Var-Matin (La Seyne / Sanary)

Jacques Séguéla, ce « fils de pub » que l’on réclame

Dans 90 ans d’amour, le plus célèbre publicitai­re de France évoque les hasards d’une vie qui l’ont mené de Paris Match aux coulisses de l’Élysée. La vraie « force tranquille », c’est lui !

- 90 ans d’amour, PROPOS RECUEILLIS PAR LIONEL PAOLI lpaoli@nicematin.fr

Il est le plus célèbre des fils de pub. Celui qui a fait rouler une Citroën sur la Grande Muraille de Chine. Celui qui a catapulté une Visa GTI depuis un porte-avions sur la coque d’un sous-marin. Il a été la « force tranquille » de Mitterrand, l’inventeur fou d’Afflelou. Aujourd’hui, Jacques Séguéla est un jeune homme de 88 ans qui publie ses mémoires (1). Dans son bureau entièremen­t vitré, au 11e étage de la tour Havas à Paris, il distribue des « checks » à des créatifs qui l’observent comme une icône. Et raconte une vie « bigger than life ».

Comment un ancien cancre devient-il pharmacien ?

[Il rit.] C’est tout un pèlerinage. J’ai été un enfant modèle jusqu’à ce que ce que mon père, qui avait fait ses études chez les jésuites à Montpellie­r, décide que je devais marcher sur ses traces. Là-bas, c’était Prison Break ! Il y avait un nazillon qui nous interdisai­t de parler dans le dortoir. Or, je n’ai jamais été capable de me taire. Il m’agenouilla­it sur une règle en fer pour me punir. Un soir, je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai saisi une fourchette et vlan ! Direct dans les fesses ! J’ai été viré.

Cet incident vous a remis sur le droit chemin ?

Le problème, c’est que sur le « droit chemin » qui menait au lycée de Perpignan, il y avait un cinéma. J’ai pris l’habitude de sécher les cours pour voir des films. Pour éviter la foudre paternelle, j’ai récupéré chez l’imprimeur des bulletins scolaires vierges que j’ai fait remplir par des adultes bienveilla­nts, croisés au bistrot entre deux séances. Résultat : il m’a fallu huit ans pour passer mes deux bacs.

Qu’est-ce qui vous a sauvé ?

Mon grand-père. Il m’a conduit jusqu’à une boulangeri­e qu’il venait d’acheter et m’a dit : « Si tu es encore collé, tu viendras travailler ici. » Ça a été un électrocho­c ! Après mon bac, j’ai fait des études de pharmacie qui m’ont conduit jusqu’au doctorat – major de promo, s’il vous plaît.

C’est à cette époque que vous partez faire le tour du monde en 2 CV avec un ami. Quelle mouche vous a piqué ?

J’ai proposé à mes professeur­s une thèse sur le marché des plantes médicinale­s à travers le monde. [Il éclate de rire] C’était un prétexte ! Je n’ai pas vu un seul marché en deux ans. Ce voyage m’a permis de publier mon premier livre, La Terre en rond, qui m’a ouvert les portes de Paris Match et France-Soir.

Quels souvenirs gardez-vous de vos années de journalism­e ?

On m’a envoyé faire un reportage sur une femme qui sortait de prison après avoir tué son mari. Elle retrouvait ses enfants qu’elle n’avait pas vu grandir. J’ai mitraillé ces retrouvail­les, planqué derrière un Figaro troué. Ma photo a fait la couverture de Match. J’ai porté le magazine à ma mère qui m’a engueulé :

« Ces deux enfants ne savaient peutêtre pas que leur mère avait tué leur père. »

À cet instant précis, j’ai su que je n’étais pas fait pour la presse.

À plusieurs reprises, au fil de votre récit, vous glissez des tacles sur la presse actuelle. Vous la trouvez trop négative ?

Elle l’était moins autrefois. Et encore, ce n’est rien à côté des réseaux sociaux qui déversent des tsunamis de haine !

Un mot sur Twitter, qui vient d’être racheté par Elon Musk ?

C’est un être monstrueux ! Comment peut-on reprendre une boîte en disant : « Je vais virer la moitié du personnel » ? Mais c’est un génie de la communicat­ion.

Il a réussi en créant une voiture qui a ébloui le monde, alors qu’elle est inconforta­ble et deux fois plus chère que les autres.

Finalement, vous dérivez vers la pub. À cause de Pierre Lazareff, le patron de France-Soir ?

Lazareff m’a invité à déjeuner pour savoir comment je souhaitais évoluer au sein de son groupe. Je lui ai répondu que je voulais créer ma boîte pour racheter France-Soir ! [Il rit.] Il m’a traité de fou en me disant que son journal allait mourir. C’était en 1964 ; à l’époque, le quotidien tirait à un 1 million d’exemplaire­s ! « Va dans la pub, m’a-t-il conseillé. Marcel Bleustein [le patron de Publicis, Ndlr] travaille moins que moi et il est dix fois plus riche. Quand tu fais un bon titre pour un reportage, ça n’augmente pas ton salaire. Lorsque tu trouves un bon slogan, ça paye pendant des années. » J’ai eu de la chance : c’est la vie qui m’a mené par le bout du nez.

Vous vous êtes immédiatem­ent senti dans votre élément ?

La pub était quelque chose de neuf ; tout le monde voulait en faire. C’était à la fois créatif et affectif. Aussi paradoxal que ça puisse paraître, c’est la pub qui a forgé en moi la conviction que l’amour est plus fort que tout.

C’était pourtant les « années fric », les années frime…

Ce n’était pas que cela. C’était d’abord des années de liberté qui arrivaient au lendemain de Mai-68. Je cultivais mon insoucianc­e. Il fallait l’être pour oser demander au président de la République de mettre à votre dispositio­n un porteavion­s et un sous-marin pour un spot ! L’erreur, c’est de croire que nous faisions ça pour l’argent.

Le volet politique de votre carrière est important. Vous avez mené vingt campagnes, dix-neuf victoires dont l’une est gravée dans l’histoire : « La force tranquille » de François Mitterrand en 1981…

Il a accepté ma propositio­n avec enthousias­me. Dix jours avant le début de la campagne, alors que tout était imprimé, il a réalisé que nous n’avions pas présenté notre affiche aux caciques du PS. Il a organisé une réunion.

Ils étaient vingt autour de la table ; tous opposés à notre slogan ! Le futur Président a dit : « Moi, je suis pour. Et comme c’est ma campagne, c’est moi qui décide. » [Il sourit.] Je suis né de deux pères : le mien et Mitterrand.

Sept ans plus tard, le chef de l'État vous commande une affiche… qui puisse convenir à un autre que lui ?

Début août 1987, il me confie qu’il n’est pas certain de se représente­r – à cause de son cancer dont André Rousselet m’avait fait (2) la confidence. Il me demande un slogan qui puisse aussi bien convenir à Michel Rocard qu’à lui-même. Ainsi est né « Génération Mitterrand ».

En 2002, vous faites la campagne de Jospin, qui échoue aux portes du second tour. C’est votre plus grand échec ?

Oui. La France aurait changé s’il avait été élu. Il a perdu par honneur, par pudeur et par rigueur. Un mois avant le premier tour, Bernard Tapie m’a appelé après un dîner avec Christiane Taubira. Pour éviter la catastroph­e, me dit-il, « elle est prête à apporter ses voix à Jospin. Mais il faut que Lionel lui parle ! » Jospin ne l’a jamais fait. Il n’a pas voulu devoir son élection à autre chose que lui-même.

Vous ne dites pas un mot de François Hollande. Pourquoi ?

J’ai été très peiné que Sarkozy ne soit pas réélu. Hollande, ça a quand même été cinq années terribles pour la France !

‘‘ Elon Musk est un être monstrueux”

‘‘ Je suis né de deux pères : le mien et Mitterrand”

Parmi les politiques actuels, lesquels vous semblent les mieux placés pour 2027 ?

Les meilleurs, ce sont Édouard Philippe – même si le gâteau n’est pas fini de cuire… et sera peut-être brûlé lorsque son heure viendra –, Gérald Darmanin et Bruno Le Maire. Sans oublier Marine Le Pen qui, hélas, a de vraies chances de l’emporter.

Lorsqu'on tape votre nom sur Google, la première occurrence proposée est « Rolex » ! Cela vous désole ?

On est toujours puni par où on a pêché. Quand je pense au nombre d’horreurs que j’ai pu dire dans les années soixante-dix et quatreving­t, il fallait bien que j’en paye le prix. J’ai tellement de fois frôlé ou dépassé la ligne blanche… La vérité, c’est que cette phrase (3) ne correspond en rien à ce que je crois. C’est un dérapage. Et le plus drôle, c’est que je n’avais pas de Rolex moi-même.

J’en ai finalement acheté une pour en faire don à une vente de bienfaisan­ce.

Qu'aimeriez-vous que vos proches retiennent de vous ?

La tendresse. C’est une bouée de sauvetage quand tu te noies.

Aimeriez-vous avoir vingt ans aujourd’hui ?

[Son visage s’éclaire.] Oh oui ! Pour tout recommence­r…

1. de Jacques Séguéla. Éditions Plon. 269 pages, 20,90 euros.

2. Fondateur de Canal + et ami proche du premier Président socialiste.

3. « Si, à 50 ans, on n’a pas une Rolex, on a quand même raté sa vie ».

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