« L’industrie du tourisme souffre, les vacances résistent »
Pour l’anthropologue Saskia Cousin, la pandémie a surtout révélé les fragilités du tourisme international, et fait redécouvrir qu’il s’agit d’une pratique minoritaire pour les Français.
Si le tourisme international a été mis à l’arrêt par la pandémie, le virus a surtout eu pour effet de révéler la fragilité de l’industrie touristique et surtout la résistance des vacances hors secteur marchand. Car les vacances demeurent un marqueur de« reconnaissance sociale » : l’important reste de partir, même pour un séjour plus court. C’est ce qu’explique l’anthropologue Saskia Cousin, maître de conférences à l’université Paris-Descartes et chercheuse au Centre d’anthropologie culturelle et sociale, auteure notamment des Miroirs du tourisme (Descartes & Cie).
Au-delà du fait de mettre tout un secteur ou presque à l’arrêt, qu’est-ce que la pandémie de Covid- fait au tourisme ?
La pandémie a stoppé l’industrie du tourisme international et révélé l’importance des pratiques de proximité. Au printemps , tous les analystes étaient focalisés sur
« l’arrêt du tourisme ». Pourtant, les régions européennes, en particulier rurales, ont connu une saison estivale honorable, voire, pour certaines, exceptionnelle. De fait, si le « secteur » touristique s’est arrêté pendant de longs mois, les départs en week-end, courts séjours ou vacances près de chez soi ont repris dès la fin du confinement. Rien d’étonnant : les vacances dans son propre pays, ce qu’on appelle le « tourisme domestique », constituent la pratique dominante.
Un tourisme éloigné du schéma officiel ?
Les États et leurs
« politiques touristiques », les organisations internationales et leurs indicateurs, les industries et leurs produits ne s’intéressent pas à ces vacanciers qui consomment peu de vols aériens, de visites guidées ou même d’hôtels. Donc ils ne les regardent pas, ne les étudient pas, n’en produisent pas d’images, en bref font comme si cela n’existait pas, depuis des décennies. Pourtant, ce sont ces vacances qui font vivre nombre de territoires, le tourisme international étant centré sur l’industrie du transport, de l’hôtellerie et du luxe, les hauts lieux, et les grandes villes. En France en particulier, la pandémie a permis de révéler la fragilité de l’industrie et la résistance des vacances, notamment hors secteur marchand.
Comment faire changer le modèle d’un tourisme de masse, qui reste concentré sur quelques espaces ?
Le « tourisme de masse » n’est pas un modèle, c’est un jugement de valeur méprisant sur « les masses », c’est-à-dire la foule, le peuple.
S’il y a dans de multiples endroits des pressions liées à une trop forte densité de visiteurs, c’est d’abord un problème d’organisation, de gestion politique et économique des flux et des accès : le problème n’est pas le nombre de touristes, mais la manière dont ils s’insèrent – ou non – dans un territoire.
Il y a des foules de touristes à Paris et jusqu’à l’arrivée d’AirBnB, ce n’était pas vraiment un problème. À Venise, comme à Barcelone ou à Lisbonne, le problème est la foule ressentie, la capacité de charge, le flux des croisiéristes.
Des endroits seront toujours plus prisés que d’autres…
La pression touristique est complexe : outre qu’elle est organisée par une industrie visant à optimiser ses coûts en concentrant ses clients, le tourisme est, en soi, une pratique mimétique. Il faut des images et des imageries pour susciter le désir touristique. On le voit de manière caricaturale avec les effets parfois dévastateurs des photos postées sur Instagram, suivie par des milliers de personnes qui désirent se rendre sur place pour prendre la même photo.
Je pense qu’il faudrait élaborer des politiques en s’intéressant aux quêtes des visiteurs : ceux qui cherchent simplement à se reposer en famille n’ont pas les mêmes attentes que ceux qui sont dans une quête d’altérité, de découverte ou de dépassement de soi.
De nouvelles pratiques touristiques émergerontelles ? Un tourisme plus responsable, par exemple…
Si l’exotisme est devenu l’industrie du souvenir folklorique, peut-être qu’effectivement cet exotisme pourrait être impacté. Mais rien ne dit que tout ne repartira pas comme avant, à coups de promotion sur le vol ParisCancún au Mexique, avec les effets de pollution que l’on connaît. Et c’est bien le problème. En effet, ceux qui affirment aujourd’hui leurs préoccupations vis-à-vis des pollutions aériennes sont également ceux qui voyagent le plus en avion : c’est le cas des Scandinaves par exemple, ou des catégories les plus aisées, partout dans le monde. La vraie question est donc politique, et croise celle de la gestion de la pandémie. Sans politique publique des mobilités, il est illusoire de compter sur les responsabilités individuelles pour réduire les consommations aériennes.
La crise sanitaire ne risque-t-elle pas également d’approfondir les inégalités entre ceux qui peuvent voyager, partir en vacances, et ceux qui restent chez eux faute de moyens ?
En temps normal, entre % et % des Français partent en vacances en France. À l’été , ils ont été % à rester en France. La première motivation des vacances, c’est se reposer et se retrouver en famille et entre amis. Seul un tout petit nombre de Français aisés et habitués des voyages internationaux a l’impression de changer de pratiques.
La vraie rupture est le décrochage des familles populaires, qui n’ont pu et ne pourront pas partir en raison de la crise économique.
Leur problème n’est pas le voyage lointain, mais le départ en congé. Depuis les années , entre % et % des Français partent l’été. À l’été , ils ont été %.
Le tourisme social appartient au monde d’hier : son retour n’est-il pas envisageable ? Sous quelle forme ?
Le rôle social des vacances n’est pas une idée obsolète, bien au contraire. Avec l’accès aux congés payés, les colonies de vacances, les aides sociales au départ ont structuré la vie des Français, leur rapport à leur nation, et abondé à l’économie de nombreux territoires. Malheureusement depuis vingt ans, l’État considère le tourisme comme un marché d’exportation, sans se soucier des vacanciers français ni des territoires qu’ils fréquentent. De même, la plupart des villes ont vendu leurs centres de vacances et n’ont plus d’espaces à offrir à leurs concitoyens. Les grandes vacances sont pourtant un moment très important dans la vie des Occidentaux : c’est le moment où l’on moissonne le fruit de son travail annuel. Si les congés estivaux ont été créés en Angleterre en pour permettre aux jeunes nobles de partir à la chasse au renard, la persistance de cette organisation en France, avec notamment les congés scolaires les plus longs d’Europe, viennent du monde agricole : il fallait que les petits paysans puissent participer aux moissons de l’été, et que les petits urbains puissent partir s’aérer loin des miasmes urbains.
“
Les vacances c’est d’abord se reposer et retrouver ses proches”
“
L’Etat considère le tourisme comme un marché d’exportation ” “
En France les congés scolaires d’été étaient liés aux moissons”