Quand Suicides. Les Proies Virgin
Sofia Coppola
débarque en mai dernier sur la terrasse du Beverly Hills Hotel de Los Angeles, on est frappé de constater à quel point le temps semble cajoler la réalisatrice. Silhouette adolescente neutralisée en jean et pull marine, cheveux mouillés, elle diffuse la même impression que celle que l’on ressentait douze ans plus tôt alors qu’on la croisait régulièrement à l’occasion d’un numéro de Noël de Vogue dont elle était la rédactrice en chef invitée. Même teint transparent semblable à celui de ses jeunes héroïnes indécises, mêmes lèvres pleines délicatement glossées, comme un rideau de chair tendre sur un émail éblouissant, même nez de caractère, même phrasé sucré.
Cette escale en Californie en précède une autre, à Cannes, quelques jours plus tard où son nouveau film, Les Proies, ferraille en compétition officielle. À cet instant, elle ignore qu’elle y décrochera le prestigieux prix de la mise en scène. À Los Angeles – où elle a vécu un temps – Sofia assiste à la première mondiale du court-métrage qu’elle a réalisé pour le (re)lancement de la montre Panthère de Cartier (un must horloger imaginé au mitan des années 80 qu’elle porte à son poignet, version or dix-huit carats). Un petit film ultra-léché, succession d’images vaporeuses, attaché au quotidien 100 % soie d’une jeune héroïne tout occupée à aimer, nager sous les palmiers, danser, et brûler le bitume au volant de sa Mercedes 450 SL. Un exercice de style auquel Miss Coppola s’est déjà frottée pour les beaux yeux d’un grand parfum parisien ou pour habiller la rugueuse mélodie du I Just Don’t
Know What To Do With Myself des White Stripes, où elle filmait dans un noir et blanc classieux une Kate Moss lascive en lingerie, virtuose du pole dance. «Ce type de projets m’amuse beaucoup, dit-elle. Je les aborde de façon plus légère, plus drôle. Sans doute parce que les contraintes sont minimes comparées à celles d’un long-métrage. Ici, les dialogues ou les problématiques de narration importent peu. Seules comptent la beauté des images et l’atmosphère. J’ai un peu le sentiment de faire une séance photos. Et, cerise sur le gâteau, j’ai eu la chance de tourner le film “Panthère” juste après
Les Proies, entourée de mon équipe. C’était idyllique.» Sixième opus tout juste débarqué sur grand écran (après Virgin Suicides, Lost in Translation, oscar du meilleur scénario en 2003, Marie-Antoinette, etc.), Les Proies, remake d’un classique de Don Siegel adapté d’un roman de Thomas Cullinan, est sans doute le chapitre le plus sombre à ce jour de l’oeuvre de Sofia Coppola. Planté en pleine guerre de Sécession, ce huis clos entièrement déroulé dans un pensionnat de jeunes filles huppé scrute la dérive passionnelle d’un gynécée au bord de la crise de nerfs dès lors qu’il est confronté à l’arrivée d’un élément extérieur, l’hébergement accidentel d’un soldat nordiste blessé, beau comme un camion. Cette prise mâle va court- circuiter le cours indolent et ouaté du destin de ce clan de recluses diaphanes dans un crescendo psychologique élégamment tricoté jusqu’au dénouement, aussi gore que jubilatoire. «J’aimais l’idée d’une intrigue articulée autour d’un groupe de femmes entre elles, tout à coup perturbées par la présence d’un homme, la sensation du désir cuisant, du danger face à l’ennemi, de la tension sexuelle. Quand j’ai vu le film terminé, Nicole Kidman, Kirsten Dunst, Elle Fanning, le teint crépusculaire dans des robes pâles, j’ai pensé à
Ce film en est l’écho sombre. Plutôt que d’embrasser la violence contre elles-mêmes, elles la déchaînent contre l’objet de leur fantasme. Je crois d’ailleurs que c’est la première fois que je filme le sang.» Pour le reste, exhale la sensibilité très personnelle de la réalisatrice : précellence du point de vue féminin, obsession du désir empêché, superficialité et indolence vénéneuses, ivresse des faux-semblants, spasmes de mélancolie, sentiment d’oppression, sens du détail visuel acéré et une esthétique à couper le souffle, transcendée par de superbes plans en longues focales. Au fil de ses projets, Sofia Coppola a affirmé et affiné son style, loin des sentiers du pater légendaire. «J’ai aujourd’hui davantage confiance en moi, dit- elle, même si la peur et l’excitation m’accompagnent à chaque nouveau tournage. J’ai eu la chance d’avoir accès dès ma petite enfance à une éducation exceptionnelle, d’être sur des plateaux déments alors que je savais à peine marcher. J’étais toujours dans le giron de mon père. D’ailleurs, j’ai son caractère obstiné, tenace, sa motivation. Il m’a transmis son enthousiasme, ses valeurs, son intégrité, son respect pour le point de vue. Fatalement, les gens ont eu tendance à penser que tout avait été plus facile pour moi. Ça ne me contrarie pas plus que ça, c’est sans doute le prix à payer. Au fond, cela ne m’a pas dérangée qu’au début on ne m’ait pas prise au sérieux. Ça m’a même laissé la latitude de surprendre.»
Quand elle ne tourne pas, Sofia mène une vie discrète à New York avec Thomas Mars ( leader du groupe Phoenix), le père ses deux petites filles, et s’offre quelques escales à Paris.
«J’aimerais surprendre, vous vous dire des choses originales, mais mes jours se ressemblent.
J’accompagne mes filles à l’école le matin dans le West Village, je prends des cafés avec mon amie Tamara Jenkins, elle aussi réalisatrice, on parle cinéma et éducation de nos enfants, je déjeune japonais, je vais voir des films…» La pudeur et la délicatesse qui émanent de cette «gracieuse dame de fer» dissuadent tout interlocuteur de s’aventurer sur un terrain trop personnel. Tout au plus apprendrons-nous qu’elle aurait adoré tourner La Dolce Vita et que ses réalisateurs de prédilection sont Jane Campion, Martin Scorsese, Gus Van Sant, Federico Fellini, Wong Kar-wai, Tamara Jenkins ou encore son père. C’est lui d’ailleurs qui lui a offert à Noël il y a près de vingt ans le coeur en diamant qui ensoleille son cou. «J’adore les bijoux, dit-elle. On les garde à vie et ils exacerbent encore le plaisir de s’habiller. Ce coeur en diamant est le bijou auquel je suis la plus attachée. Il y a aussi cet anneau que Thomas m’a offert pour la naissance de ma première fille. Il ressemble à une alliance d’ailleurs…» Divin hasard ou étincelante coïncidence, la bague est griffée Cartier.