« La seule personne à incriminer c’est le pédocriminel »
Notre première rencontre avec Ana Prosperi remonte au début des années 2000. À l’époque, elle participait régulièrement aux ateliers de l’association familiale laïque Transition et venait d’entamer une thérapie. Enfant adoptée à l’autre bout du monde, elle s’est intéressée à la question de l’inceste après avoir découvert que sa maman de naissance en avait été victime, et qu’elle-même était née de ce crime. Jeune adulte, Ana Prosperi a quitté le Var et a suivi des études de psychologie à Paris V.
« Un enfant n’est jamais consentant »
Aujourd’hui militante active pour la défense des droits des femmes et des enfants, elle a souhaité s’exprimer, mais sans s’attarder sur son histoire personnelle, par mesure de protection, et aussi parce que « la conscientisation de la société doit progresser, insistet-elle. Il y a un déni de protection de l’enfant en France. On en est encore à parler de consentement, ou de non-consentement. Un enfant n’est jamais consentant. Il y a une méconnaissance de l’impact psycho traumatique sur le long terme. Beaucoup se méprennent en pensant qu’une victime va bien parce qu’elle sourit : “Tiens, elle sourit, donc elle est résiliente.” Elle devient une sorte d’héroïne. En réalité, on en fait une victime abandonnée. On préfère retenir son sourire sans comprendre que ce sourire est un mécanisme neurobiologique de survie mis en place pour éviter que le cerveau ne disjoncte, face à un stress émotionnel trop important. »
« Les professionnels pas suffisamment formés »
Tout au long de ses années de recherches, de lectures, de thérapie, Ana Prosperi a dressé ce constat : « Les professionnels ne sont pas suffisamment formés aux polytraumatismes. Je pense en particulier aux travailleurs sociaux de l’aide sociale à l’enfance. À la police, à la gendarmerie, aux juges. On ne peut pas reprocher à une victime de ne pas avoir su se protéger. Dans les affaires de crimes sexuels, la seule personne à incriminer, c’est le pédocriminel. »
Muriel Salmona, figure de référence
Sur la pile de ses livres de chevet, Ana Prosperi a posé l’ouvrage de la psychiatre Muriel Salmona, Violences sexuelles, les 40 questionsréponses incontournables. L’auteure du Livre noir des violences sexuelles, qui se bat pour la reconnaissance de l’amnésie traumatique et l’imprescriptibilité des crimes sexuels, s’est emparée du hashtag #metooinceste samedi dernier, pour se déclarer victime de pédocriminalité. « Muriel Salmona explique les mécanismes qui s’opèrent autour des crimes sexuels, l’amnésie traumatique, la dissociation traumatique, l’état de sidération. Aujourd’hui, les neurosciences permettent de comprendre et d’arrêter de psychiatriser systématiquement. On parle de troubles du comportement quand on a, en réalité, des troubles associatifs
traumatiques. Les professionnels devraient intégrer les neurosciences dans leurs pratiques .» Le changement doit venir aussi sur le plan légal. « Aujourd’hui, on fait passer la présomption d’innocence avant le principe de précaution qui conduit à un déni de protection, regrette Ana Prosperi.
Pendant ce temps, il y a des victimes qui ne sont pas protégées. Mettre en doute la parole des victimes, ou des alerteuses, c’est ajouter du traumatisme au traumatisme».
«Aujourd’hui, on fait plus le procès des victimes que le procès des criminels. Les troubles d’une victime sont pourtant identifiables sur une imagerie cérébrale(1). Quand on constate une énurésie, une hypersexualisation, une utilisation du maquillage à outrance, des troubles addictifs, peut-être faut-il s’inquiéter, chercher à comprendre et accompagner, plutôt que de porter des jugements de valeur.
1. En 2013, une étude de l’hôpital universitaire de la Charité de Berlin (professeure Christine Heim) et l’université McGill de Montréal (professeur Jens Pruessner), a mis en évidence, au moyen de l’imagerie par résonance magnétique, des modifications dans l’architecture du cerveau des enfants victimes de violences sexuelles ou émotionnelles.