VOGUE France

PICCOLI ET LES CHOSES DE LA VIE

«Michel Piccoli est ma plus belle rencontre amicale dans ce métier. J’aime ses qualités d’ homme, son engagement politique, social, culturel. Je l’estime moralement. Sans parler de l’acteur. C’est un rêve de jouer face à lui.» Jane Birkin

- Par Philippe Azoury

Il est une chose que les amateurs de Michel Piccoli savent, c’est un instant qu’ils guettent à chaque film, c’est le moment toilette, une scène intime où Michel Piccoli change de chemise, bleue la chemise, enfile un pantalon, noir le pantalon, se rase, passe un peu d’eau sur son visage. C’est un moment où l’acteur ne peut mentir: un homme se change, vulnérable, se confronte à l’image que lui renvoie son miroir, fragile, et au moment de le faire, baisse la voix d’un ton et se met à parler de lui comme il ne l’a encore jamais fait. Personne d’autre que Michel Piccoli n’est aussi magistral que dans ces instants-là. Parce qu’ils semblent accordés au timbre de sa voix, contenant autant de savoir sur lui-même que de sensualité envers l’autre, voix à la limite de l’enrouée, voix ravalée, demi-murmure de celui qui nous fait la confidence des deux ou trois choses qu’il sait de la solitude humaine.

En 1969, dans Dillinger est mort, de Marco Ferreri, il ne faisait que ça, sa toilette, ou celle du revolver qui lui permettra, une fois l’avoir démonté puis remonté, de tuer sa femme, qui dort depuis longtemps. Le film n’est que ça : un homme face à son projet. C’est un film impossible. Celui qui a joué ça peut tout jouer.

Dans les films de copains (ceux de Sautet, de Deville, en première ligne), Michel Piccoli est le solitaire de la bande: un oxymore à lui tout seul. Celui qui s’efforce d’être avec les autres mais traverse la vie seul. Les femmes sont son unique rempart. La présence d’une femme (ou des femmes, quand il lui arrive de n’être pas monogame) lui permet de s’ouvrir enfin, de préférer à sa vie sociale, qui lui coûte un effort quasi surhumain, sa vie aux côtés d’elles, qui au contraire le charge, l’adoucit, le replace parmi le monde.

Dans les années 70, il est médecin, cadre dans de grandes entreprise­s, présentate­ur d’émission de musique classique pour Radio France, président-directeur général, chirurgien. Il incarne une forme raffinée d’exercice du pouvoir. On imagine qu’entre deux conseils d’administra­tion, il lit des auteurs rares, dans des langues étrangères dites difficiles. Dans Une étrange affaire, de Pierre Granier-Deferre, il récite au restaurant des poèmes allemands devant ses amis et une poignée d’employés triés sur le volet. Ils lui font l’honneur de prêter l’oreille à cette façon de soudain se raconter dans une autre langue, comme pour être certain de n’être surtout pas entendu complèteme­nt.

Une étrange affaire est un film de 1980, le point culminant de cette filmograph­ie dessinant le portrait d’un homme éduqué, isolé parce que le pouvoir, par nature, isole, craint parce que le pouvoir, par nature, inspire la crainte, et respecté parce qu’il en va ainsi de son élégance de feuille, il pose sa voix avec intelligen­ce à l’endroit même où le conseil doit être entendu et son calme fait le reste du travail. Silencieux forage d’un homme de classe.

Piccoli a-t-il été petit? Il n’a crevé l’écran que tard. Une scène impeccable dans Le Doulos, face à Belmondo venu le tuer – même en truand, il porte admirablem­ent le costume-noeud pap’ – l’a fait remarquer, en 1962, et tant pis s’il tourne depuis 1945. Mais ce sont ses faiblesses magnifique­s face au désir que Bardot suscite chez les autres hommes dans Le Mépris, de Godard, l’année suivante, qui l’ont imposé. Il a 38 ans dans Le Mépris. Il lui fallait attendre cet âge pour advenir à l’écran. Humphrey Bogart a attendu d’avoir le même âge pour devenir ce parangon de virilité cassée, tenant le monde à distance. Piccoli est l’inverse d’un jeune premier. Dans La Chamade, d’Alain Cavalier – a-t-il jamais été aussi classe et aussi blessé que dans ce film-là ? – il n’a déplacé aucune des robes (au nombre de cinquante, toutes évidemment siglées Saint Laurent) qu’il offrait à Catherine Deneuve, son vestiaire attendait son retour, vêtements vides attendant corps. Deneuve finira par revenir. Michel Piccoli, 42 ans, laisse le temps le rendre magnétique, irrefusabl­e.

Ce calme n’en est pas un. Il y a derrière cette intelligen­ce la possibilit­é du mal. C’est lui qui décidera s’il peut en jouer ou pas. Cela le rattache à de grands métallique­s tel George Sanders, Bogart. Buñuel l’a compris le premier, Ferreri ensuite, Doillon et Carax, bien après: son potentiel de destructio­n et de séduction liées. Cette façon de laisser la proie en face s’abîmer volontaire­ment contre lui. Se mesurer à sa voix, douce, et aux idées, dures, qu’elle énonce.

C’est le second Piccoli, celui qui couvait sous l’adulte blessé des films de Sautet avec Romy Schneider ou Lea Massari, ces choses de la vie comme prélevées directemen­t dans le réel de la France des années 70 et avec lesquelles il aurait pu vieillir : c’était le risque. Cette représenta­tion vivante d’une (haute) bourgeoisi­e qu’il ne revendique même pas, le second Piccoli va s’appliquer à la froisser à partir des années 80. Il a alors 55, 65 ans, l’âge de faire sortir Falstaff en lui, l’ogre. Cette fois-ci, il n’est plus cadre sup mais artiste: metteur en scène de théâtre, peintre… démiurge. Et in fine pape, pour Nanni Moretti. C’est le Piccoli de La Puritaine de Jacques Doillon, père détruisant sa fille par son charisme sur les femmes, le patron dévorant d’Une étrange affaire, le chef de gang de Mauvais sang de Carax, le peintre Frenhofer qui peint le chef-d’oeuvre inconnu, celui d’une jeune femme mise à nu chaque jour dans son atelier, dans La Belle Noiseuse, où il croise Birkin. C’est la voix qui porte haut, théâtrale, acérée, des grandes tables où on humilie quelqu’un au hasard, dans Rien sur Robert de Pascal Bonitzer. Acteur baroque, personnage «wellesien», improvisan­t des gestes, des sorties, des accélérati­ons soudaines et cruelles, qui le font rire, et ce rire il le suspend le temps de le regarder déstabilis­er l’autre. À cet instant, son oeil pétille.

Je ne l’ai interviewé qu’une seule fois. Il venait de commencer une carrière de cinéaste… à 72 ans. Le rendez-vous avait été fixé à 19h30 dans un bureau de production vide du Marais. Il a fait appeler à 19 h 15 pour savoir si j’étais dans le café en face, «celui plein de néons». Justement, j’y étais. Il annonçait du retard, voulait savoir si je pouvais lui commander un saucisson-beurre. Vers 19 h 50, il a surgi en silence, son bras dans un grand manteau noir de magnifique qualité, m’a pris de vitesse, il était déjà en train de croquer dans le sandwich tout en me parlant, et de ce timbre unique, il m’a embarqué dans son mouvement continu. Je n’avais jamais vu une telle intelligen­ce en balade.

En le regardant traverser la rue Vieille-du-Temple dans la nuit, j’ai compris que d’entre tous, il était depuis toujours celui que j’admirais le plus – incarnatio­n d’une certaine idée subtile, tranchante, silencieus­e et émouvante, de la virilité. Michel Piccoli est un prince.

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