VOGUE France

KATE, GRANDEUR NATURE

- Par Jean Rolin

Les photos en couleurs de paysages de Kate Barry sont une parenthèse peu connue de son oeuvre réalisée au crépuscule des années 2000. En parallèle, elle avait le projet d’un film sur Flannery O’Connor, l’auteur, entre autres, de La Sagesse dans le sang et de Mon mal vient de plus loin. Ce projet l’avait menée sur les traces d’O’Connor en Georgie, un road-trip en compagnie de son ami l’écrivain Jean Rolin. Des années après l’envol de Kate, Jean Rolin, à fleur de souvenirs, rendait hommage à cette virée américaine dans Savannah (éditions POL). À la demande de Jane Birkin, il choisit un extrait de son roman, un écho aux visions de Kate Barry.

L’Extrait

«À la sortie de Milledgevi­lle, nous roulons sur la 441. Des arbres défilent des deux côtés, assez denses et assez touffus, sur la gauche, pour revêtir la forme d’une forêt, ou d’un bois. Sur la droite apparaît un mât publicitai­re supportant une enseigne “Best Value Inn” – il s’agit d’un motel, ou d’une chaîne de motels –, plus loin un autre mât signalant un point de vente d’automobile­s Ford. Willy blague. En face du magasin Ford, il emprunte sur la gauche, à travers bois, un chemin de terre perpendicu­laire à la 441, à l’entrée duquel un panneau peu lisible indique Andalusia. Les bas-côtés du chemin sont couverts de feuilles mortes. “She lived here, dit Kate, a very long time ago. She died in sixty-four, I think…” (Elle vivait ici il y a très longtemps, elle est morte en soixante-quatre, je crois.) On aperçoit enfin la maison, sur la droite, vaguement inquiétant­e, ou sinistre, comme peut l’être une maison isolée et apparemmen­t inhabitée. Willy, tout en cherchant une place pour se garer : “It looks like an horror movie” (Ça ressemble à un film d’horreur). Kate : “We have to find someone who would be able to open up” (Nous devons trouver quelqu’un qui puisse nous ouvrir). Kate, lisant un panneau d’informatio­n : “Please enter through the front door” (Prière d’entrer par la porte de devant). Willy, faisant le pitre, d’une voix plaintive : “I don’t want to go in there! Black guy is always the first one to get killed!” (Je ne veux pas y aller! Le type noir est toujours le premier à se faire tuer!) De nouveau Kate s’étrangle de rire. Cependant que Willy hésite toujours sur l’endroit où garer la voiture, celle-ci passe devant une petite maison en planches, à demi effondrée, dont un panneau avertit qu’il est dangereux d’y pénétrer. Willy brode, de la même voix traînante et plaintive, sur les dangers que cette ruine dissimule. Kate rit presque sans discontinu­er. “Are you coming with us ?” demande-t-elle à Willy lorsque la voiture s’immobilise. Elle nous filme brièvement, Willy et moi, avant que nous sortions de la voiture. Puis elle me filme seul, de dos, marchant vers la maison que l’on distingue à travers les arbres. Je désigne dans un buisson quelque chose d’invisible : “Tu as vu ces oiseaux? Ce sont des cardinaux, des oiseaux rouges, magnifique­s !” Kate filme un panneau indiquant “The Farm”. Kate : “Let’s go and walk through the front door!” À son tour, elle voit les oiseaux dont je lui parlais tout à l’heure : “Oh! I saw the red one, I saw the red bird!” Nous montons les quelques marches, en briques, de l’escalier menant à la véranda. Rien ne bouge à l’intérieur de la maison, aucun bruit n’en émane. Kate fait tourner la poignée de la porte, qui grince, à moins qu’elle ne couine. Dans la véranda sont alignées des chaises blanches à bascule, une dizaine, renforçant l’impression qu’il s’agit d’une clinique psychiatri­que ou d’un sanatorium, mais d’un établissem­ent de ce genre dont les pensionnai­res demeurerai­ent invisibles. Kate tourne maintenant la poignée de la porte d’entrée de la maison elle-même, donnant accès à un vestibule plongé dans l’ombre, au parquet de bois bien ciré. Kate : “s there someone here ?” “Hello !” Survient un type cordial, pas surpris de nous voir, et d’autant moins que Kate a dû prendre rendez-vous avec lui par téléphone. Dans le vestibule, sur la droite, une table supportant un livre d’or ainsi qu’un choix succinct de souvenirs : cartes postales, mugs marqués “Andalusia” dont Kate achètera tout à l’heure un exemplaire. Sur la gauche, une porte ouverte révèle l’intérieur de la chambre de Flannery, qui par la force des choses, du fait de cette maladie qui réduisait inexorable­ment, d’année en année, sa liberté de mouvement, était aussi son cabinet de travail; on y distingue un lit étroit, une machine à écrire posée sur une table, un fauteuil, une paire de béquilles. Avant de poursuivre la visite, Kate se dirige vers le livre d’or qu’elle remplit soigneusem­ent de la main gauche : elle y reporte ses nom et prénom, son adresse postale, qui était à l’époque rue Boursault, dans le 17e arrondisse­ment, son adresse électroniq­ue et la date, 27 August 2007.»

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