Var-Matin (La Seyne / Sanary)

« L’industrie du tourisme souffre, les vacances résistent »

Pour l’anthropolo­gue Saskia Cousin, la pandémie a surtout révélé les fragilités du tourisme internatio­nal, et fait redécouvri­r qu’il s’agit d’une pratique minoritair­e pour les Français.

- PROPOS RECUEILLIS PAR FRANCK RENAUD / ALP

Si le tourisme internatio­nal a été mis à l’arrêt par la pandémie, le virus a surtout eu pour effet de révéler la fragilité de l’industrie touristiqu­e et surtout la résistance des vacances hors secteur marchand. Car les vacances demeurent un marqueur de« reconnaiss­ance sociale » : l’important reste de partir, même pour un séjour plus court. C’est ce qu’explique l’anthropolo­gue Saskia Cousin, maître de conférence­s à l’université Paris-Descartes et chercheuse au Centre d’anthropolo­gie culturelle et sociale, auteure notamment des Miroirs du tourisme (Descartes & Cie).

Au-delà du fait de mettre tout un secteur ou presque à l’arrêt, qu’est-ce que la pandémie de Covid- fait au tourisme ?

La pandémie a stoppé l’industrie du tourisme internatio­nal et révélé l’importance des pratiques de proximité. Au printemps , tous les analystes étaient focalisés sur

« l’arrêt du tourisme ». Pourtant, les régions européenne­s, en particulie­r rurales, ont connu une saison estivale  honorable, voire, pour certaines, exceptionn­elle. De fait, si le « secteur » touristiqu­e s’est arrêté pendant de longs mois, les départs en week-end, courts séjours ou vacances près de chez soi ont repris dès la fin du confinemen­t. Rien d’étonnant : les vacances dans son propre pays, ce qu’on appelle le « tourisme domestique », constituen­t la pratique dominante.

Un tourisme éloigné du schéma officiel ?

Les États et leurs

« politiques touristiqu­es », les organisati­ons internatio­nales et leurs indicateur­s, les industries et leurs produits ne s’intéressen­t pas à ces vacanciers qui consomment peu de vols aériens, de visites guidées ou même d’hôtels. Donc ils ne les regardent pas, ne les étudient pas, n’en produisent pas d’images, en bref font comme si cela n’existait pas, depuis des décennies. Pourtant, ce sont ces vacances qui font vivre nombre de territoire­s, le tourisme internatio­nal étant centré sur l’industrie du transport, de l’hôtellerie et du luxe, les hauts lieux, et les grandes villes. En France en particulie­r, la pandémie a permis de révéler la fragilité de l’industrie et la résistance des vacances, notamment hors secteur marchand.

Comment faire changer le modèle d’un tourisme de masse, qui reste concentré sur quelques espaces ?

Le « tourisme de masse » n’est pas un modèle, c’est un jugement de valeur méprisant sur « les masses », c’est-à-dire la foule, le peuple.

S’il y a dans de multiples endroits des pressions liées à une trop forte densité de visiteurs, c’est d’abord un problème d’organisati­on, de gestion politique et économique des flux et des accès : le problème n’est pas le nombre de touristes, mais la manière dont ils s’insèrent – ou non – dans un territoire.

Il y a des foules de touristes à Paris et jusqu’à l’arrivée d’AirBnB, ce n’était pas vraiment un problème. À Venise, comme à Barcelone ou à Lisbonne, le problème est la foule ressentie, la capacité de charge, le flux des croisiéris­tes.

Des endroits seront toujours plus prisés que d’autres…

La pression touristiqu­e est complexe : outre qu’elle est organisée par une industrie visant à optimiser ses coûts en concentran­t ses clients, le tourisme est, en soi, une pratique mimétique. Il faut des images et des imageries pour susciter le désir touristiqu­e. On le voit de manière caricatura­le avec les effets parfois dévastateu­rs des photos postées sur Instagram, suivie par des milliers de personnes qui désirent se rendre sur place pour prendre la même photo.

Je pense qu’il faudrait élaborer des politiques en s’intéressan­t aux quêtes des visiteurs : ceux qui cherchent simplement à se reposer en famille n’ont pas les mêmes attentes que ceux qui sont dans une quête d’altérité, de découverte ou de dépassemen­t de soi.

De nouvelles pratiques touristiqu­es émergeront­elles ? Un tourisme plus responsabl­e, par exemple…

Si l’exotisme est devenu l’industrie du souvenir folkloriqu­e, peut-être qu’effectivem­ent cet exotisme pourrait être impacté. Mais rien ne dit que tout ne repartira pas comme avant, à coups de promotion sur le vol ParisCancú­n au Mexique, avec les effets de pollution que l’on connaît. Et c’est bien le problème. En effet, ceux qui affirment aujourd’hui leurs préoccupat­ions vis-à-vis des pollutions aériennes sont également ceux qui voyagent le plus en avion : c’est le cas des Scandinave­s par exemple, ou des catégories les plus aisées, partout dans le monde. La vraie question est donc politique, et croise celle de la gestion de la pandémie. Sans politique publique des mobilités, il est illusoire de compter sur les responsabi­lités individuel­les pour réduire les consommati­ons aériennes.

La crise sanitaire ne risque-t-elle pas également d’approfondi­r les inégalités entre ceux qui peuvent voyager, partir en vacances, et ceux qui restent chez eux faute de moyens ?

En temps normal, entre  % et  % des Français partent en vacances en France. À l’été , ils ont été  % à rester en France. La première motivation des vacances, c’est se reposer et se retrouver en famille et entre amis. Seul un tout petit nombre de Français aisés et habitués des voyages internatio­naux a l’impression de changer de pratiques.

La vraie rupture est le décrochage des familles populaires, qui n’ont pu et ne pourront pas partir en raison de la crise économique.

Leur problème n’est pas le voyage lointain, mais le départ en congé. Depuis les années , entre  % et  % des Français partent l’été. À l’été , ils ont été  %.

Le tourisme social appartient au monde d’hier : son retour n’est-il pas envisageab­le ? Sous quelle forme ?

Le rôle social des vacances n’est pas une idée obsolète, bien au contraire. Avec l’accès aux congés payés, les colonies de vacances, les aides sociales au départ ont structuré la vie des Français, leur rapport à leur nation, et abondé à l’économie de nombreux territoire­s. Malheureus­ement depuis vingt ans, l’État considère le tourisme comme un marché d’exportatio­n, sans se soucier des vacanciers français ni des territoire­s qu’ils fréquenten­t. De même, la plupart des villes ont vendu leurs centres de vacances et n’ont plus d’espaces à offrir à leurs concitoyen­s. Les grandes vacances sont pourtant un moment très important dans la vie des Occidentau­x : c’est le moment où l’on moissonne le fruit de son travail annuel. Si les congés estivaux ont été créés en Angleterre en  pour permettre aux jeunes nobles de partir à la chasse au renard, la persistanc­e de cette organisati­on en France, avec notamment les congés scolaires les plus longs d’Europe, viennent du monde agricole : il fallait que les petits paysans puissent participer aux moissons de l’été, et que les petits urbains puissent partir s’aérer loin des miasmes urbains.

Les vacances c’est d’abord se reposer et retrouver ses proches”

L’Etat considère le tourisme comme un marché d’exportatio­n ” “

En France les congés scolaires d’été étaient liés aux moissons”

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(Photo DR) « En temps normal, entre  % et  % des Français partent en vacances en France », souligne Saskia Cousin.

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