VOGUE France

Tisci, accent british

Après avoir installé son style gothique chic chez Givenchy pendant douze ans, Riccardo Tisci semble avoir pris un virage à 360° en acceptant de devenir directeur artistique de l’ icône du style british : Burberry.

- Photograph­e DAVID SIMS. Réalisatio­n EMMANUELLE ALT. Texte NELLY KAPRIÈLIAN.

À 44 ans, le plus parisien des Italiens, devenu maître du romantisme dark et du noir, a accepté un nouveau challenge : revisiter les codes de la marque comme le trench, ouvrir les classiques maison au monde, travailler les teintes claires. Rencontre chaleureus­e au siège de Burberry, niché dans le quartier de Lambeth à Londres, entre le MI5 et le MI6, avec un homme charmant, en jogging noir, qui a été l’un des premiers à avoir fait défiler des mannequins transsexue­ls. Il nous parle de son enfance pauvre, de ses goûts, de ses combats, et de sa vision de Burberry.

Vous êtes italien, vous avez étudié à Central Saint Martins, travaillé douze ans à Paris, et maintenant vous êtes de retour à Londres… Quel rapport entretenez-vous avec l’Angleterre ? Mon lien avec l’Angleterre est très fort, parce que c’est en effet le premier pays où je suis venu après avoir quitté l’Italie à 17 ans : pour moi, c’est là où tout a commencé. J’ai rencontré beaucoup de gens, dont certains m’ont poussé à faire Central Saint Martins. J’étais jeune, fauché, et le gouverneme­nt anglais m’a donné une bourse pour m’aider à payer mes études. Donc l’Angleterre compte beaucoup pour moi. Quand j’ai pris une année sabbatique après avoir passé douze ans chez Givenchy à Paris, je ne voulais pas me remettre à travailler. Mais Burberry m’a donné l’opportunit­é de revenir à Londres et c’est génial, même si je découvre un autre Londres, où beaucoup de choses bougent sur le plan social et politique.

Vous vous sentez toujours italien ? Oui, et pourtant, quand j’ai quitté l’Italie, je détestais mon pays, parce que je venais d’un milieu très pauvre. Et dans l’Italie d’alors, si vous ne veniez pas de la bonne famille, si vous n’aviez pas d’argent, vous ne pouviez pas réussir. Je suis parti en colère contre ce pays qui était alors injuste, raciste, homophobe. Et puis j’ai découvert la Grande-Bretagne, où j’ai pu m’exprimer, être libre, vivre ma sexualité, étudier l’histoire de l’art. L’Angleterre m’a aidé à briser la glace. Je n’ai jamais, mais alors vraiment jamais, pensé que j’arriverais où je suis aujourd’hui. À l’époque, mon ambition, c’était juste d’avoir une vie meilleure, ma famille autour de moi, un bon boulot, une vie normale. Après douze ans chez Givenchy, j’ai appris à communique­r avec les autres, mais au début, j’étais très timide, renfermé sur mon monde, ma musique, j’étais très sombre. Et puis j’ai eu cette incroyable opportunit­é en France à laquelle je ne m’attendais pas, et qui allait changer ma vie. Il y a vingt-quatre ans que j’ai quitté l’Italie, et elle ne m’a jamais manqué. Mais aujourd’hui, je vois que le pays va mal et je me dis que si on avait un meilleur gouverneme­nt, un meilleur système social, et moins d’ignorance, ce serait un pays fantastiqu­e : on a l’art, la cuisine, la beauté et les gens sont sympas. Depuis six ans, je recommence à apprécier mon pays et j’espère qu’il ira mieux. Donc oui, je me sens italien, mais c’est très récent.

Mais votre goût en tant que designer, votre esthétique, sont-ils italiens ? Non, ma façon de penser et de designer ne sont pas italiennes. J’ai d’ailleurs eu pas mal de problèmes en commençant à Paris, car beaucoup de journalist­es ne pouvaient pas croire que j’étais italien : mon style était très languide, très dark, j’étais complèteme­nt différent de l’esthétique de... disons Sophia Loren ! À l’époque, les styles ne se mélangeaie­nt pas tant que ça, aujourd’hui, beaucoup plus, et c’est tant mieux car j’adore les mélanges. Par exemple, il y a onze ans, j’ai amené le sport dans la couture : à un moment où tout était glitter, fourrure et glam, je faisais du streetwear très noir, skate. Cela dit, je pense que quand il s’agit d’un vrai designer, on peut voir s’il est français ou anglais – quand je dis «vrai designer», je pense à Azzedine Alaïa, Helmut Lang, Hedi Slimane… Les Italiens aiment le classicism­e et la sensualité, les Français la sophistica­tion, et les Anglais l’excentrici­té, le classique avec un twist.

Non seulement vous revenez en Angleterre, mais en plus à la tête d’une maison qui en est l’icône: Burberry. Qu’allez-vous en faire ? Pour moi, pendant longtemps, Burberry était une marque de trenchs et de carreaux, mais en arrivant ici, j’ai compris son immense importance en Angleterre. Dans chaque pays, il y a une maison qui en représente l’esprit : Burberry, c’est le drapeau anglais. Thomas Burberry travaillai­t avec les puissants du pays, les plus riches, ceux qui ont réalisé les choses les plus folles, et il travaillai­t aussi l’uniforme militaire. Aujourd’hui, quand un jeune homme réussit ses examens à 18 ans, il a son premier trench Burberry. C’est une marque démocratiq­ue : le carreau Burberry peut être porté autant par les gens de la rue que la famille royale. Le trench est devenu un classique, comme le sac Chanel. C’est pourquoi, même si la marque était créative, il n’y avait pas vraiment eu de changement­s. Je me suis plongé dans les archives et j’ai créé un nouveau monogramme, le B et le T imbriqués. Aujourd’hui, vous devez être plus global. C’est très important d’être britanniqu­e, mais en 2019, ou 2020, n’importe quel pays doit porter son drapeau à l’extérieur. Alors il faut bien sûr garder le côté classique de Burberry, son essence britanniqu­e, mais en y ajoutant quelque chose d’autre.

C’est pourquoi être italien était important : il faut ce regard extérieur pour apporter ce quelque chose d’autre ? Oui, parfois je pense même que ce serait mieux qu’un Anglais ou un Français soit à la tête d’une maison italienne. Parce que quand tu vis dans ta culture, ta religion, c’est comme si tu avais un poids très lourd sur les épaules. À mes débuts, je me rappelle, les gens pensaient que j’allais faire du sexy, seulement parce que je suis italien.

«J’ÉTAIS LE PREMIER À LE DIRE ET J’AI PRIS DES RISQUES. AUJOURD’HUI, QUAND JE VOIS LE POUVOIR DES FEMMES, LE POUVOIR DES TRANSSEXUE­LS, DES HOMOSEXUEL­S, ÇA ME REND HEUREUX.»

Votre premier geste en arrivant chez Givenchy et Burberry a-t-il été le même ? L’approche entre Givenchy et Burberry était différente. Givenchy est une maison jeune avec une histoire de haute couture. Ce qui était alors très important pour moi, c’était d’étudier la coupe de la couture : j’étais tellement jeune, il fallait que j’apprenne… Et j’ai beaucoup appris. Ici, c’est différent, car je sais maintenant comment marche le business. Quand je me suis rendu dans les archives Burberry, j’avais d’ailleurs une vue très business, car je suis très orienté business, même si jamais qui que ce soit ne m’a demandé de l’être. Je suis juste très conscient du merchandis­ing, parce que pour survivre, j’ai eu à faire toutes sortes de petits boulots : j’ai travaillé dans un magasin, j’ai fait les paquets, etc. Bref, quand je suis allé dans les archives, j’ai été surpris : je m’attendais à quelque chose de formel, de militaire, pas à découvrir une belle histoire, et la belle histoire en question, c’est qu’après sa première collection, Thomas Burberry, cet homme qui était une vraie fenêtre ouverte sur le monde, qui travaillai­t avec les Italiens ou les Français, qui faisait des vêtements très inspirés par l’architectu­re et dont le symbole était un cheval et un guerrier, quand il fermait sa porte le soir pour rejoindre sa famille, c’était un vrai romantique. Cet homme avait designé toute son argenterie, sa porcelaine, et j’ai découvert que le cheval de son emblème y était devenu une licorne. Bref, il affichait quelque chose de fort à l’extérieur, mais à l’intérieur, tout était plus doux, romantique et onirique. J’ai choisi de développer cette facette-là de sa personnali­té. Hubert de Givenchy était un homme et un créateur génial qui créait des vêtements, alors que Thomas Burberry a dessiné l’Histoire, et tout le lifestyle qui va avec. Les archives sont étonnantes : vous pensez que vous allez n’y trouver que des milliers de trenchs, mais non, il y a plein d’autres choses. Comme ces foulards que personne ne connaissai­t. C’est ce que je veux ramener. Et il y en a encore plus à venir.

Comment avez-vous pensé votre première collection ? Je voulais surtout travailler sur l’allure. Et sur l’esprit british : je voulais faire la première collection avec le carreau, les pins. Seuls les Anglais peuvent porter deux imprimés différents ensemble, comme des carreaux et des fleurs, et avoir l’air géniaux.

Pour ce show, vos silhouette­s sont très «genrées» : les femmes très féminines et les hommes masculins. Pourquoi ? Mélanger la féminité et la masculinit­é, le côté sombre et la légèreté, ça a toujours été mon truc. Mais pour moi, ce qui était important avec Burberry, c’était de faire un statement. Aujourd’hui, le monde traverse une période d’insécurité, et du coup tout est partout pareil – j’ai remarqué qu’il y avait beaucoup de répétition­s, et que personne ne voulait plus designer. Alors je me suis dit que moi, j’allais redesigner, aller vers plus de qualité, de luxe. Mais tout en créant aussi pour les plus jeunes. Car sous ce grand parapluie qu’est Burberry, vous trouvez le père, la mère, le fils, la fille, etc. Aujourd’hui, ce qui est moderne pour moi, c’est ce qui se vend – pas pour vendre et faire de l’argent, mais parce que c’est juste et respectueu­x pour tout le monde. Je viens d’une famille pauvre et je sais ce que c’est que d’économiser pour s’acheter un jean. On doit designer aussi bien des T-shirts ou des petits accessoire­s que des sacs en croco. Il ne devrait pas y avoir de barrières, et la mode doit être plus démocratiq­ue.

Notre numéro a pour thème la fluidité des genres, la transident­ité… Il ne devrait plus y avoir de barrières, qu’elles soient raciales, sexuelles, ou autres. J’étais le premier à le dire et j’ai pris des risques. Aujourd’hui, quand je vois le pouvoir des femmes, le pouvoir des transsexue­ls, des homosexuel­s, ça me rend heureux. Je me sens comme un père fier de ses enfants. J’ai commencé à vouloir décloisonn­er les genres parce que j’étais probableme­nt cinglé et punk, parce que je voulais en découdre avec le monde, parce que j’étais chanceux, aussi, venant de la rue, d’être devenu ce que je suis, donc je voulais me battre pour inclure les gens que la société exclut. Il y a neuf ans, j’ai fait un show avec Antony and the Johnsons et Marina Abramovic contre les violences faites aux femmes, c’était la Bambi Collection. Quand je vois le Times faire sa première couv avec une transsexue­lle, ça me fait pleurer d’émotion. J’ai beaucoup travaillé avec mon amie Lea T (une mannequin transsexue­lle brésilienn­e, ndlr). Ensemble, nous avons fait quelque chose. Ma mère disait : rappelle-toi qu’il faut une goutte d’eau pour faire un océan, sans goutte d’eau, pas d’océan.

Pour vous, la mode est comme une plateforme pour vous exprimer? J’ai toujours pensé que lorsqu’on a la chance d’occuper une place où l’on est suivi, il faut en profiter pour éduquer, transmettr­e. La mode peut être faite pour attirer l’attention, et il y en aura toujours qui feront cela pour vendre, mais quand les gens le font avec honnêteté, ça se voit. L’essentiel, c’est d’être soi-même. Ce qui compte, c’est de trouver sa propre identité.

«J’AI

DÉCLOISONN­É LES GENRES PARCE QUE J’ÉTAIS PROBABLEME­NT CINGLÉ ET PUNK,

PARCE QUE JE VOULAIS EN DÉCOUDRE AVEC LE MONDE, PARCE QUE J’ÉTAIS CHANCEUX, AUSSI, VENANT DE LA RUE, D’ÊTRE DEVENU CE QUE JE SUIS.»

À propos d’identité, vous êtes connu depuis Givenchy pour votre style gothique, très noir. Ça vous fait quoi de travailler avec du beige maintenant ? Je suis très à l’aise avec ça. En fait, je suis devenu obsédé par le beige ; j’essaie de trouver un moyen d’y apporter ma touche dark, ce qui est un challenge. Par exemple, comme emblème, j’ai fait une licorne comme Thomas Burberry, mais la mienne est une licorne albinos. Je pense que ma première collection chez Burberry établit mon alphabet; avec la deuxième, je vais commencer à écrire un livre. Je commence à savoir ce que les gens aiment chez Burberry et, petit à petit, je vais ouvrir cela pour voir comment Burberry et Tisci fonctionne­nt ensemble. Car mon côté sombre fait partie de moi et je ne peux pas changer. Comme dit ma mère, si tu nais rond, tu ne peux pas finir carré.

J’adore votre mère, elle a toujours le mot juste. Est-ce que je pourrais la consulter de temps en temps ? (Rires) Elle a élevé neuf enfants sans leur père, elle connaît la vie. La vraie punk, c’est elle ! Elle a toujours été ma meilleure amie. La pauvreté m’a empêché d’avoir une vie normale avec les autres. Pour ne pas que je me sente mal, différent ou laissé pour compte (parce que j’étais vraiment laissé pour compte à l’école, où j’étais le pauvre de service), ma mère m’a toujours parlé comme à un adulte. Et quand j’ai commencé à m’exprimer, elle a compris que j’étais créatif, et elle m’a laissé partir comme une bouteille à la mer. J’ai alors commencé à étudier l’histoire de l’art et je suis devenu designer. Mais davantage que designer, ce que je voulais vraiment, c’était trouver le moyen de m’exprimer.

Pourquoi aimez-vous tant ce style noir, gothique – qui, entre nous, est très anglais aussi… Exactement, c’est très victorien! J’adore la vie et la légèreté, mais c’est vrai que je suis attiré par ce qui est sombre car cela engendre beaucoup de choses… l’art, par exemple. Mais mon côté dark est assez ironique car j’ai appris depuis l’enfance que ce qui m’arrive n’est pas négatif. Ma mère (oui, encore!) m’a toujours dit de regarder le verre à moitié plein, pas à moitié vide. J’ai grandi en Italie sans père, c’était très dur. J’ai travaillé très tôt, beaucoup de choses me tombaient dessus et ma mère était inquiète. Mais elle m’a transformé. Je vois toujours la lumière dans l’ombre, et probableme­nt qu’aujourd’hui, pour moi, beige is the new black (rires).

Le trench-coat est aussi le vêtement transgenre, et transident­ité par excellence, puisqu’il est porté par tout le monde. Vous allez jouer avec ce classique ? J’ai déjà commencé dans ma première collection. Mais même si le trench est le symbole de Burberry, j’aimerais que la maison en ait aussi d’autres. Les temps changent, les gens ont des besoins différents, il faut aller de l’avant. Nous ne pouvons pas nous limiter à seulement une ou deux pièces. Et c’est un challenge génial. Qu’est-ce qui vous inspire ? L’art, la peinture, et la religion – ça ne veut pas dire être croyant, mais toutes les religions sont inspirante­s, car ce que les humains construise­nt au nom de la religion est incroyable : peintures, architectu­re, lieux de culte, etc. En ce moment je regarde beaucoup de films le week-end. Et puis j’adore la musique et l’énergie de la jeune génération : je peux voyager à travers le monde pour suivre des DJ, aller à Berlin, à Ibiza, à des sound festivals à Miami. J’ai commencé en 2000, alors je suis vraiment à fond dans la techno. Et ce que j’adore aussi, c’est m’asseoir dans la rue et regarder les gens passer. Parce que c’est beau de voir comment chacun s’exprime à travers la façon dont il s’habille.

En deux décennies, qu’avez-vous appris de la mode ? Et de la vie ? En mode j’ai appris à m’exprimer, littéralem­ent et profondéme­nt. J’étais un enfant très renfermé, à la limite borderline, je ne vivais que dans mon monde, je n’arrivais même pas à communique­r avec les autres car j’étais trop timide. Et ce que j’ai appris dans la vie, c’est le karma : je pense que quand on est bons, de belles choses bien nous arrivent, ou même si des choses cruelles nous arrivent aussi, elles arrivent d’une autre façon. Et puis l’amour. Ma mère m’a donné tellement d’amour que je m’en suis sorti. Le karma et l’amour, donc : il faut toujours être reconnaiss­ant pour ce que l’on a. La vie est stressante, nos sociétés sont difficiles, mais parfois c’est bien de s’arrêter et d’apprendre à voir ce qu’il y a aussi de positif.

Allez-vous introduire la haute couture chez Burberry? (Rires) C’est un sujet en discussion… Donc pas pour le moment, mais sans doute dans l’avenir. Parce que j’adore la couture: en faire a été l’un des meilleurs moments de ma carrière. La vraie couture, c’est un vêtement unique fait sur le corps d’une seule personne, c’est Madeleine Vionnet, Coco Chanel, monsieur Saint Laurent, Capucci… C’est la coupe, l’allure, c’est ce qui dure toujours et qui a le pouvoir de changer la vie. Quand j’ai vu l’exposition Madame Grès au musée Bourdelle à Paris il y a quelques années, je me souviens que ça a été un choc. J’ai éprouvé la même émotion que lorsque j’ai eu la chance de voir, chez un particulie­r, une toile de Frida Kahlo. La beauté… C’était à couper le souffle.

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