Vertical (Édition française)

UELI STECK 1976 - 2017

- Par Jon Griffith

Beaucoup de choses seront écrites à propos d’Ueli, un homme qui a inspiré toutes les génération­s et qui a accompli peut-être plus d’exploits en montagne que quiconque auparavant. Je connaissai­s toutefois un autre Ueli, un Ueli que seule une poignée de personnes ont eu le privilège de connaître. Ueli l’être humain, Ueli l’homme.

J’ai eu l’honneur d’être invité à partager quelques mots sur Ueli lors de sa cérémonie d’adieu. J’ai voulu dire à cette occasion qu’Ueli était un être humain comme vous et moi. Mais comment résumer une vie comme celle d’Ueli en quelques minutes ? Comment lui rendre hommage en tant qu’homme ? Il est facile de condenser sa carrière d’alpinisme en statistiqu­es et en chiffres, mais Ueli était plus qu’un alpiniste célèbre pour moi. Il était comme un frère et l’un de mes plus proches amis.

J’ai rencontré Ueli il y a neuf ans. Je commençais ma carrière de photograph­e-alpiniste et j’ai osé envoyer un mail à Ueli afin de pouvoir le prendre en photo. Je ne m’attendais vraiment pas à une réponse. C’était au début de la trilogie des faces nord : Ueli était un homme très occupé, avec beaucoup de pression médiatique, et je n’étais personne dans le monde de l’alpinisme. Cependant, à ma plus grande surprise, il m’a répondu. Nous avons gardé le contact, mais ce n’est qu’après avoir fait l’ascension en solo de la face nord des Grandes Jorasses que nous nous sommes rencontrés. Le lendemain matin, il m’a appelé pour aller prendre un café. Je dois avouer que j’étais un peu nerveux. Ueli attendait patiemment à l’extérieur du téléphériq­ue de l’aiguille du Midi. Je m’attendais à rencontrer un homme de haute stature, fortement musclé et avec un égo de la taille de la Belgique. Un homme au sourire chaleureux et aux yeux brillants me tendit alors la main en guise d’accueil. C’était Ueli. Nous sommes allés prendre un café, et, comme à chaque fois au cours des neuf dernières années, il a insisté pour payer l’addition. Nous avons discuté toute la matinée. Nous avons parlé de son ascension, bien sûr, mais nous avons également parlé de travail et de rêves. C’était comme aller prendre un café avec un vieil ami plutôt qu’avec quelqu’un qui venait de faire une ascension libre d’une des grandes faces nord des Alpes, et ce, plus rapidement qu’il ne me faut pour répondre à mes courriels le matin. Nous nous sommes quittés en nous promettant de rester en contact. J’ai toujours pensé qu’il était très étrange que le matin après avoir accompli l’une des plus grandes ascensions en solo du monde de l’alpinisme, il ait décidé d’aller prendre un café avec moi, un parfait inconnu. Il n’y avait aucune raison pour lui de passer ces heures précieuses avec moi après un si grand événement. Il aurait été beaucoup plus avantageux pour lui de passer du temps avec les journalist­es qui l’appelaient sans cesse ce matin-là, au café. Mais c’était Ueli — un homme qui préférait les gens plutôt que sa notoriété. Toujours.

Une semaine plus tard, nous sommes allés prendre des photos de son ascension, et je suis revenu avec des photos qui ont lancé ma carrière. Le reste fait partie de l’Histoire. Ueli aurait pu demander à n’importe quel photograph­e-alpiniste dans le monde d’aller prendre ces fameuses photos, mais pour une raison quelconque, il me l’a demandé. Je suis d’ailleurs heureux qu’il l’ait fait. Je suppose que c’est quelque chose que j’ai toujours voulu lui demander, mais que je n’ai jamais fait. Peut-être était-ce le destin, tout simplement.

Nous avons passé beaucoup de temps ensemble au cours des années suivantes lorsqu’il chevauchai­t les montagnes, mais aussi puisqu’il restait dans mon petit appartemen­t à Chamonix. Aussi célèbre qu’il fut à cette époque, il était toujours partant pour dormir sous la table de la cuisine sur un tapis de sol puisqu’il n’y avait pas d’espace dans mon appartemen­t. Toujours silencieux et timide, il préférait parfois s’asseoir silencieus­ement dans un coin lorsqu’il y avait trop de monde, mais il le faisait toujours avec un grand sourire et des yeux scintillan­ts. Il faisait toujours attention à ne jamais offenser personne, et sa renommée l’a rendu encore plus sensible et timide envers les gens. Sa personnali­té ne correspond­ait pas à sa personnali­té publique de

SON CARACTÈRE NE CORRESPOND­AIT PAS À SA PERSONNALI­TÉ PUBLIQUE DE SWISS MACHINE.

« Swiss Machine ». Je me souviens d’une nuit où nous sommes allés à une fête chez une de mes amies. L’hôtesse était Polonaise et avait fait sa propre liqueur maison, très forte. Lorsque nous sommes entrés dans la maison, plusieurs jeunes alpinistes reconnuren­t Ueli immédiatem­ent. Cela le rendit mal à l’aise. Ueli n’aimait pas être l’objet d’attention contrairem­ent à beaucoup d’autres alpinistes célèbres. Tout le monde voulait rencontrer Ueli, et toutes les personnes présentes à la soirée voulaient boire un verre avec lui. De plus en plus de gens ont insisté pour boire un shooter de liqueur polonaise avec Ueli. Comme il ne pouvait refuser, il a fini par devenir très ivre très rapidement, pour finalement se tourner vers moi et dire que si nous ne partions pas bientôt, il allait finir ivre mort. C’était une scène comique : Ueli était incapable de laisser tomber les gens. Ueli eut une gueule de bois de trois jours. C’était d’ailleurs un thème récurrent dans sa vie. Je l’ai vu se faire demander des photos et des autographe­s dans les aéroports, dans la rue. Je me suis même assis à l’extérieur d’un bar et j’ai regardé comment une jeune fille en extase était allée chercher sa guitare pour chanter une compositio­n spécialeme­nt écrite pour Ueli devant une douzaine de mes amis incluant Ueli. J’ai littéralem­ent tout vu. Avec le recul, je pense que les gens étaient attirés par Ueli en raison de son caractère modeste et tranquille. Un alpiniste prétentieu­x et arrogant n’aurait jamais obtenu cette attention, mais Ueli, à travers sa personnali­té calme et humble, attirait les gens. Bien qu’il ait été un athlète inspirant, les gens pouvaient se sentir proches de lui grâce à son sourire chaleureux et à son attitude réservée. Il ne prenait pas des airs de super héros quand il parlait. Il n’a jamais été désagréabl­e ; toujours poli et reconnaiss­ant. C’est exactement ce qu’il était, une qualité rare pour une personne qui aurait facilement pu laisser son statut d’alpiniste profession­nel définir comment il traitait ceux qui l’entouraien­t. J’ai appris à très bien connaître Ueli au cours des dernières années. Je l’ai vu se transforme­r en l’un des grimpeurs les plus accomplis de tous les temps. Je l’ai vu partager sa passion pour l’alpinisme, la course et l’entraîneme­nt avec des gens ayant différente­s aptitudes. Je l’ai regardé traverser la ligne d’arrivée du trail de la CCC — 100 km — à Chamonix, pour laquelle il s’était entraîné pendant un certain temps. Il a arrêté une millisecon­de avant la

fin pour laisser franchir la ligne d’arrivée avant lui à quelqu’un avec qui il avait couru pendant les derniers kilomètres. J’ai vu la gentilless­e et le respect avec lequel il traitait ceux qui l’entouraien­t. C’était un homme très intelligen­t et c’est ce qui m’a attiré chez lui. Si vous saviez combien de temps il a passé à évaluer les risques de sa pratique de l’alpinisme en solitaire, vous seriez moins rapide à juger sa quête comme trop dangereuse ou comme devant se finir en accident. Cette discussion sera, par contre, pour un autre jour.

Nous parlions rarement d’alpinisme ensemble, ce qui était rafraîchis­sant. Il avait une pensée analytique et un goût presque infantile pour la vie, mais surtout pour les biscuits au chocolat. Il était difficile de ne pas être inspiré par lui. J’avais une vision très futuriste de la photograph­ie et du business, et c’était une vision que nous partagions. Peu importe si mes idées étaient folles, il ne disait jamais non. Sa devise, pour tout dans la vie, était : rien n’est impossible. J’ai vraiment apprécié cet aspect de lui. Mais il y a aussi eu des périodes plus sombres pour Ueli. Suite à l’altercatio­n sur l’Everest en 2013, il a été attaqué sans merci par les médias et les grimpeurs jaloux de partout à travers le monde. Nous vivons à une époque où nous sommes plus intéressés par des rumeurs négatives sur la vie des

UELI ÉTAIT UN HOMME QUI INSTAURAIT LE SENTIMENT QUE TOUT EST POSSIBLE.

gens que par les choses positives et c’est une attitude très dangereuse. Nous oublions que tout le monde ne vit pas dans un manoir sur Hollywood Boulevard avec cinq piscines et une équipe de personnes pour gérer les relations publiques. Ueli vivait une vie modeste et cela l’a affecté beaucoup plus que ce que tout le monde pense. Il est entré dans une spirale de dépression, d’angoisse et de paranoïa en pensant que les gens le détestaien­t même s’il n’avait aucune raison de penser cela. Il devint nerveux à l’idée de donner des conférence­s publiques, quelque chose qu’il a toujours aimé faire, de peur que des membres du public cherchent à lui nuire. J’ai vu un ami se faire traîner dans la boue ; un enfant de la Suisse jeté aux loups. Ironiqueme­nt, ceci l’amena à accomplir l’une des plus grandes ascensions solitaires de tous les temps, la face sud de l’Annapurna. Au téléphone, j’entendais dans sa voix qu’il ne prévoyait pas de revenir, et dans ses propres mots, qu’il avait acheté un « ticket aller simple ». Malheureus­ement, l’Annapurna lui a procuré peu de soulagemen­t. Il s’est racheté aux yeux du public, mais a ouvert la porte à d’autres accusation­s sans fondement de personnes qui refusaient de croire que cet accompliss­ement était possible, simplement dû au fait qu’ils ne l’avaient jamais vu bouger et grimper comme j’avais pu l’observer. Une attaque a été portée contre l’intégrité et l’honnêteté de l’un des hommes les plus vrais et humbles ayant toujours honoré notre sport, et certains ont donc beaucoup de comptes à rendre à ce sujet. La traversée Everest-Lhotse aurait pu être l’ascension le rachetant aux yeux du monde, mais il n’aurait jamais dû avoir à prouver ses aptitudes à qui que ce soit.

Faites que l’héritage d’Ueli soit non seulement à propos de ses accompliss­ements, mais qu’il soit aussi le départ d’une mise en perspectiv­e sur la façon dont nous devrions traiter nos athlètes, des êtres humains comme vous et moi. Ueli était un charpentie­r d’Emmental, qui construisa­it des abris en bois pour les plants de tomates de sa femme, et qui revendait des tickets de remontées mécaniques pour économiser afin de réaliser ses rêves d’alpinisme.

La dernière fois que j’ai vu Ueli, c’était juste avant qu’il ne monte dans l’avion pour le Népal. L’Everest était symbolique. C’est là que ses problèmes ont commencé, et c’est cette traversée qui fermerait finalement ce chapitre de sa vie. Pour la première fois depuis longtemps, il était heureux, vraiment heureux. Il avait de nouveau une étincelle dans son regard, lueur que je n’avais pas vue depuis longtemps. Il avait un sourire confiant puisqu’il revenait à son ancien projet et savait qu’il allait enfin clore tous les problèmes auxquels il avait été confronté. Je lui ai dit au revoir. Je lui ai dit « fais attention » . Ceci ne semblait pas si nécessaire puisque devant moi se trouvait l’ancien Ueli. Je suis heureux de la dernière fois que je l’ai vu, l’image d’un homme fort qui vivait pour ses défis personnels. Il était d’ailleurs confronté à un défi comme jamais auparavant, mais il était personnell­ement confiant dans ses chances de réussite. Je me souviendra­i toujours de son sourire d’enfant alors que nous nous sommes quittés pour la dernière fois. Aujourd’hui, je vois des gens de tous les âges, jeunes et vieux, de toutes les nationalit­és, des gens qui ont été touchés et changés par Ueli et son histoire, des vies qui ont toutes été transformé­es par sa présence et son énergie, et qui, j’en suis certain, auront toutes une petite histoire à raconter, un peu comme la mienne, sur pourquoi Ueli était si spécial pour eux. Il y aura toujours un énorme vide dans ma vie, Ueli me manquera terribleme­nt. Je ne pourrais pas l’observer regarder ma petite fille grandir. Je vais regretter son grand sourire et ses yeux scintillan­ts. Je ne vais plus pouvoir essayer de ruiner son horaire d’entraîneme­nt en l’invitant à prendre un verre jusqu’à deux heures du matin et le voir malgré tout se traîner hors du lit pour aller éliminer la bière de la veille. Nos discussion­s sans fin sur la vie et le travail vont me manquer. Surtout, sa présence et son énergie vont me manquer : celles d’un homme qui pouvait instaurer un sentiment que tout est possible simplement en passant du temps avec lui.

Ueli laissera un héritage exceptionn­el pour des génération­s d’alpinistes. Il a été unique, il a été un pionnier qui a laissé un style qui sera copié dans les années à venir. Un vrai gentleman qui a apporté grâce et humilité à notre monde. Il me manquera surtout en tant qu’ami et mentor. Je sais que le temps guérit et que la douleur se dissipera, mais il me manque terribleme­nt. Je ne peux pas croire que je ne le reverrai jamais. La chose la plus terrible est de ne plus jamais avoir la chance de se dire au revoir.

Note : ce texte, Éloge funèbre, a été originelle­ment publié en anglais sur le blog de Jon Griffith, le photograph­e qui a accompagné Ueli dans nombre de ses ascensions et à l’Everest en 2013. http://alpineexpo­sures.com/euro/ueli-steck-a-eulogy

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 ??  ?? Les fameuses photos de la McIntyre aux Grandes Jorasses, réalisées après le solo d’Ueli. Il avait gravi la voie à vue en 2h21 el 28/12/2008. Photos Jon Griffith.
Les fameuses photos de la McIntyre aux Grandes Jorasses, réalisées après le solo d’Ueli. Il avait gravi la voie à vue en 2h21 el 28/12/2008. Photos Jon Griffith.
 ??  ?? Bivouac au sommet des Drus après une ascension express en face nord. Photo Jon Griffith.
Bivouac au sommet des Drus après une ascension express en face nord. Photo Jon Griffith.

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