L’éternité pourtoujours En
mettant en scène des millionnaires adeptes de la cryogénisation, publie, après l’énigmatique Don DeLillo Rencontre cinq ans d’absence, un grand à Manhattan avec l’un des derniers roman SPECTRAL. monstres de la littérature américaine. Secret, fuyant, paran
«C’est toujours à partir d’une image que je commence un livre. Pour Zero K, ça a été la vision, en plein désert, d’une série de tours, très hautes : je me suis demandé ce qu’elles faisaient là. Le désert m’attirait, mais pas ces buildings. Voilà comment a débuté cette histoire ou plutôt cette installation.» Il fait une chaleur infernale
quand on rencontre Don DeLillo à New York dans le bureau de son agent. Assis sur le rebord d’un canapé, habillé de couleurs neutres, l’écrivain discret nous prévient, à peine installé, qu’il n’aime pas expliquer ses livres ni parler de son oeuvre et ajoute, la main sur sa gorge : «De plus, ces derniers temps, j’ai tendance à perdre ma voix.»
À 81 ans, Don DeLillo porte toujours bien haut sa couronne d’écrivain américain de premier plan et son dernier opus, Zero K, publié ce mois-ci en France, est un très grand cru. Ces tours dans le désert qu’il a aperçues il y a quelques années abritent, dans cette fiction paranoïaque, un centre scientifique, Convergence, spécialisé dans la cryogénisation et tenu par une organisation étrange d’Asie centrale. Quand le roman s’ouvre, Jeffrey s’y rend pour visiter son père, Ross Lockhart, un millionnaire, et la deuxième femme de celui-ci, Artis : atteinte d’un mal incurable, elle a choisi Zero K, un programme de cryogénisation, dans l’espoir de renaître dans un futur où l’on saura la soigner. Convergence est l’un des lieux les plus bizarres que la littérature ait créés, une sorte de bunker tout droit sorti d’un James Bond : des couloirs gris à n’en plus finir, des écrans, des portes secrètes ; magnétiques, des mannequins décapités. Jeffrey erre dans ces couloirs, hanté par une question qui est celle-là même que se pose l’écrivain : «Si le corps d’une personne peut être conservé jusqu’au jour où la science le ramènera à la vie, qu’advient-il de son esprit ? J’ai fait des recherches, et rien ne répond à cette question.; L’identité, ce qui nous définit, est un mystère.» Déclaré visionnaire après les attentats du 11 Septembre pour avoir imaginé dans un de ses romans, en 1977, une attaque terroriste visant le World Trade Center, Don DeLillo se fait ici mystique. Si toute son oeuvre, d’Americana en 1971 à Point Oméga en 2010, en passant par Outremonde ; (1999), est traversée par la mort, Zero K est le roman dans lequel il s’y attaque le plus frontalement. «La plupart des religions portent l’idée qu’après notre mort, nous aurons droit à une vie meilleure, supérieure. Et au fond, la science, dans ses promesses mathieu de vie éternelle, nous dit la même chose.»
Au milieu du roman, on revient, avec un certain soulagement, à New York où Jeffrey retrouve sa vie, loin des tours d’Asie centrale et des programmes de résurrection. «Il absorbe ce qu’il voit beaucoup mieux qu’il ne le faisait avant son passage à Convergence.» Plus sensible aux êtres qu’il croise, aux fluctuations de la lumière, à la femme qu’il aime. Mais chez Don DeLillo, rien ne protège jamais de la violence du monde. Le temps d’un trajet en taxi, Jeffrey, son amie Emma et le fils adoptif de celle-ci, jeune adolescent né en Ukraine, saisissent des bribes du drame qui se joue dans son pays, dans le brouhaha permanent des radios et chaînes d’infos en continu que diffusent à New York les taxis tous suréquipés d’écrans. Le jeune garçon décidera de prendre les armes et d’aller se battre chez lui. L’occasion pour DeLillo d’offrir une des scènes les plus virtuoses du roman et de cristalliser le paradoxe tragique de nos sociétés. Vivre au présent et risquer sa vie pour un idéal, ou stagner dans un caisson glacé pour tenter de se prolonger pour l’éternité ? DeLillo ne tranche pas. Pour reprendre son mot du début, Zero K est une envoûtante «installation» composée de toutes les façons d’envisager la mort – pardon, de concevoir la vie. Zero K, de Don DeLillo, éditions Actes Sud. Traduit de l’américain par Francis Kerline (en librairie le 7 septembre).