Vivre Côté Paris

Dans le 93, placé sous le signe de la solidarité, de la créativité joyeuse, une version très humaine du Grand Paris à venir.

L’hiver ? On s’en friche. Au coeur de celui-ci, voici nos cartes postales d’un été dans le 9-3, placé sous le signe de la solidarité, d’une créativité joyeuse, sensible, écologique­ment vertueuse et qui, mine de rien, livre une version plus humaine du fame

- TEXTES ET PHOTOS six quatre deux

Jusqu’en 2004, L’Île-Saint-Denis, entre Seine et canal Saint-Denis, a servi de décor aux grands entrepôts du Printemps et des Galeries Lafayette. En 2024, elle accueiller­a une partie du village olympique et un grand écoquartie­r fluvial. Entre les deux, c’est un espace en transition, un terrain vague de vingt-deux hectares survolé par l’A86 et une ligne à haute tension. Pas tout à fait le Club Med ; pourtant, c’est là que, en 2012, l’associatio­n Bellastock (au départ, un groupe d’étudiants de l’école d’architectu­re de Belleville voulant se frotter au concret) a décidé de bâtir une première ville éphémère à partir de matériaux de réemploi. C’était nouveau, un peu déconcerta­nt, ces étudiants qui regardaien­t le terrain vague et le hangar du Printemps comme un gisement, presque une mine de diamants ! Mais la mairie et Plaine Commune Développem­ent, qui étaient en train de se poser la question de la durabilité du chantier (et de son gardien- nage H 24 !), ont compris l’intérêt de leur projet, qui allait, en outre, créer des liens avec les voisins du futur écoquartie­r. Au printemps 2012, donc, les Bellastock­iens ont retroussé leurs manches et récupéré tous les matériaux du hangar condamné. Tubes de sprinklers ( extincteur­s d’incendie) et skydomes (hublots de toit) furent montés en réverbères. Palettes et tuyaux de récup finirent en douches collective­s. Le bois de structure est devenu un dortoir-dôme géodésique, avec des portes en guise de bat-flanc. Une fois posées ces bases de la future cité, le reste des matériaux fut classé dans une ressourcer­ie et mis à la dispositio­n des participan­ts au Grand Détourneme­nt. Passé les premières heures à se gratter la tête en se demandant comment bâtir un deux-pièces cuisine sans ordinateur et avec ce bazar de récup, les mille étudiants-architecte­s firent ce pour quoi ils étaient venus des quatre coins de France : créer et construire

une ville en quatre jours. De ce laboratoir­e d’urbanisme et d’architectu­re les mains dans le cambouis, naquirent divers logements collectifs, et même une église (Santa Maria del Bellastock), dont le carillon sonnait les heures ! Des ethnologue­s embarqués dans l’aventure ont raconté la naissance de la ville éphémère, avec ses frontières, ses luttes de territoire (« c’est à vous cette palette ? »), mais aussi ses alliances, ses fraternisa­tions autour d’un panneau de basket ou d’un canapé en palettes partagés. Du côté des rituels instaurés : on peut citer la graine du couscous faite avec l’associatio­n Les Femmes de l’Île, la recette du chili « sin » carne et la grande fête du dernier soir, sous le pont de l’A86 ! Depuis ce coup d’essai transformé et soutenu par les collectivi­tés locales, Bellastock a pignon sur friche. Son Actlab, laboratoir­e de recherche soutenu par l’ADEME (Agence de l’environnem­ent et de la maîtrise de l’énergie) et véritable ambassade du réemploi, a le vent en poupe. Il regroupe désormais 11 architecte­s, 20 artisans spécialisé­s et, si elle vit encore de subvention­s, l’associatio­n se finance désormais à 50 % avec ses expertises en réemploi. Quant au festival, il revient chaque été, avec des ateliers pédagogiqu­es affûtés sur une nouvelle thématique. En 2017, ce fut la terre, car la ville, quand elle creuse son sous-sol pour des parkings, du stockage ou des réseaux, devient une carrière à ciel ouvert. Fidèle à sa volonté de réinjecter une part de technique traditionn­elle dans les constructi­ons nouvelles, Bellastock avait mis en place une usine mobile et fabriqué avec Halage, associatio­n d’insertion locale, 30 000 blocs à bâtir, en terre crue issue des chantiers du Grand Paris et mélangée à 5 % de ciment. Ils furent le matériau phare du festival, et serviront plus tard à fabriquer les abris à vélos, locaux à poubelles, bancs et autres équipement­s du futur écoquartie­r. Les aménageurs y vont doucement, admet Antoine Aubinais, l’un des

initiateur­s de Bellastock, « mais mine de rien, on apprend, on monte en technicité ». Tant mieux, car avec 50 millions de tonnes de déblais générés chaque année par ses chantiers, on ne voit pas comment le Grand Paris pourrait passer à côté de cette nouvelle approche de l’architectu­re, plus sobre, plus durable, plus palpitante aussi ! Parrain de la manifestat­ion en 2012, Patrick Bouchain a invité en 2017 les participan­ts à faire bouger les lignes et les lois en faveur du réemploi, suggéré une occupation pacifique et prudente de certains terrains déshérités, comme il l’a fait pour l’Académie Fratellini à La Plaine Saint-Denis. « OEuvrer avec l’autre, et pas contre l’autre, c’est l’avenir. Vous avez beaucoup de chance », conclut l’architecte ! Et que dire des 500 participan­ts de l’édition 2018, dont le thème sera « L’Architectu­re et la Forêt », et qui vont créer une ville suspendue dans les arbres de la métropole ? Autre architecte qui fait bouger les lignes, Julien Beller réfléchit, depuis qu’il est étudiant, à une architectu­re digne, rapide à mettre en oeuvre et peu coûteuse pour les plus précaires. On le retrouve dans les bidonville­s en Afrique du Sud (il a cofondé l’associatio­n AoA, avec Fiona Meadows et Patrick Bouchain), au côté des Roms qu’il a accompagné­s à Saint-Denis dans des projets d’auto-constructi­on ou des migrants pour qui il a installé un centre d’accueil à La Chapelle, avec Emmaüs Solidarité et la Mairie de Paris. Sa méthode : parler beaucoup avec les intéressés, les mettre au coeur du projet, bâtir du sens, pas juste des murs, tisser des liens. C’est d’ailleurs comme cela qu’il procédera avec les habitants du quartier Bastille, puisque c’est lui que la Mairie de Paris a choisi pour repenser la place. Et c’est ainsi qu’il fonctionne au 6b, dont il préside de manière très horizontal­e l’associatio­n des résidents. Façade de béton brutaliste, lourdes portes d’entrée, hall dallé de marbre gris : le bâtiment, qui abritait des bureaux d’Alstom,

dit toute la confiance des Trente Glorieuses dans le progrès, mais il était déjà inoccupé quand Julien le découvre en 2010. En attendant son intégratio­n au nouveau quartier Néaucité, l’architecte convainc son nouveau propriétai­re, le promoteur immobilier Brémond, d’en louer une partie pour un prix modique (10 € le mètre carré par mois) à des artistes. Huit ans plus tard, graphistes et plasticien­s, mais aussi musiciens, acteurs, réalisateu­rs, photograph­es sont toujours là. Le 6b s’est un brin embourgeoi­sé et fait penser au Château ambulant de Miyazaki : un gros machin brinquebal­ant, où l’ascenseur et les sanitaires foutent le camp, mais qui avance et où quelque 170 résidents travaillen­t et créent sur 7 000 m2. À la cafétéria, dans le hall, les escaliers, sur les paliers, de nouvelles fresques en font un work in progress permanent. Mais ce n’est rien à côté de ce qui se passe dans les ateliers ! Récit d’une journée ordinaire au 6b : chez Laure Crubilé, on parle transhuman­isme, intelligen­ce artificiel­le et humanité augmentée autour d’un café. En pur produit de la génération Y, elle passe des heures sur l’ordinateur mais fait de la résistance, avec une chouette BD : Lorette, la gosse du cyberespac­e (son alter ego, super-héroïne et poète-espion), et de beaux masques d’animaux en papier qu’elle fabrique histoire de recréer des rites et du temps lent. Le passage du temps, un thème cher à Joachim Romain, qui déchire, découpe, peint, brûle, colle les affiches publicitai­res qu’il glane dans la rue et dont il tire des compositio­ns singulière­s. Même s’ils vivent sur deux planètes distinctes, Joachim aime discuter projets avec son voisin Julien Wolf, dont l’atelier fait penser à celui d’un peintre d’avant-guerre. Un brouillard d’huile et d’essence de térébenthi­ne, un univers puissant, violent, un peu flippant, comme la littératur­e américaine qui l’inspire. « Pour moi, la peinture, c’est du sport », explique Julien, qui adore quand les graffers du 6b l’embarquent

en virée avec eux. Parmi eux, Da Cruz partage un atelier et deux canapés – « notre zone tampon » ! – avec Marko93 et sa ménagerie monumental­e. Si on connaît ses totems, ses masques ethniques pour les avoir vus dans des showrooms (Boffi, THG, Skoda) c’est « mettre de la couleur sur le chemin des gamins qui vont à l’école » qui lui tient aussi à coeur. D’ailleurs, il a lancé le festival Ourcq Living Colors. La couleur, faite à l’atelier avec de super-pouvoirs et de super-pigments : Perrine Dorin est aussi à l’aise avec une commande du Parisianer, qu’avec un décor pour Nuit Blanche, des livres pour enfants ou la carte de voeux de Plaine Commune ! Ses marqueteri­es de papier racontent les mutations du paysage urbain qu’elle observe tous les jours. « J’habite à Saint-Denis, près de la basilique, ditelle, je dors avec les rois de France ! » Et elle y enseigne à l’école d’art. « Socialemen­t, c’est très dur, mais au plan créatif : quelle richesse ! » Claire Espinosa et Noëmi Wüthrich, les graphistes du Studio w+e, ne diront pas le contraire, elles qui ont cartonné pendant les journées portes ouvertes du 6b avec un atelier photo-booth. Généreuses en temps, en idées, elles font tout à fond et décrochent en retour des chantiers passionnan­ts comme les Carnets de Science, la revue du CNRS. « On est tous free-lance, alors on s’aide beaucoup entre nous. On navigue les uns chez les autres, dit Claire. Mais il y a un code à respecter : porte d’atelier ouverte, bienvenue ; porte fermée : on est charrette ! » Charrette ou pas, le Studio w+e a accepté de faire l’affiche d’Ici c’est l’été, le festival estival du 6b, pour la Fabrique à Rêves. Depuis sept ans, grâce à lui, c’est la plage à Saint-Denis. 3 000 m2 de sable au bord du canal, pas tout à fait la Croisette, mais la programmat­ion musicale éclectique, l’ambiance festive bon enfant attirent un public de Parisiens qui franchisse­nt le périph’ (parfois en bateau), de copains qui n’habitent pas loin et de gamins du coin. Tous profitent de cette récré décalée, sachant

qu’ils n’iront sans doute pas à Deauville cet été. Cette année, il y avait un food-truck british, une cantine végétarien­ne (Chez Simone et Yvette), un bar à bière (Demory, made in Bobigny), des filles en robes légères, des parties de pétanque et de volley et même des tomates cerises au potager ! L’été, c’est aussi la saison où La Briche, autre repaire dionysien de créateurs et constructe­urs tous azimuts, installés depuis les années 1990 dans un ancien complexe de récupérati­on de métaux, organise la Briche foraine, une fête haute en couleur, machines, costumes et animations dont nous vous reparleron­s. Quant à l’équipe de Soukmachin­es, elle arrive à nous faire vivre des weekends à la campagne dans la cour de la Halle Papin, une usine de Pantin, où l’on fabriquait des pneus et de l’outillage mécanique ! C’est une occupation éphémère, car la halle va bientôt devenir la Cité de l’Éco-habiter, mais quelque 70 artisans et créateurs y tra- vaillent en semaine, se partageant ses 4 000 m2 pour le prix modique de 6 à 10 € le mètre carré. Et, le week-end, amis et familles, bien calés dans des canapés sur palettes, profitent de la buvette, des jeux, du barbecue, avant le bal musette, tzigane ou latino. Aux beaux jours, toujours, La Station, laboratoir­e dédié à la scène musicale émergente, multiplie les concerts et soirées en plein air. Une soirée hawaïenne à la rencontre de Saint-Denis, Aubervilli­ers et Paris, il fallait y penser ! Pourquoi la Station ? Parce que le bâtiment derrière la scène, avec ses parements de briques chocolat très années 1970, est une ancienne gare à charbon désaffecté­e ! Et que SNCF Immobilier a décidé d’accueillir des projets artistique­s temporaire­s (ici, celui du collectif MU) sur certains de ses sites inoccupés. Sachant qu’on parle là du deuxième propriétai­re foncier de France après l’État et avant l’Église, l’occupation transitoir­e de sites ferroviair­es a encore de beaux jours devant elle !

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France