètes, la dernière fois que je l’ai vu d’ailleurs, je lui ai offert un livre du poète palestinien Mahmoud Darwich… Je ne sais pas illustrer les chansons, alors on est partis de là, j’ai essayé de traduire cette passion qu’avait Ferrat pour la poésie. Les poètes qu’il a chantés ou dont le nom est cité dans ses chansons. Et puis, on a essayé de faire apparaître la poésie en ce qu’elle témoigne, aussi, de la vie du monde. Les poètes ont un regard aigu sur la société.
Ferrat était votre ami…
J’ai la chance d’avoir été très ami avec lui. D’avoir habité un peu sa belle maison sur les torrents d’Ardèche, d’avoir beaucoup discuté avec lui de poésie, de littérature, de peinture… C’était un homme très cultivé, attentif. D’une grande humilité, d’une grande rigueur intellectuelle. J’ai aussi la chance d’avoir fait des concours de pétanque avec lui, de partager des repas, il adorait faire la cuisine et choisir le vin…
Vous partagiez des idées politiques aussi ?
On espérait tous les deux une plus grande justice sociale, d’autres relations entre les humains. On espérait que la société change, quelque chose comme ça. Mais dans cette mouvance, que l’on pourrait dire communiste, Ferrat a été comme un phare. Quand Georges Marchais parle du bilan de l’Union soviétique en disant qu’il est “globalement positif” [en , Georges Marchais est alors secrétaire général du PCF, ndlr], Jean Ferrat chante qu’il n’a pas oublié “les millions de morts qui forment le passif” [dans Le Bilan, en ]. Il ne change pas de conviction mais il est très critique. Il a eu toute sa vie une façon très dialectique de regarder l’actualité. Écrivant dans le temps. Ses chansons annoncent un peu les régressions de la société, sur les conditions de travail, l’éthique. Et Jean a su dire tout ça avec une invention poétique… Ce n’est pas du politique.
Ferrat “ne chantait pas pour passer le temps”. Vous non plus, ne dessinez pas pour passer le temps ?
(rires) Vous avez raison. Mais je ne fais pas de mes dessins des outils de propagande. L’essentiel, c’est l’imaginaire, la poésie. Mais oui, dans mon travail résonne le monde en train de changer.
Mais du nucléaire à l’apartheid ou l’avortement, votre travail accompagne des combats.
Oui, des idées. Mais des peintres de ma génération avaient pour ambition d’illustrer le politique, moi… Bien sûr, mon travail parle de ce qu’on inflige aux hommes et aux femmes, mais je me sens proche des peintres du XIVe ou du XVe siècles aussi, dont la peinture exprimait les inspirations des gens, les pensées, même d’ordre spirituel. Mais en effet, j’ai des convictions ! (rires)
De quelle manière l’actualité, très sombre, va-t-elle imprimer votre art ?
Je ne sais pas. Je fais attention et je ne sais pas travailler à chaud. J’ai besoin de lire, de distance. Probablement que tout ça apparaîtra mais… Par exemple, je ne peux pas faire quelque chose sur les attentats tout de suite. Je trouverais même ça indécent. Beaucoup de gens m’ont écrit à propos des féminicides aussi, me disant “avec ce que vous avez fait, c’est vous qui devriez travailler làdessus”, j’y réfléchis mais c’est très difficile de représenter les violences faites aux femmes. Cette menace universelle aussi, le virus, c’est très dur de faire des images là-dessus. Mon travail, c’est la conjonction de beaucoup de choses. Je fais des images mais mon matériau essentiel ce sont les lieux et le temps. Je joue beaucoup sur la mémoire des lieux, sur l’Histoire, au fond. Il faudrait donc que je trouve des lieux symboliques. J’accumule des signes.
Cette manière de faire n’est pas si loin de Ferrat, non plus…
En effet, c’est ce qu’a chanté Jean : ne pas oublier l’Histoire. La Commune, Potemkine, les enfants dans les mines, Victor Hugo… Au fond, c’est ce que nous avons en commun, une approche poétique du monde en l’inscrivant dans l’Histoire. Parce que l’amnésie, c’est un grand danger. C’est le danger du monde d’aujourd’hui, l’amnésie généralisée. On oublie et on risque de voir se répéter des choses monstrueuses.
On vous a demandé de faire quelque chose sur les attentats ?
Oui, on m’a interrogé. Avec cette mode du street art et ces livres qui sortent tous les quinze jours, qui me présentent comme un pionnier et qui disent souvent n’importe quoi, on m’a demandé si je travaillais là-dessus. J’essaierai de le faire, mais pas à chaud. C’est dangereux, comme les lois faites en réaction. J’ai besoin que les choses soient nourries d’une réflexion, d’une connaissance. En ce moment, je travaille sur Aurélia, de Gérard de Nerval…
On espérait que la société change, quelque chose comme ça”
Qu’est-ce que vous y trouvez ?
J’ai relu ça pendant le premier confinement. Nerval amène Rimbaud. C’est la folie… Des choses très quotidiennes, très réalistes et la folie.
J’essaierai de faire quelque chose sur les attentats, mais pas à chaud ”
Travailler sur la folie finalement, c’est d’actualité ?
Bien sûr. Je fais résonner des choses contemporaines…