MICROCLIMAT
À l’ombre de ses grandes soeurs, la place des Victoires et la rue Montorgueil archi-connues, le Sentier pulse à l’énergie des start-up et aux commerces du bien vivre. Une mixité originale et une effervescence stimulante, sans renier l’histoire du quartier
Le Sentier pulse à l’énergie des start-up et des commerces du bien vivre. Une mixité originale et une effervescence stimulante.
On l e voyait coincé entrelarue Réaumur et l es Grands Boulevards, mais c’était avant d’y pénétrer. Ses rues étroites, pentues, desservent des hôtels particuliers XVIIIe, des bâtiments industriels aux immenses verrières métalliques Art déco, des cours pavées. Le passage du Caire, le plus ancien de Paris (1798), évoque le retour d’Égypte de Napoléon Bonaparte, ce fiasco politique transformé en engouement culturel. Les rues d’Aboukir, d’Alexandrie, du Nil… aujourd’hui délaissées par les fabricants de prêt-à-porter et les grossistes de tissus – pas complètement, heureusement –, accueillent les acteurs du numérique dans les anciens ateliers, volumes propices au coworking. Un microcarrefour baptisé « Silicon Sentier » qui concentre Priceminister, Numa accélérateur de start-up, en face du siège de Bitcoin – monnaie numérique – et tant d’autres, jusqu’au plus récent, Liberté Living Lab. Ce dernier est dédié à l’accompa- gnement de l’innovation technologique civique et sociale. Parallèlement des visionnaires de la mode (Sézane), du goût (Terroirs d’Avenir et Frenchie), réveillent de discrètes adresses, rue Saint-Fiacre et rue du Nil. Viscéralement indépendants, ils sont rejoints dans leur démarche par « La Petite Égypte », l’unique librairie indépendante du IIe arrondissement, un restaurant-traiteur solidaire, et d’autres lieux où il fait bon échanger, prendre du temps, déguster des nourritures spirituelles ou terrestres.
C’EST LÀ OÙ CELA SE PASSE, LA PREUVE PAR 3 !
L’arrivée de The Hoxton, l’inauguration prochaine du Grands Boulevards Hôtel ou l’ancrage du restaurant Bambou : les acteurs de la restauration, de l’hôtellerie, identifiés comme défricheurs des quartiers qui bougent, investissent le Sentier. Dans les pas de Guillaume Rouget-Luchaire qui, dès 2013, lança Edgar, l’hôtel
restaurant place d’Alexandrie, un repaire d’amis qui vont jusqu’à réaliser chacun leur chambre. Après La Plage ou le Très Honoré, Jean-Pierre Lopes et Thomas Delafon amènent la Thaïlande dans une cour du IIe et conçoivent Bambou. Cuisine asiatique sans fusion et scénographie avec effusion : murs de cages à oiseaux chinées, sculpture de dragon par l’artiste Zoé Rumeau, cabinet de curiosités et fumoir. À quelques centaines de mètres, Sharan Pasricha renverse les codes et mise sur une alchimie entre originalité du l i eu, environnement de quartier et ambiance décontractée pour ouvrir le dernier des hôtels The Hoxton, après Londres et Amsterdam. Il opte pour un bâtiment du XVIIIe construit pour Étienne Rivié, conseiller de Louis XV, et ses dépendances, laissés à l’abandon dix ans durant et squattés par des pigeons ! « Notre volonté est d’implanter The Hoxton dans les quartiers en ébullition. Le Sentier en fait partie. Connu pour son passé de confection textile, on y trouve aussi de nombreuses start-up et des entreprises innovantes. Sans oublier les bars et les restaurants. Certains font partie des meilleurs de Paris, dont mes préférés : The Frenchie Collection, Bambou et Hero… le visiteur peut s’immerger ! » . The Hoxton épate avec son immense salon d’hiver dès la porte cochère franchie. Des canapés de velours à franges, un comptoir en zinc, un escalier circulaire en plein centre mais pas de réception à l’arrivée. Les voisins sont conviés à se glisser sur l’une des banquettes du restaurant, à se lover dans une chauffeuse pour lire, travailler, discuter, sans même consommer. Les chambres, avec « minibar sans arnaque » et sac de « petit breakfast » à la
porte, s’adressent à tous de 90 à 600 euros. À venir, l’Hôtel Grands Boulevards, devant le métro du même nom. Il fallait oser, ils l’ont fait, ceux surnommés « les garçons ». Trois amis d’enfance, Romée de Goriainoff, Oliver Bon et Pierre-Charles Cros. Ils ont bâti l’Experimental Group, accompagnés par leur décoratrice fétiche Dorothée Meilichzon. Après le Grand Pigalle, ils annoncent calme et verdure, tendance wabi-sabi, concept esthétique japonais entre artisanat et nature, sur cet axe d’intense circulation « mais à l’épicentre des Xe, IXe et IIe arrondissements »
LA RUE DES ÉPICURIENS
Grégory Marchand débusque la rue du Nil il y a plus de cinq ans et lance Frenchie, d’après le surnom qui lui colle à la peau depuis que Jamie Oliver le lui a donné. « Je rentrais de New York, de Gramercy Tavern, j’étais un provincial pas un Parisien, je ne focalisais pas sur la rue Montorgueil. Quand j’ai vu cette petite rue, j’ai eu le coup de foudre, les façades en bois, les marchands de tissus toujours à l’oeuvre. » Frenchie se dédouble en bar à vin, puis en Frenchie to go, en Frenchie le caviste, en deux livres – dont un en octobre aux éditions Ducasse. « Nous avons la passion gourmande », déclarent Alex et Samuel, de Terroirs d’Avenir, à l’origine fournisseurs de plus de 150 restaurants parisiens dont le Frenchie. Ils suivent Greg et décident de décliner en face leur concept « en direct du producteur » auprès des particuliers. Primeur, fromager, boucher, poissonnier, boulanger, les échoppes se succèdent et attirent d’autres restaurateurs, comme Craie récem-
ment avec une carte détox/retox. « L’idée, c’est de s’implanter dans certains quartiers où il n’y a pas de commerces et de partager avec tous nos produits sélectionnés suivant une logique de terroir. Nous soutenons une agriculture paysanne, respectant nos critères de bon, de propre, de goût, dans l’esprit Slow Food. » Ils tissent un réseau unique de maraîchers, éleveurs, pêcheurs… « on aime travailler à l’instinct, au feeling, à l’humain, en amont comme avec nos clients. La configuration de la rue s’y prête, les gens restent deux ou trois heures, c’est un réseau de discussion, de transmission ». Démarche identique pour Hippolyte Courty qui travaille sans intermédiaire avec une quinzaine de producteurs de café à travers le monde, qu’il torréfie dans le XIVe arrondissement. Dans sa boutique L’Arbre à Café, il éduque ou rééduque nos papilles, insiste sur « sa chaîne de valeurs » : mono-variétale, mono-parcellaire, mono-fermentation, en biodynamie ou en bio, tous en agroforesterie. Plus loin, car il n’a pas trouvé un local assez grand, Frédéric Marr réhabilite le chocolat cru, dans sa fabrique totalement vitrée. « On va à l’inverse de l’homogénéisation », conclut Greg Marchand.
DENTELLES ET MODE 2.0
Le Sentier demeure le coeur textile de la capitale. On croise encore des livreurs, diable à bout de bras chargés d’énormes rouleaux de tissu. Les boutiques dévoilent toujours des machines à coudre en arrière-plan et deviennent l’antre de jeunes créateurs, tout juste sortis d’Esmod, dont certains locaux se situent à proximité. Plumassier, parurier, tailleur, wax, tissus anglais, dentelle de Calais, ils sont encore tous là. Rue Saint-Fiacre, Sophie Hallette et ses très précieuses dentelles réalisées à Caudry sur des métiers Leavers du XIXe siècle, dont la notoriété a bondi avec la robe de mariée de Kate Middleton, voisine avec l ’ Appartement Sézane.
Une confrontation entre hier et demain ? Non. Une juxtaposition qui souligne la vitalité du quartier. Morgane Sézalory, fondatrice de Sézane, y loge ses bureaux il y a plus de cinq ans, puis son studio de création rue d’Uzès. « Aux yeux de Morgane, c’était un quartier en devenir ». L’Appartement Sézane se déploie dans un ancien atelier de tissus. À l’origine, les clientes achetaient uniquement en ligne mais pouvaient toucher du doigt l’univers de Morgane dans cet appartement, le vivre. Elles achètent dorénavant sur place et fréquentent la librairie Sézane – qui offre sélection de livres liée aux inspirations de la saison mode –, la conciergerie Sézane, jusqu’au cinéma en sous-sol de l’Appartement. Sézane, la nouvelle saga du Sentier version 2.0 ! Quatre collections par an, des expositions trimestrielles au sein de l’Appartement en collaboration avec des galeries ou des artistes du quartier.
MICROBOUTIQUES ET CONCEPT STORE MADE IN FRANCE
Encore authentique, pas totalement ravalé, ce triangle de moins d’un kilomètre carré voit pousser des commerces différents, loin des enseignes et des marques qui lissent les aspérités d’un quartier en quelques ouvertures. Des loyers un peu moins chers, permettent à un couple américano-irlandais, Amanda et Louis de créer la meilleure adresse de donuts de Paris, à quelques pas de leur amie Jean Hwang Carrant qui se consacre aux cookies. Là encore, incomparables. Sous le mur végétal – 250 m2 et 8 000 plantes – de Patrick Blanc, un concept store, La Garçonnière, revendique le made in France. Encore une histoire de copains, six de moins de trente ans, qui, au-delà d’une sélection rafraîchissante composée de marques émergentes, accompagnent dans un fonctionnement de coworking les jeunes pousses
de la mode. Rue d’Aboukir, une autre bande, de trois, imagine Sneakers&chill, le premier atelier qui nettoie, répare et customise les baskets. Quel que soit le domaine, alimentaire, restauration, mode, accessoires, plantes… ils sont tous indépendants, formulent des lieux qui n’existent pas ailleurs, donnent dans l’excellence, travaillent en réseau, cultivent une ambiance de« coolitude » en résonance avec l’esprit des incubateurs de start-up. Liberté Living Lab vient de soutenir la création d’une école élémentaire expérimentale, rue d’Alexandrie, qui pourrait inspirer l’éducation nationale.
ENCORE PRÉSERVÉ À L’OMBRE DE NOTRE-DAME-DE-BONNE-NOUVELLE
Anciennes imprimeries et lithographies, entrepôts de tissus, centres de confection… le passé cosmopolite et industrieux du Sentier a généré des bâtiments exceptionnels dans leur dimension, avec de la lumière du jour, de larges cours, des escaliers circulaires, de lourdes portes cochères, des volets intérieurs… Rue Beauregard, l’architecte d’intérieur et designer Pierre Yovanovitch a totalement rénové un hôtel particulier du XVIIIe siècle en très mauvais état. Dans une précédente interview à Côté Paris, Pierre Yovanovitch confiait « J’avais besoin d’un endroit de partage avec mes collaborateurs et mes futurs clients, un lieu de rencontres où l’on ne se sente pas comme dans un bureau. Un endroit qui incarne mon style. J’ai choisi l’immeuble qui nous permettait d’être indépendants et dont l’architecture Régence, typiquement française, me plaisait énormément. J’ai trouvé un quartier vivant et mélangé, pas bourgeois, avec de bonnes ondes et un regard positif sur les autres. » L’ultime invitation à arpenter le Sentier.