ESSENCES INSENSÉES
Historique, culturel, spiritruel, épicé, herbacé… dans quel champ ou sur quelle garrigue naissent les parfums ? Du centenaire d’un parfum devenu mythique aux derniers-nés des nez, l’odorat si malmené en ces temps masqués, se voit pourtant devenir l’objet de toutes les inspirations, de toutes les aspirations. Pratiques écologiques, recherches de naturalité, le parfum renoue avec ses fonctions d’origine, thérapeutique et sacrée, sans jamais y sacrifier sa part d’imaginaire.
DANS LE SILLAGE DE GABRIELLE CHANEL
2021 célèbre le centenaire du N° 5. Existe-t-il un autre parfum dans le monde si intimement lié à sa créatrice? Quand Gabrielle Chanel sollicite Ernest Beaux, nez déjà célèbre, de retour de Moscou et de nouveau à Grasse, pionnier dans le maniement des nouvelles molécules issues de la chimie, elle désire « un parfum de femme à odeur de femme ». Un parfum d’esprit, un souffle à la beauté neuve, une allure au cordeau, droit dans son flacon, s’affranchissant des codes floraux de l’époque, émancipateur, le premier parfum-manifeste. Féministe. « Je veux lui donner un parfum artificiel, je dis bien artificiel, comme une robe. C’est-à-dire fabriqué », précise Gabrielle Chanel. Pensé suivant ses directives, N° 5 est une révolution, à coups d’aldéhydes, ingrédients de synthèse, aux facettes métalliques radicalisant l’ylang-ylang, la rose de mai et le jasmin, en rupture avec les fragrances aux senteurs figuratives, interprétation trop littérale de la nature. Ne pas oublier que le « 5 » naît dans les Années folles, celles du surréalisme, du dadaïsme, de Picasso à Cocteau en passant par Dalí, Breton, Apollinaire ou Picabia. Il émane du renouveau artistique et du progrès scientifique. Gabrielle Chanel lui choisit un flacon transparent aux lignes masculines, clos d’un bouchon de verre au double C, dans un étui se résumant à un collage de papier gros grain, surligné de noir, dont l’élégance fait écho à la ligne épurée recherchée de ses créations de mode. Pas de nom, juste un nombre sur une étiquette presque pharmaceutique, celui du 5e essai qu’elle retient dans les échantillons présentés par Ernest Beaux, également son chiffre porte-bonheur. Edmonde Charles-Roux le décrit « De plus, elle substitue à l’emploi des parfums aux senteurs reconnaissables, celui d’un parfum à la senteur indéfinissable. Il entre quelque quatre-vingts ingrédients dans la composition du N°5, et s’il a la fraîcheur d’un jardin, rien ne peut faire que ce jardin n’ait une senteur inconnue ». « N° 5 est un exemple abouti d’abstraction, à l’écriture précise et minutieuse, et porte les ambitions d’une femme en avance sur son temps » souligne Yohan Cervi, collectionneur de parfums anciens et passionné par l’histoire de la parfumerie. Elle assure son lancement, l’incarne dans Harper’s Bazaar devant l’objectif de François Kollar pour une campagne publicitaire, et face à son succès, elle signe un accord avec Pierre et Paul Wertheimer, propriétaires de Bourjois et aujourd’hui de la maison Chanel, qui vont diffuser N° 5 dans le monde. En 1954, Marilyn Monroe avoue ne porter pour dormir que « quelques gouttes de N°5 ». Et, en 1964, Andy Warhol représente l’image du flacon démultiplié inscrivant ainsi N°5 parmi ses icônes du XXe siècle. Qui mieux qu’Olivier Polge, maître parfumeur de la maison Chanel, à la suite de son père Jacques qui le précéda dans ce laboratoire aux formules secrètes et ingrédients inédits, peut poursuivre le mythe. Il compose autour de l’icône d’autres compagnons olfactifs, Boy en hommage à l’amour de Gabrielle Chanel et Arthur Edward « Boy » Capel, Le Lion, signe astral et animal totémique de Mademoiselle, Les Eaux Paris-Deauville, Paris-Biarritz, Paris-Venise, Paris-Riviera, ses destinations préférées. Il oeuvre aussi à la haute qualité des matières premières essentielles au N°5: rose Centifolia et jasmin de Grasse, dans une collaboration historique avec la famille Mul de Pégomas.
GUERLAIN, L'ÉTHIQUE DES ABEILLES
Double symbole pour Guerlain. Le premier: impérial, avec les 69 abeilles dorées sur le flacon de l’Eau de Cologne hespéridée composée par Pierre-François Pascal Guerlain pour l’impératrice Eugénie, qui le nommera «Parfumeur breveté de sa Majesté». Le second étant le respect de la terre-mère, Gaïa, que l’abeille pollinise. Pierre-François Pascal Guerlain confie en 1853 la réalisation du dessin aux verriers Pochet du Courval. Ils fabriquent encore cette forme cylindrique à dôme, parée de festons évoquant la colonne Vendôme et de reines butineuses. Rechargeable hier, il le demeure aujourd’hui et se prête aux cent trente jus de Guerlain. « L’aspect rechargeable, le sourçage, la fabrication française… Guerlain fait cela depuis toujours. Maintenant ce qui change, c’est la certification de ces pratiques par un tiers, le luxe n’aimait pas cela avant. Guerlain choisit UEBT – Union pour le commerce bio-éthique –, organisme indépendant, prenant en compte l’éco-biodiversité et le social », déclare Cécile Lochard, hier au WWF, directrice du développement durable chez Guerlain. Elle annonce « l’édification de la plateforme digitale Be Respect révélant la traçabilité des matières, la composition des packagings, les coulisses, dans ce secteur, c’est comme un coup de tonnerre ». Thierry Wasser, maître parfumeur de Guerlain, perpétue les liens que la maison avait tissés, pour certains depuis les origines, avec les producteurs de matières premières olfactives. Cette fidélité presque filiale avec les cultivateurs, les distillateurs, assure la pérennité des savoir-faire agricoles, botaniques et olfactifs de la maison Guerlain. « Pour la bergamote de Calabre, c’est déjà avec la troisième génération que nous travaillons. Ce sont des rapports fraternels. Nous n’avons pas de contrat d’exclusivité. Nous n’en avons pas besoin et eux ont besoin de cette liberté. ». Quand il part aux quatre coins de monde en quête d’ingrédients – ses explorations représentent d’ailleurs un quart de son temps –, son attention se porte avant tout sur les hommes. « Nous n’achetons pas seulement des matières premières inspirantes, d’excellence, nous les achetons à quelqu’un. » Son objectif est de perpétuer la création de filières durables. « Il y a deux ans, je suis tombé amoureux des Comores mais la situation est complexe, entre instabilité politique, montée des religions. Le départ des hommes à la recherche de travail a engendré un système matriarcal. Je ne voulais pas que leurs épouses perdent du terrain. Nous soutenons et accompagnons une coopérative de femmes pour la culture de l’ylang-ylang et sa distillation en leur fournissant des fours à double combustion pour les alambics et donc, nous luttons conjointement contre la déforestation. » Il mène une démarche identique quand il aide à la réintroduction du vétiver en Inde qui était une plante endémique du Tamil Nadu. Il pousse les cultivateurs à se diversifier, leur prouve que le vétiver est synergique à la croissance des petits piments. « Un développement raisonné commence par un raisonnement partagé. Les gens vous donnent ce que vous apportez. » Dans son laboratoire parisien, avec Delphine Jelk, parfumeuse, il poursuit ce partage et cet échange permanent, jusqu’à imaginer en symbiose avec l’artiste du papier, Claudine Drai, L’Heure Blanche: un voile éthéré, lacté-musqué, avec une note d’iris, au flacon tout de blanc vêtu, abeilles comprises. La couleur d’un mariage réussi.
AU PLUS PROCHE DE LA NATURE
« Ce que je trouve de très nouveau: c’est le retour aux fonctions originelles du parfum, sacré et thérapeutique. L’Eau de Cologne Impériale de Guerlain était le remède de l’impératrice Eugénie contre ses migraines. » Annick Le Guérer, anthropologue, philosophe, historienne, auteur du livre Le Parfum, des origines à nos jours (Odile Jacob), livre son analyse sur l’évolution du parfum et le pouvoir des odeurs, marqués par « la recherche de parfums de bien-être et protecteurs ». Elle suit particulièrement quelques nez. Elle cite Olivier Durbano et ses parfums-pierres, Aurélien Guichard et son retour à la terre de ses grands-parents, Stella Giordanengo de Sama et son tour du monde initiatique aux plantes médicinales, JeanCharles Sommerard de Sevessence, expert en aromathérapie et maître parfumeur. Aurélien Guichard, nez au sein des grands noms de la parfumerie, se fait cultivateur, en commençant par la star des roses, la Centifolia. À Tourrettes dans le Var, il acquiert des champs de blé, laissés en jachère, et en plante quinze mille pieds, en bio, certifié Ecocert®. Trois ans plus tard, de sa première récolte, il formule un parfum Radical Rose avec le plus grand concentré d’absolu au monde et lance Matière Première. Un kilo d’absolu demande sept cent cinquante kilos de roses, et un kilo de roses, au moins trois cent cinquante roses. « Les parfums aujourd’hui sont trop complexes, je voulais revenir à l’essentiel de la parfumerie, la beauté des matières premières et que chacun puisse la ressentir », affirme-t-il. Annick Le Guérer participe à la réflexion d’Agathe Jacquinet, formée à l’aromachologie – l’influence des odeurs sur la psyché –, quand celle-ci imagine Ajnalogie, Ajna nom sanskrit qui signifie troisième oeil, celui des sens et de l’intuition et «logie», un suffixe désignant une science. En affinité d’esprit, méditatif, avec la jeune parfumeuse indépendante Éléonore de Staël, elles composent cinq eaux de parfum répondant aux besoins émotionnels : Désir, Méditation, Confiance, Sérénité, Cure. « Les fragrances ont une action sur notre état psychique. Des analyses physico-chimiques démontrent l’existence de liens entre la santé et l’olfaction. L’odorat étant directement relié au système limbique dont dépendent nos émotions, on comprend aisément que l’inhalation d’huiles essentielles de haute qualité permet le rééquilibrage de nos affects », souligne Annick Le Guérer, en rappelant l’euphorisant khyphi, « le premier parfum protecteur et soignant date du XVe siècle avant J.-C. Il soignait et protégeait aussi ». Laurence Lecocq choisit Laure Jacquet chez Robertet pour l’élaboration d’eaux de parfum 100% naturelles sous le signe de la déesse Nout parce que « Laure Jacquet a développé en Inde une connaissance approfondie des processus énergétiques et vibratoires. Quant à Robertet, cinq générations de savoir-faire dans le respect de la nature et des hommes, les meilleurs ingrédients bio, une traçabilité des matières premières pour une vraie gestion des ressources de la planète ». Voyages Imaginaires de Camille Goutal et Isabelle Doyen, nez à nez depuis presque toujours, la première étant la fille d’Annick Goutal et la seconde, la parfumeuse maison, empruntent des voies 100% naturelles. Elles osent le pari compliqué de formuler uniquement avec des ingrédients extraits de la nature, dans de l’alcool de blé, pour les sublimer jusqu’à l’abstraction. « Proposer une alternative au synthétique et une autre manière de se parfumer, qui chante différemment sur chaque peau et se déroule en volutes au fil de la journée. »
MYSTIQUES ET SPIRITUELS
Inspiration liturgique. «La première fonction du parfum a été d’établir un lien entre les hommes et leurs dieux. Les prêtres égyptiens, les premiers parfumeurs composaient des fragrances pour obtenir la protection divine et permettre aux défunts, par les pratiques d’embaumement, de devenir à leur tour, des “Parfumés”, des dieux, et d’accéder ainsi à une seconde vie. C’est Yahvé lui-même, selon l’Ancien Testament, qui donne à Moïse la formule du parfum sacré, brûlé en offrande sur l’autel… Et, dans le Nouveau Testament, c’est un coûteux parfum au nard que Marie-Madeleine répand sur les pieds du Christ. » L’historienne Annick Le Guérer est intarissable sur le rôle sacré du parfum. Unum résonne, comme une incantation. Filippo Sorcinelli se remémore quand sa mère s’occupait de l’église et que lui y jouait, enfant. Il étudiera la musique à l’Institut pontifical de musique sacrée de Rome et devient organiste, participant à de nombreux festivals. Il fonde parallèlement LAVS – Laboratorio Atelier Vesti Sacre –, un atelier de couture de vêtements liturgiques sur mesure, suite à une commande d’un ami prêtre. Quand il livre ces parures richement brodées, il les embaume d’une brume inspirée des huiles sacrées de la messe chrismale du Jeudi Saint. Ainsi Filippo Sorcinelli compose LAVS, le premier parfum de sa marque Unum. Le plus mystique. «Le langage de la musique est le même que celui de la parfumerie.» Sa dernière création est dédiée à Notre-Dame, incendiée. En note de fond: ambre, bois précieux, bouleau fumé, encens, mousse, patchouli, santal, tonka et vétiver. Avant il y a eu Epicentro, dont le flacon oscillant sur sa base évoque le séisme de Bolognola, le capuchon est une réplique d’une pierre éboulée. « Dans le sillage de LAVS, j’ouvre les portes d’un projet plus grand vers l’art. Je veux parler de la beauté universelle.» d’un Connection matorral au rugueux vivant. que « C’est je travaille, dans ma débroussaille, garrigue, sur aère six afin cents d’encourager hectares cade, pistachier, buplèvre, thym, ciste, lavande, genévrier à retrouver la lumière. C’est là qu’Odeur de Sainteté est née ». Chantal Sanier élabore des parfums comme « on le faisait avant 1830 et l’arrivée des molécules de synthèse ». Elle revendique la prise en compte, en conscience, du végétal dans sa totalité à l’inverse des pratiques contemporaines de fragmentation consistant à n’utiliser que les matières dites intéressantes. « Il y a un équilibre naturel dans les plantes, ne faire appel qu’à une fraction, les pétales par exemple, introduit un désordre. Ce qui m’intéresse, c’est de capter l’énergie du végétal qui donnera la partie vivante du parfum. J’aime que la matière bouge, comme dans le vin. Alors seulement, vous dansez avec eux.» Elle désire, «mi-sourcière, mi-sorcière », reconnecter l’homme avec lui-même. Un de ses élixirs se nomme L’Homme Quantique, illustration de sa démarche. Pas avec un petit «c», souligne-t-elle avec humour, comme pourrait l’induire l’appellation de sa marque Odeur de Sainteté. « Grâce à la photosynthèse, les plantes sont capables de capter l’énergie des rayons cosmiques et la convertir en énergie avec un rendement de près de cent pour cent. Les plantes font donc depuis toujours de la physique quantique. C’est cette matière-là qui nous intéresse, celle qui a reçu le soleil et a su traduire son énergie en croissance vitale. » Fi de la pyramide olfactive, sa pratique est instinctive. Et artistique. Elle fomente pour L’Hôtel de la Marine restauré et bientôt inauguré, des atmosphères olfactives qui ramènent directement au XVIIIe siècle, dans les fastes du baron de Ville-d’Avray. Elle scénarise aussi des expositions au sein de galeries. Une sensibilisation par l’expérience du visiteur à une autre vision du parfum.
VISIONS FÉMININES ET DIALOGUES CRÉATIFS
Emilie Coppermann, nez collectif. «Je suis incapable de travailler seule». Elle compose en échangeant, avec les autres parfumeurs, évaluateurs, marques… et cultivateurs. «Le rôle du parfumeur se situe entre le luxe et les fermiers. Il a aujourd’hui la responsabilité du sourcing, donc du respect de la biodiversité.» Sa dernière Cologne, Majaïna Sin, pour The Different Company, dans une explosion rafraîchissante de vanille épicée, rend hommage à Madagascar, aux neuf mille hommes des quatre-vingts villages qui cultivent pour Symrise. Parfumeuse au sein du groupe, elle interprète L’Esprit Cologne de The Different Company, en sept créations, un «infini varié avec une structure inondée de citrus, comme un socle pour une overdose à venir de matière première ». Elle reçoit, pour Majaïna Sin, les prix François Coty et Léonard de Vinci en 2019. Et poursuit ses recherches d’une nouvelle naturalité, « les tendances ne sont plus aux fragrances addictives, on se tourne vers le salé, la minéralité», et s’intéresse aux légumes. Sidonie Lancesseur, nez introspectif. Diplômée de l’ISIPCA versaillaise, Sidonie Lancesseur choisit Robertet à Grasse, spécialiste mondial en matières premières naturelles. «C’est une ressource immense en ingrédients bio et éco-responsables, plus de trois mille, et en nouveaux développements. L’odorat est le sens de la mémoire. J’ai travaillé sur un accord qui me tenait à coeur, rhum et patchouli, dans un dosage précis. Quand Kilian Hennessy est venu nous voir, pour sa marque By Kilian, je lui ai proposé. Il l’a baptisé Straight to Heaven et nous en avons imaginé de nombreux autres par la suite.» Quand elle parle de sa famille de parfumeurs, elle cite Michel Almairac avec qui elle collabore chez Robertet et Jean-Claude Ellena, longtemps maître parfumeur chez Hermès. «Pour moi, ce qui est important dans un parfum, c’est la sincérité de l’odeur, la clarté du message, la structure de l’assemblage». Alexandra Carlin, nez de compétition. «Maurice Roucel est mon mentor. On se complète. Nous sommes passionnés par la parfumerie et les sports de compétition, l’effort, le dépassement.» Alexandra Carlin relève le défi avec ce maître parfumeur (auteur de Tocade de Rochas, Hypnôse de Lancôme, Dans tes Bras édité par Frédéric Malle), de rendre la particularité du matcha, ce thé vert concocté à partir de toute la plante, pour le nouveau Replica de Maison Margiela. Elle s’inscrit dans le concept du créateur Martin Margiela quand il lança la première traduction olfactive de sa ligne Replica, des vêtements porteurs de mémoire. Les deux parfumeurs encapsulent à leur tour «un moment de vie ». «Je voulais transmettre cette idée de bien-être à la fin d’une séance de yoga, quand on est aligné, centré », explique-t-elle. Ils le traduisent par des accords de fleur d’oranger apaisante, de santal rassérénant, de benjoin véritable baume, couplés à l’énergie du matcha. Éléonore de Staël, nez au couvent. La benjamine. Éléonore de Staël a installé son orgue à parfums au séminaire Saint-Sulpice d’Issy-les-Moulineaux. Diplômée du Grasse Institute of Perfumery en 2015, elle commence à composer au sein de la maison Edmond Roudnitska, apprend aux côtés de Bertrand Duchaufour, et rejoint le laboratoire de création de Jean Patou en 2016. En 2017 elle est lauréate du concours Corpo 35 avec la création du parfum Indigo, et devient l’un des plus jeunes nez indépendants. Elle désire «aligner sa création sur sa démarche de vie personnelle, très engagée dans l’écologie et ne formuler qu’en 100% naturel ». Sa palette s’en trouve réduite et pousse à « un acte créatif renforcé». De sa rencontre avec Agathe Jacquinet, naissent ses premières créations pour Ajnalogie: « les parfums de l’âme ». Éléonore de Staël collabore avec l’Atelier Français des Matières, «un laboratoire d’excellence, avec des techniques ancestrales et une agriculture raisonnée ».
BARNABÉ FILLION, ARTISTE PARFUMEUR
Il se fait rare, presque volatil. En Inde, au Mexique, au Japon, à Pantin. Il a composé, parce qu’il se sentait proche de leur univers, en affinité créative, des parfums pour Paul Smith – il en a été aussi l’égérie – et pour Dennis Paphitis, fondateur d’Aesop. Marrakech Intense parle de la convivialité des tables marocaines, des couleurs vibrantes des souks, de l’intensité du désert. Clous de girofle, cardamome, santal… des notes s’élève un mirage olfactif. Suit Hwyl qui raconte les forêts millénaires du Japon et invite à la décélération. Le dernier se nomme Rozu, développé avec Pernette Perriand, en hommage à Charlotte Perriand et à sa vie au Japon, à partir d’une rose créée à son nom, par la famille de botanistes Wabara sur les bords du lac Biwa. «Une rose beige écru qui devient en fanant métallique, irisée. Puis le vétiver qu’elle portait, du shiso, du bois de Gaïac, un côté unisexe », décrit Barnabé Fillion. Comment êtes-vous devenu parfumeur? Je suis photographe de formation. J’ai été l’assistant d’Helmut Newton. Ce qui était à la fois fascinant et inspirant. Je développais aussi un travail personnel «Pictorial Encyclopedia», une encyclopédie de souvenirs photographiques. Je changeais l’optique de mon Polaroid 5x70 par une loupe et j’avais l’impression, en photographiant des plantes, d’être dans le microcosme, au coeur de la cellule, en référence au travail de Karl Blossfeldt. De là, est venu le désir de collaborer avec différents talents pour explorer cette architecture de la nature, son intelligence. J’ai rencontré un nez. J’étais fasciné par son langage, le vocabulaire de la parfumerie, nos séances de description. Je suis resté auprès d’elle quatre ans et parallèlement, je me suis formé à la phytothérapie, à l’aromathérapie et à la distillation. J’ai une vision totale de la plante, esthétique et botanique. Qu’est-ce que le parfum pour vous ? Un médium au même titre que la photographie ? Le parfum pour moi est un médium d’expression lié à la synesthésie. Je suis synesthète. Quand je travaille des images, je sens des odeurs. Quand je travaille le parfum, les premières choses qui me viennent sont des textures, dans lesquelles je rentre et je découvre les matières à composer. Comme une image floue qui gagne en netteté au fur et à mesure des essais. J’aime mettre en lien différents médiums et talents. Je lance en septembre la marque ARPA, une recherche allégorique sur la synesthésie via le parfum, la sculpture, la musique. Comment commencez la création d’un parfum ? Inspiration ? Matières fétiches? Je ne travaille qu’avec des gens que j’admire, qui m’inspirent pour être sûr que le dialogue soit soutenu durant tout le développement du parfum, qui peut être long. J’ai beaucoup de matières fétiches, les boisés pour leur naturalité, les mélanges d’encens du monde pour leurs facettes mystiques, les épices fraîches, les notes asiatiques, le shiso pour Aesop, d’autres citriques, peu: le petit grain, le yuzu… Pour les notes de fond, celles qui ont une relation au temps. Vous réfléchissez à d’autres moyens de diffuser, de partager le parfum? Je pense aux pierres volcaniques disposées en cercle que les Massaïs imprégnaient de certaines huiles pour protéger leur camp des insectes et des animaux. On peut trouver dans des traditions anciennes des inspirations. Est-ce qu’il s’agit d’emmener le parfum ailleurs? Oui mais, aussi être ailleurs avec le parfum. Dans d’autres lieux comme les musées, dans l’art ou l’artisanat. J’ai collaboré avec Anicka Yi au Guggenheim de New York, avec Marguerite Humeau pour ses Vénus et aussi le Studio Unfold pour Le Pendler, un diffuseur en céramique actionné par un système de pédales, inspiré du camelot sur les routes et de ses potions magiques.
QUAND LE PARFUM PREND FORME
Parfumerie d’auteurs. «Nose est le seul lieu ouvert avec son maître parfumeur maison, Mark Buxton». Nicolas Cloutier insiste sur cet atout majeur. Quand on connaît ce nez qui participa à la saga des parfums Comme Des Garçons, tout est dit. Non senti. «Notre sélection de parfums d’exception, plus de 750 aujourd’hui, est inégalée. Elle tient compte de la haute qualité des matières premières naturelles ou synthétiques, de l’originalité de la formule.» Quand Nicolas Cloutier ôte les capots des flacons alignés, les ivresses s’annoncent infinies. Emballement de l’imaginaire, fulgurance des sens. On ose à peine respirer l’odeur magnétique de brûlé d’une chapelle en ruine évoquée par Julien Rasquinet dans Bois d’Ascèse pour Naomi Goodsir ou celle ultra-poudrée émanant de Teint de neige de Lorenzo Villoresi. Ce dernier, docteur en philosophie ancienne et en philologie biblique crée, en 1991, sa première collection de parfums et remporte en 2006 le Prix François Coty. Pour trouver l’âme soeur sensorielle, Nicolas Cloutier pratique un diagnostic olfactif. Plus de 250000 déjà réalisés. Nose est aussi le lieu le plus sélectif pour les objets parfumés. «On sort de la bougie, même si nous en avons des centaines». Nicolas Cloutier est à l’affût de nouveaux supports «avec une réelle approche de design et d’innovation» à l’exemple des galets de Frédéric Malle, des Albâtres de Trudon, des cristaux d’Ortigia, des «Sabliers» de Diptyque, des encensoirs Astier de Villatte… Objets de design et parfums d’intérieur. Nez et créateurs composent aussi pour les intérieurs, entre mécaniques des fluides et esthétique en symbiose, dispersion des fragrances et transport de l’âme. Le parfumeur Barnabé Fillion et le studio belge Unfold revisitent les instruments de l’alchimiste grâce à des diffuseurs en céramique imprimés en 3D et initient une nouvelle façon d’expérimenter le parfum, un carrousel de haute voltige. L’artiste japonais, Kentaro Yamada, qui s’est associé au nez Euan McCall, fait aussi appel à la numérisation et à l’impression 3D afin de rendre hommage à l’homme de Néandertal. Il part de la forme, puissante et hachée, d’un silex afin d’en faire son contenant, flacon ou réceptacle de cire. «L’odorat déclenche la mémoire plus que la vue et l’ouïe, et il peut déverrouiller les portes de leurs ombres cachées – des Néandertaliens – dans notre ADN (de 1 à 4%).» Le designer Noé Duchaufour-Lawrance renoue avec les savoir-faire ancestraux des artisans portugais. Il pratique avec eux la soenga, une cuisson des céramiques à l’étouffée, leur conférant cette couleur noire par manque d’oxygénation. Né des entrailles de la Terre, son diffuseur a des allures cosmiques. Tous cherchent, expérimentent d’autres procédés pour une extraction à froid, plus saine, et invitent à d’autres rituels. Le «Sablier» de Diptyque, que l’on retourne en un geste, colorie le temps de l’émanation de ses perles imprégnées. La maison qui fête ses 60 ans cette année est experte en «parfumage» sur mesure, en fonction des espaces. Trudon règne sur l’empire des bougies, depuis 1643, et pare ses dernières des plus beaux atours. Pauline Deltour, designer, la rend nomade, avec «La Promeneuse», conçue dans un verre fabriqué à la main en Toscane. La poétesse de haïkus Clara Molloy célèbre, avec sa marque de parfums Floraïku, les cérémonies japonaises traditionnelles: kodo (cérémonie de l’encens), o-cha (cérémonie du thé) et ikebana. Son diffuseur évoque cet art floral. Louis Vuitton et son maître parfumeur Jacques Cavallier-Belletrud surpassent tous les rêves. Celui-ci se fait portraitiste et signe des parfums sur mesure, à la dimension de la personnalité, des désirs, des rêves de ses clients. La composition prendra neuf mois, quel symbole, et sera mise dans un «flaconnier-malletier» de la maison. À parfum unique, écrin d’exception!
NOUVELLES ESSENCES DES SENS
À quels voyages imaginaires invitent les maîtres parfumeurs des grandes maisons, Christine Nagel chez Hermès et François Demachy chez Dior? À quelles escapades estivales se livrent d’autres nez, en duo comme Alexandra Carlin et Maurice Roucel pour Matcha Meditation de Replica de Maison Margiela, Sonia Constant et Quentin Bisch pour La Belle de Jean Paul Gaultier, ou en famille d’artistes autour d’Isabelle d’Ornano, de sa nièce, muse de son dernier parfum : Izia La Nuit, hommage à une rose mystérieuse de son jardin ? À chacun sa promesse. Et sa caresse. Nocturne, opulente, profonde, florale habillée de bois, de vanille, de notes cuivrées pour Izia – Isabelle en polonais – dans son flacon laqué de noir, sculpté par Bronislaw Krzysztof, glissé dans un écrin aux multiples collages surréalistes de l’artiste britannique Quentin Jones. Diurne, quand sous le roulement d’une bille, le parfum se délivre : l’extrême sensualité de J’adore de Dior, eau de parfum, dépose sur la peau son souffle floral aux accents d’un printemps déployé. Et enfin une caresse vive et légère, rose aux joues garanti, de La Vie est Belle de Lancôme dans sa version cristalline. Les flacons se déshabillent et revêtent de nouvelles tenues. Le trio d’Antoinette Poisson, qui a remis au goût du jour la dominoterie, technique du XVIIIe siècle d’impression de papier peint à la feuille, interprète les colombes totémiques de L’Air du Temps de Nina Ricci, dans un motif toile de Jouy sur flacon de porcelaine. Giorgio Armani partage son île volcanique de Pantelleria, entre mer et cyprès, dans sa dernière eau. Une nature sauvage que capture le nez Alberto Morillas. François Demachy ajoute un opus de plus à la collection des vingt-six parfums de la maison de Christian Dior. Le dernier-né, Tobacolor, trouble les sens dans les fumées fraîches d’un narguilé, un envoûtement d’absolu de tabac noir venu de Turquie sur un coeur ambré, choyé de notes miellées et d’une réglisse régressive. De fragrance en fragrance, « une histoire vibrante où chaque sillage est le nouveau chapitre d’un récit libre », François Demachy partage ses aventures humaines. L’authenticité et la haute qualité des matières premières, la sincérité de ses compositions, les échappées qu’elles induisent, transmettent la joie du concepteur, les labeurs des cultivateurs, les kilomètres parcourus. « Sentir, c’est ressentir », dit-il dans le film Nose qui lui est consacré. H24 pousse sur le béton, telle une plante sauvage qui le fendrait. Telle est l’image évoquée par son auteur, Christine Nagel, nez de la maison Hermès. Il surgit comme un ovni végétal en pleine urbanité. Pour ce dernier-né, elle s’affranchit des boisés conventionnels, lui préférant la sauge sclarée, avec sa tonalité de foin et d’herbes coupées au fond ambré animal. Elle hybride en précurseur, nature et innovation, en faisant appel aux biotechnologies qui permettent de produire de nouvelles molécules à partir de réactions enzymatiques naturelles et éco-responsables, et garde secrètement aussi une co-distillation d’un absolu de narcisse. H24 est un mystère au masculin, inspiré par l’odeur des ateliers de couture d’Hermès, en écho aussi à la fluidité des coupes au cordeau de Véronique Nichanian, directrice artistique des collections Homme depuis plus de trente ans. De la structure dans le mouvement.