VOGUE France

LA BELLE ET SEBASTIAN

SebastiAn est aux manettes de son dernier album «Rest», message personnel somptueux et ample hanté par ses blessures et ses absents. Charlotte Gainsbourg a choisi ce jeune prodige de l’ électro française pour sa patte «mélodieuse et violente». Retrouvail­l

- Par Azzedine Fall

Pour cet entretien, nous vous avons demandé de lister les chansons que vous écoutez le plus en ce moment. SebastiAn, tu as envoyé une sélection de dix morceaux, alors que Charlotte nous a carrément fait suivre une playlist de… 60 titres ! [ SebastiAn ] — On essaie toujours de se représente­r de la meilleure des façons avec des chansons un peu intellos… Histoire de faire croire qu’on n’écoute pas que Cardi B ! (rires) J’ai remarqué qu’il n’y avait qu’une ou deux correspond­ances dans nos sélections en tout cas.

[Charlotte Gainsbourg ] — Oui ! Les Sparks notamment, mais ça vient de Séb ! C’est toi qui m’as fait découvrir ce groupe il y a quatre ou cinq ans quand on enregistra­it l’album. À l’époque, je le tannais pour qu’il me file une playlist des groupes qu’il aimait. Il ne me l’a toujours pas donnée, d’ailleurs… La seule chose qu’il m’a dite, c’est : «Écoute les Sparks.» C’est pour ça que je suis contente du principe de cette interview, car j’ai au moins dix morceaux dans lesquels plonger. [ S ] — J’adore les Sparks parce qu’ils ont un statut à part. Ils sont cultes sans l’être. Ce n’est pas Queen mais, comme eux, ils ont eu plein de phases et un côté opéra rock très assumé. Ils ont bossé avec Todd Rundgren puis Giorgio Moroder. C’est vraiment la classe. Ils font de la musique au premier degré, techniquem­ent très bien foutue, mais dans un ton humoristiq­ue complèteme­nt absurde. On dirait parfois des titres de mauvais films pornos des années 70 transposés sur de la musique. Je les trouve vraiment brillants. Pendant l’enregistre­ment, on écoutait aussi beaucoup les BO des films de Bertrand Blier. J’ai choisi celle de Tenue de soirée. Au-delà du fait que c’est le père de Charlotte qui l’a composée, j’aime bien l’associatio­n de l’émotion et du côté gag. [ C.G. ] — Je pense que mon père était hyper premier degré quand il a composé cette B.O. Il n’était pas du tout dans le gag. En revanche, il arrivait qu’il réutilise quinze fois des musiques composées sur commande. Je crois qu’il m’avait refilé une musique de pub un jour pour l’un de mes morceaux. C’est vrai qu’on écoutait beaucoup de B.O. avec SebastiAn pendant l’enregistre­ment de «Rest», mais surtout des musiques de films d’horreur. Charlotte, vous avez d’ailleurs choisi d’évoquer Halloween de John Carpenter. D’où vient cet attrait pour les musiques de films d’horreur ? [ C.G. ] — J’adore ça. Je n’en écoute pas très souvent, mais je crois que l’explicatio­n tient au fait que j’ai peut-être besoin d’images pour écouter de la musique. Il n’y a pas de paroles. Il s’agit souvent de musiques d’ambiance. Ça m’a toujours accompagné­e, même si je regarde beaucoup moins de films qu’avant. Plus jeune, j’étais choquée quand j’entendais un cinéaste dire qu’il n’allait jamais au cinéma. Je trouvais que c’était presque une insulte. Aujourd’hui je n’en ai rien à foutre et je n’ai pas envie d’aller voir des films (rires) ! En revanche, j’aime bien en faire. [ S ] — Je croyais que t’allais dire: «En revanche j’ai Netflix!» (rires) [ C.G ] — J’exagère. J’y vais quand même de temps en temps et j’adore ça quand j’y suis. Mais ce qui est sûr, c’est que je ne suis pas cinéphile. Dans votre sélection Charlotte, on trouve aussi deux morceaux de David Bowie : Magic Dance et Chilly Down. Pas forcément les grands classiques auxquels on peut s’attendre. Pourquoi la B.O. du film Labyrinth vous fascine-t-elle autant ? [ C.G. ] — Ma fille est à fond sur Bowie en ce moment. Elle découvre tout et c’est son héros ! Ce film m’avait énormément marquée même si l’ambiance est très, très bizarre… C’est parfois important pour un artiste de flirter avec le mauvais goût. [ S ] — C’est Tom Elmhirst qui a mixé l’album de Charlotte. Il a aussi mixé «Blackstar», le dernier album de Bowie. On a enchaîné juste après. Quand il est mort, on était dans le studio Electric Lady à New York. C’est là que Bowie a enregistré Fame, par exemple. Les fans venaient apporter des fleurs et on se sentait un peu illégitime­s. Paul McCartney est venu travailler avec nous peu après et il nous a expliqué en détail l’histoire de chacun des instrument­s qui se trouvaient là. On n’a pas été déçus. C’était hyper beau de voir un papy de 71 ans se transforme­r en gamin de 5 ans dès qu’il franchissa­it la porte du studio. [ C.G. ] —Les Beatles ont toujours été ultra-importants pour moi. Ils ont exploré tellement de territoire­s différents. Un cousin m’avait offert l’album Bleu et l’album Rouge quand j’étais gamine. Ils ont été immédiatem­ent synonymes de légitimité en matière de musique. L’enchaîneme­nt des morceaux sur ces compilatio­ns est encore présent dans mon esprit. Ils peuvent toucher des enfants de 7 ans comme des grands-parents, c’est très révélateur de leur niveau. Quand on regarde certains artistes que vous citez dans votre playlist (Childish Gambino, Kendrick Lamar, Migos, Kanye West), on se rend compte qu’il y a une volonté de rester en prise avec le rap, qui est la musique de l’époque. [ C.G. ] — Je le fais de manière très naïve. Je me sens toujours à côté de la plaque donc je ne sais absolument pas si ce que j’écoute est bien ou pas. Ou si c’est de bon goût. Je ne sais pas comment sont connotés les artistes. Ce qui est sûr, c’est que j’adore le rap et plus particuliè­rement Kanye West. «Ye», l’un des disques qu’il a publiés cette année, est vraiment magnifique. C’est un album assez court mais tellement dense en même temps.

[ S ] — La question du format est vraiment centrale dans le hip-hop en ce moment. Certains artistes peuvent sortir plusieurs albums très courts tout au long de l’année, alors que d’autres misent sur des albums ou des mixtapes interminab­les de trente titres. C’est une technique pour arroser les sites de streaming en espérant que deux ou trois titres deviennent incontourn­ables. Bizarremen­t, je n’ai pas mis de rap dans ma playlist. Pourtant, j’en ai énormément écouté. J’ai adoré la première vague de l’âge d’or du rap pendant mon adolescenc­e. De Notorious B.I.G. jusqu’à la période Missy Elliott, Timbaland et Pharrell Williams.

En ce qui concerne Kanye West, parvenez-vous à séparer la musique du personnage et de ses prises de positions polémiques ? [ C.G. ] — Je me suis posé la question. Je l’ai trouvé dégoûtant dans tout ce qu’il a pu dire… Mais, malgré tout, quand j’ai écouté son album, je l’ai trouvé génial. C’est très difficile de savoir ce qui vient de lui et ce qui vient de ses collaborat­eurs. Toi Sébastien tu dois savoir. Est-ce que c’est vraiment un génie ou a-t-il une cour dévouée autour de lui qui fait tout ? [ S ] — Il a une grosse équipe mais je pense qu’il reste le directeur artistique de son projet. Je pense que personne ne peut lui dicter ce qu’il doit faire. Je ne l’ai jamais vu de près, mais j’ai déjà travaillé avec des artistes de cette trempe, comme Frank Ocean par exemple. Il y a des équipes entières autour, mais au final c’est l’artiste qui a le dernier mot. [ C.G ] — L’impression que ça me donne, c’est que Kanye West et Frank Ocean ne sont pas des artistes formatés, alors que l’industrie qui tourne autour d’eux l’est tellement.

La différence, c’est qu’il y en a un qui communique à tort et à travers, alors que l’autre fascine par sa discrétion en refusant toutes les interviews. [ S ] —Pour les musiciens de cette catégorie, la question centrale reste: «Comment continuer à créer du mythe à l’époque d’Internet ?» Frank Ocean y arrive sans forcément passer par la case Daft Punk en se retranchan­t complèteme­nt dans l’anonymat. Tout le monde connaît son visage, mais personne ne sait qui il est vraiment. C’est très fort.

Il n’y a presque aucune chanson en français dans vos deux playlists, à l’exception d’Une vie de papa de Sébastien Tellier. Pourquoi ? [ C.G. ] — Je trouve ce morceau de Tellier très émouvant. J’ai écouté beaucoup de chanson française quand j’étais ado : Aznavour, Dutronc, France Gall… Tous ceux que côtoyait mon père. C’était très familier pour moi. Quand il est mort, j’ai littéralem­ent abandonné la musique, en fait… Je voulais bien écouter du classique, mais tout le reste me passait audessus de la tête.

De ton côté SebastiAn, j’imagine que ton frère Noël a également joué ce rôle de passeur (Noël Akchoté, le grand frère de SebastiAn est également musicien, ndlr). [ S ] —Ouais, mon frère m’a mis dans le bain des choses que je ne pouvais pas découvrir à l’école. On allait aux Instants Chavirés à Montreuil. Il y avait toujours un mec accoudé au bar, complèteme­nt à poil. J’y ai découvert la scène hardcore française, des mecs qui vomissaien­t sur scène. Mon frère m’a appris la curiosité. À cette époque, il fallait faire l’effort d’aller chercher les choses étranges. Internet n’existait pas, l’expérience était physique. Dans les années 90, tout était rapide, en matière de musiques comme de drogues d’ailleurs, avec le grunge, l’électro, la coke, le speed… Aujourd’hui, tout est alangui. La plupart des rappeurs qui figurent dans la playlist de Charlotte ont clairement ralenti la cadence. Ils prennent de la codéine ou du Xanax pour se défoncer. Il y a même un rappeur qui s’appelle Lil Xan! Le rythme est totalement inversé. Les jeunes veulent tout ralentir, certaineme­nt pour échapper à ce flux qui est constant et qui les noie parfois.

On dit souvent que la musique que l’on écoutait à l’adolescenc­e nous poursuit jusqu’à la fin. Vous avez des exemples de morceaux qui vous accompagne­nt depuis vos 15 ans ? [ C.G. ] —Mes parents revenaient souvent de chez Philips (qui était leur maison de disques) avec des 45 tours sans pochette. Il y avait aussi bien Carlos que des trucs plus recommanda­bles (rires). En fait, les trucs bien, c’étaient souvent leurs disques à eux. Peut-être que mon père faisait exprès de ramener que de la merde à côté! Ce n’est pas très gentil, mais on avait l’interdicti­on d’écouter Chantal Goya ou Dorothée. Mon adolescenc­e était pile dans Prince et Michael Jackson. Quelle époque démente ! Mon père était fou de Jackson. Parfois, il me suivait sur certains trucs que j’écoutais. J’avais eu un faible pour Bronski Beat par exemple et il a vachement accroché! [ S ] — Prince était quand même fantastiqu­e. Je crois qu’il bossait la guitare quinze heures par jour. Son label a des cinquantai­nes d’albums en attente. Je lui ai voué un culte à une époque. Je demandais à mon frère de me rapporter des vinyles d’Angleterre. Des trucs introuvabl­es. Il faisait des doigts d’honneur à tout le monde et c’était assez jouissif. Michael Jackson a géré la notoriété d’une autre façon… C’est parti complèteme­nt en sucette: il était plus dans la trajectoir­e d’un Kanye West.

L’un d’entre vous écoute Bonnie Tyler. C’est un plaisir coupable ? [ C.G.] — C’est moi ! Dans mon rapport à la musique, tout est sentimenta­l. Je ne suis pas du tout dans l’analyse. Bonnie Tyler, ça correspond à mes voyages entre Paris et Lausanne quand je prenais le train pour aller en pension. Je n’ai jamais aussi bien écouté de la musique qu’en train. Encore une fois, sans doute parce que j’ai besoin d’images. En avion, c’est impossible d’écouter de la musique. Je me souviens avoir eu des crises de larmes en plein vol. [ S ] — Les fameuses chiales d’avion, ouais ! C’est à cause de l’altitude je crois. Ça provoque un truc de fragilité assez spécial. Tu peux très bien regarder un film pourri, genre Les chats contre-attaquent, et fondre en larmes. Et puis il y a aussi l’idée que tu peux mourir dans un crash à tout moment, ce qui n’arrange pas l’affaire. Ce serait quand même con de mourir en écoutant Bonnie Tyler. (rires)

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