À Marseille, les dérives du travail détaché dans l’agriculture devant la justice
« Il s’agit du plus important dossier de fraude à la Sécurité sociale jamais jugé en France », estime Me Jean-Victor Borel, avocat de l’Urssaf Provence-Alpes-Côte d’Azur, organisme collectant les contributions finançant le système social, qui s’est constituée partie civile : Terra Fecundis, une entreprise espagnole d’emploi temporaire qui fournit des travailleurs à de nombreux agriculteurs en France, et ses trois dirigeants, sont jugés à partir d’aujourd’hui à Marseille, pour « travail dissimulé en bande organisée et marchandage de main-d’oeuvre ».
Près de salariés
Officiellement basée à Murcie, dans le sud de l’Espagne, cette société envoie chaque année des milliers de salariés, majoritairement en provenance d’Amérique latine, travailler dans des exploitations agricoles françaises. Recrutés en Espagne, ils sont acheminés en France par des autocars de sa filiale « Terra Bus Mediterraneo », avant d’être répartis dans les exploitations agricoles clientes.
Dans ce système, les travailleurs
Des Latino-Américains employés en France dans des conditions déplorables par une société espagnole, avec des charges sociales réduites à la clef : le dossier est exemplaire.
des sociétés d’intérim espagnoles doivent être payés au salaire minimum français, mais les charges sociales sont, elles, payées en Espagne, où elles sont bien moins élevées qu’en France – jusqu’à – 40 % –, rendant cette maind’oeuvre moins chère pour les agriculteurs français. Terra Fecundis se voit en conséquence reprocher un détournement frauduleux de la procédure européenne de détachement, qui permet aux entreprises de faire travailler du personnel à l’étranger mais uniquement pour des missions limitées dans le temps. Le parquet de la Juridiction interrégionale spécialisée de Marseille, qui a dirigé l’enquête, considère que Terra Fecundis aurait dû ouvrir un établissement en France, s’immatriculer au registre du commerce, et s’assujettir aux dispositions du Code du travail français.
Pour la période allant de 2012 à 2016, l’Urssaf réclame à la société espagnole les charges sociales éludées, soit plus de 80 millions d’euros, auxquels s’ajoutent plus de 30 millions d’euros au titre de pénalités de retard.
Il faut dire que selon l’enquête de l’Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI) de la gendarmerie nationale, l’activité de Terra Fecundis n’a cessé de croître en France, passant de 2 884 salariés détachés en 2011 à 6 786 en 2015. Les contrats signés avec les maraîchers, viticulteurs et producteurs de fruits français ont généré en 2015 un chiffre d’affaires de 53 millions d’euros.
« Un système de traite des êtres humains »
L’enquête a établi l’existence d’un encadrement et d’un siège, non officiel, de Terra Fecundis installé dans un appartement de Châteaurenard, ville au coeur d’une zone agricole des Bouches-du-Rhône, laissant penser que Terra Fecundis exercerait en France de façon stable et continue. Les services de l’État pour les entreprises et l’emploi du
Gard (Direccte) assurent même que la société réalise 80 % de son chiffre d’affaires en France.
En outre, de nombreux ouvriers agricoles ont dénoncé auprès des enquêteurs un travail dans les champs sept jours sur sept. Toutes leurs heures ne leur seraient pas payées, et les heures supplémentaires ne seraient pas majorées. Logés parfois loin de leur lieu de travail, certains ont raconté qu’ils devaient attendre des heures la camionnette de Terra Fecundis chargée de les transporter. Partie civile, le syndicat général agroalimentaire CFDT des Bouchesdu-Rhône, évoque aussi un témoignage de chantage sexuel sur une ouvrière, et dépeint des conditions de logement parfois déplorables. Une exploitation gardoise était surnommée « la carcel », la prison, par les ouvriers.
Me Vincent Schneegans, avocat du syndicat, estime qu’« au-delà des délits de travail dissimulé et de charges fiscales et sociales afférentes, c’est un système de traite des êtres humains qui a été mis en place par Terra Fecundis ».