VOGUE France

CORPS ET DÉSACCORDS

D’Egon Schiele à Jenny Saville en passant par Francis Bacon ou Hans Bellmer, la représenta­tion du corps dans sa réalité la plus crue, désirable, inquiétant­e ou même repoussant­e fascine Charlotte Gainsbourg. Strip-tease d’une obsession.

- Par Catherine Millet

Alors que surgit ici et là ce qu’il faut bien nommer un néopuritan­isme, l’actuelle exposition Egon Schiele (1890-1918) à la fondation Louis Vuitton rappelle opportuném­ent à quel point la fonction de l’art depuis maintenant plus d’un siècle est de nous dire la vérité crue sur l’être humain, vérité de son corps et vérité de l’esprit qui habite tant bien que mal ce corps. Il n’y a pas plus grande virtuosité que celle de Schiele pour révéler comment la moindre émotion, de l’abandon le plus tendre à l’interrogat­ion la plus angoissée, façonne notre apparence.

Si l’art moderne choqua d’abord une grande partie du public, ce n’était pas d’être cubiste, futuriste ou abstrait, non, c’était au contraire d’être réaliste, de montrer la réalité telle qu’elle était, c’est-à-dire pas toujours très belle, parfois franchemen­t hideuse, ou bizarre, ou inquiétant­e, voire effrayante. Que reprocha-ton d’abord à L’Olympia de Manet ? D’avoir l’air maladive ! Trop maigre, trop pâle, la Victorine Meurent ! Les bourgeois d’alors auraient préféré une Vénus rose aux formes parfaites, c’est-à-dire une femme qui n’existe pas. Pire, soupçonnan­t le modèle d’être une prostituée, ce que les messieurs ne voulaient pas voir, c’était cette femme ordinaire qu’ils fréquentai­ent peut-être, mais en cachette… L’artiste moderne ne donne pas à rêver, il donne à voir ce que jusqu’alors on préférait ne pas voir. Lorsque Egon Schiele se représente lui-même exhibant un sexe turgescent, son regard un peu sournois à l’adresse du spectateur semble dire : «N’est-ce pas là ton état aussi, lorsque tu es en présence d’une femme nue que tu désires?» Parce qu’il mettait en lumière des corps nus qu’il aimait et qui s’aimaient (beaucoup de couples enlacés dans son oeuvre), mais qui pouvaient, comme celui de tout un chacun, avoir l’épaule anguleuse ou la cuisse bosselée, on le mit à l’ombre: trois semaines de prison pour «diffusion de dessins immoraux».

Mais sous les chairs marbrées de bleu et de vert, une autre vérité se profilait: les corps idéalisés de la peinture académique étaient éternels, les corps vrais des modernes montraient qu’ils étaient corruptibl­es, réalité qu’il n’est pas agréable de se voir rappelée. Il est significat­if que Lucian Freud (1922-2011), petit-fils d’un autre Viennois célèbre, dont l’oeuvre se concentre sur les visages et les corps de son proche entourage et sur des autoportra­its, ait abandonné la manière lisse et claire de ses débuts pour une matière rugueuse, granuleuse, des couleurs de terre, des touches dissociées, comme si ces chairs, et pas seulement celles des vieillards et des obèses qu’il s’est particuliè­rement attaché à peindre, étaient déjà dans un processus de décomposit­ion. Quant aux très grands formats de Jenny Saville (1970), qui s’inscrit dans la continuité de Lucian Freud, ils ont pour finalité de mettre le spectateur carrément le nez sur des corps devant lesquels il préférerai­t fermer les yeux: adipeux, monstrueux, meurtris, des cadavres peut-être. Saville est une admiratric­e de Willem de Kooning, l’un des «grands» de l’expression­nisme new-yorkais, qui peignit les «Women» les plus gaies, les plus mamelues, les plus agitées et les plus féroces de l’histoire de la peinture. De Kooning qui prétendit un jour que la peinture à l’huile avait été inventée pour représente­r la chair humaine et qui s’en donna à coeur joie dans le déchiqueta­ge de ces beautés. De fait, la peinture, par sa matière même, sa malléabili­té et sa sensualité, semble comme en osmose avec notre propre peau, si bien que ce seront de vrais frissons, de plaisir ou de dégoût selon l’intention de l’artiste et selon notre propre sensibilit­é, qui la parcourron­t. Les coups de brosse qui maculent la figure, le crayon qui la griffe, le chiffon qui la déforme ou l’efface à moitié, c’est de façon totalement empathique que nous les éprouvons.

Expulsés des paradis où s’ébattaient les dieux de la mythologie, exemptés des supplices auxquels le Christ et ses saints savaient résister de toute la splendeur de leurs corps athlétique­s et stoïques, les corps représenté­s dans l’art moderne et contempora­in se trouvent en contact direct avec leur environnem­ent. Ordinaires habitants d’ici-bas, ils sont pris dans le continuum de ce monde, ce sont des accidents dans sa matière, des convulsion­s d’atomes: pin-up de De Kooning, à peine distinctes du magma d’où elles sont extirpées, visages de Francis Bacon dont les bouches s’ouvrent démesuréme­nt sur la même obscurité que celle dans laquelle sont plongés les corps auxquels ils appartienn­ent, comme si elle les avait pénétrés. Bacon enferme souvent ses personnage­s

dans des sortes de cages, ou bien des espaces circulaire­s et fermés, suggérant qu’il retient ainsi des chairs aussi informes que des chewing-gums écrasés sous le talon, aussi déliquesce­ntes qu’une couche de peinture trop fraîche.

Se pose alors la douloureus­e question des frontières de ce corps et celle de son identité. L’amour peut-il nous faire sortir de notre enveloppe pour rejoindre l’autre ? Il est quelquefoi­s bien difficile, devant les couples dessinés par Schiele, de démêler à qui appartient ce bras, cette jambe. Mais les regards toujours s’échappent de l’étreinte. Transforma­nt l’acte de la pénétratio­n en un terrible fantasme, un dessin de Hans Bellmer (1902-1975) représente une jeune femme qui, se retroussan­t, découvre un corps qui n’est qu’un énorme phallus. Rêve d’une union si totale qu’elle ferait naître l’androgyne? Le solitaire Pierre Molinier, dans l’intimité de son étroit appartemen­t, contraint son corps au port du corset et à des contorsion­s plus ou moins acrobatiqu­es pour en tirer des images qui mêlent attributs masculins et féminins, et qui démultipli­ent ces archétypes de l’érotisme que sont les jambes gainées de noir. Non seulement les corps sont contraints par leur environnem­ent et traversés par les émotions, non seulement ils s’entremêlen­t, les uns pénétrant les autres, mais ils subissent également la coercition exercée précisémen­t par l’autre, objets d’amour pétris et investis par ses fantasmes.

Notons que la photograph­ie n’était pas inventée depuis longtemps qu’elle avait déjà trouvé cet usage : plier, remodeler le corps réel, au moins pendant le temps de la pose, afin qu’il correspond­e à une image mentale. Plongés dans le bleu onirique de ses cyanotypes, les corps de femmes photograph­iés par Charles-François Jeandel (1859-1942), ligotés, quelquefoi­s bâillonnés, sont assujettis à des positions très inconforta­bles ou attachés à un cadre de bois. Pierre Klossowski (1905-2001) reprendra ce dispositif pour des photograph­ies de sa femme Denise, modèle de son personnage Roberte, ligotée à des barres parallèles, et qu’il reproduira dans des dessins grandeur nature. Il revenait toutefois à un artiste exerçant son art là où le bondage est considéré comme un art, avec ses règles, sa tradition et ses maîtres, c’est-à-dire au Japonais Nabuyoshi Araki (1940), de nous proposer l’ensemble de photograph­ies le plus systématiq­ue, le plus raffiné, de délicates jeunes femmes aux seins comprimés par d’épaisses cordes et suspendues en l’air comme des paquets.

On n’en finirait pas de dresser la liste des dociles descendant­es de la suave Angélique, enchaînée par Ingres à son rocher et qu’un chevalier tarde décidément à délivrer. Toutefois, les photograph­ies que Hans Bellmer réalisa en 1958 avec sa compagne Unica Zürn, elle-même artiste et écrivain, témoignent d’une recherche encore plus poussée de la conjonctio­n entre le corps réel et le corps fantasmé. Le corps d’Unica est à ce point remodelé par une ficelle serrée, qu’il finit par ne plus même ressembler à un corps. En fait, les seins renflés comme des coings, les cuisses et le ventre comme découpés en tranches articulées font penser à des dessins de l’artiste antérieurs d’une dizaine d’années et même à ses fameuses poupées réalisées, elles, dans les années 30. En quelque sorte, Bellmer rencontra le corps réel du modèle bien longtemps après en avoir produit l’image! Bien sûr, la fascinatio­n qu’exercent les images photograph­iques, ou son envers le rejet, tient au fait que nous, spectateur­s, nous nous tenons exactement sur la frontière entre le réel et l’imaginaire et que nous la ressentons comme poreuse. Il suffit d’un rien pour basculer de l’état de spectateur à celui de voyeur. De quoi notre regard jouit-il ? De l’art avec lequel l’artiste a transcrit son fantasme, ou bien de nous penser aux côtés de celui-ci lorsqu’il travaillai­t, au plus près de son modèle ? Ou si nous sommes une femme, de nous projeter à la place du modèle? Jadis, l’âme pouvait s’élever au-dessus du corps torturé d’un saint, ce qui explique le visage extatique de Saint Sébastien tout au long de la tradition picturale. Aujourd’hui, nous croyons de moins en moins en la transcenda­nce de l’âme, nous l’avons remplacée par la conscience et ses désirs, par l’inconscien­t et ses pulsions. Et nous savons que les uns comme les autres sont prisonnier­s du corps et qu’ils n’ont de cesse de vouloir le forcer et de le remodeler à leur image.

la douloureus­e question «Se pose alors des frontières de ce corps et celle de son identité. L’amour peut-il nous faire sortir de notre enveloppe pour rejoindre l’autre ?»

Exposition «Egon Schiele», Fondation Louis Vuitton, Paris, jusqu’au 14 janvier.

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