FILLE ou GARÇON, ceN’EST PLUS la question
La mode est connue pour sa capacité à faire effet de loupe sur certains spasmes de la société. Signe des temps : les défilés et les campagnes de publicité brouillent la carte des identités et abolissent les frontières entre masculin et féminin. Si cette réalité «gender fluid» semble naturellement intégrée par la génération Z, la neutralisation des genres qui sonnerait la fin de la binarité sera-t-elle le grand phénomène du siècle ?
La porte s’ouvre et l’espace d’un instant, on croit reconnaître Lady Stardust. La chevelure est rousse, longue, ramenée en chignon. La silhouette longiligne androgyne dégage fugacement cet «animal grace» qui illumine le morceau de Bowie. Ludovic de SaintSernin, 28 ans, reçoit dans son appartement showroom du quartier de Belleville. Assis dans son salon, il s’amuse à détailler sa tenue en commençant par ses chaussures, des Tabi Shoes. «Ça, c’est de l’homme mais inspiré de la femme, ça c’est de la femme (il montre son pantalon)», avant de terminer sur son sous-pull noir moulant, «de l’homme». «Je mets juste ce qui me va. Je ne pose jamais la question de savoir si je fais du shopping dans la section homme ou femme.»
Ludovic de Saint-Sernin est le dernier vainqueur du prix de l’Andam, qui récompense la jeune création. Ses collections sont montrées pendant les défilés homme mais sont avant tout une réplique de son vestiaire personnel, qui puise au-delà des genres et des codifications habituelles de la mode, homme/ femme, prêt-à-porter/haute couture.
La porosité entre les genres n’est évidemment pas nouvelle pour la mode – de tout temps, les designers et les pop stars (Bowie, Prince, Boy George, Grace Jones…) se sont amusés à jouer avec les genres. Il suffit de repenser aux power women des années 80 qui s’appropriaient volontiers ce qui était alors vu comme des signes de pouvoir: vestes de costumes à larges épaules, chemises, pantalons, derbys plates, cravates pour les plus audacieuses. Des emprunts qui sont aujourd’hui totalement intégrés au vestiaire féminin. Mais les mouvements restaient majoritairement unidirectionnels, entérinant dans l’habillement une hiérarchie pérenne et l’existence de stéréotypes bien ancrés. «Le masculin restait l’étalon, le top de la hiérarchie, alors que le féminin était associé à une idée de faiblesse, d’infériorité», précise Ludovic de Saint-Sernin. L’homme cédant à l’apprêt, à l’ornemental, était immédiatement regardé avec suspicion. C’était, comme le rappelle Olivier Saillard, historien de la mode et actuel directeur artistique de Weston, «le signe d’une sexualité controversée».
La nouveauté aujourd’hui, s’il faut en déceler une, est donc cette nouvelle possibilité de jeu et, au-delà, la profonde remise en question et déconstruction par les mouvements féministes dès la fin des années 60, puis par la suite queer (on pense, entre autres, aux écrits de la philosophe Judith Butler et son fondateur Trouble dans le genre qui paraît en 1990 aux États-Unis, quinze ans plus tard en France) de ces catégories, résultant d’une vision du monde hétéro-normée.
L’acquisition de nouveaux droits (le mariage pour tous en France, la reconnaissance d’un troisième genre en Allemagne, les récentes mesures politiques pro-LGBTQI prises par le Chili ou l’Uruguay, qui prend désormais en charge les opérations liées aux transitions de genre) a également modifié la façon dont on pensait l’individu et l’identité. L’idée d’un monde binaire et d’un trajet entre ces deux polarités est old school, démodée. Aujourd’hui, on ne va plus d’un genre à l’autre, on se déplace librement dans un spectre, une identité davantage pensée comme un continuum. On est fluide, ou «gender fluid», comme disent les Anglo-saxons. Pour les jeunes générations Y et Z, l’idée que le genre est une construction sociale, une façon intime de se ressentir que ne suffisent souvent pas à traduire les mots «homme» ou «femme» est de plus en plus communément admise. Le désir qui prime aujourd’hui n’est donc plus d’affirmer son appartenance à une de ces vieilles entités, mais bien de rendre visible aux yeux des autres, via son compte Instagram ou Snapchat, sa singularité. Et quel meilleur vecteur pour cette expression intime personnelle que le vêtement ? «Il est intéressant de voir comment la théorie queer a provoqué des questionnements sur la question de l’apparence et sur la question du mode d’apparition de soi, de la présentation de soi, explique l’historienne et critique d’art Élisabeth Lebovici. C’était quelque chose qu’on étudiait peu, à part en sociologie. Il en est resté une trace, une conscience, qui permet aux jeunes gens aujourd’hui d’utiliser et de jouer plus facilement avec leurs corps et le vêtement.»
C’est Jaden Smith qui s’habille en total look femme Vuitton par Nicolas Ghesquière, «parce que c’est la façon dont il se ressent», Ezra Miller qui pose pour Playboy avec un haut en dentelle et du rouge en lèvres, précisant que les deux pronoms «he or she» lui vont. C’est, en France, Christine and the Queens qui devient Chris et se revendique comme une «femme phallique»; Eddy de Pretto qui interroge la virilité traditionnelle et chante «qu’il joue avec les filles et ne prône pas son chibre». Ou encore le dessinateur Luz qui clame sur Radio Nova : «J’ai toujours voulu être celui dont on ne sait pas qui il est. Je réclame le droit à l’indéfini.» Même constat chez la chanteuse et actrice Aloïse Sauvage, qui a enflammé les dernières Transmusicales de Rennes : «Toutes les cases sont en train d’exploser. C’est pareil que pour les genres musicaux. On me demande ce que je fais.
’idée d’un monde binaire et d’un trajet entre ces deux polarités est old school, démodée. Aujourd’hui, on ne va plus d’un genre à l’autre, on se déplace librement dans un spectre, une identité davantage pensée comme un continuum.
On écoute du hip-hop, de la pop, de la chanson, plein de trucs différents. C’est de la nouvelle chanson française, point barre. Idem pour les catégories sexuelles. Homme, femme… Le genre on s’en fout. Il y a vingt mille possibilités de se ressentir. Est-ce que ces mots-là ont encore un sens ?»
La mode, en bon étalon de l’époque, retraduit, en les hystérisant un peu, à son habitude, ces mouvements qui traversent la société. Sur les podiums, ces catégorisations volent de plus en plus en éclats. Et la tendance est loin de se limiter, comme il y a quelques années encore, à des avant-gardes ou à des défilés de designers japonais ou londoniens ultra-pointus, tels qu’Eckhaus Latta, Charles Jeffrey ou le très précurseur J.W. Anderson. «Il a vraiment fait preuve de courage. Je me souviens d’une collection pour homme avec une robe qui se terminait par un collant et des bottes de chasse. Cette imagerie qui paraissait invraisemblable est devenue vraisemblable. Il y a eu une fantaisie intégrée dans les sacs, les pantalons. Je le vois aujourd’hui sur des potes hétéros», raconte Loïc Prigent.
Aujourd’hui, les géants de la mode ont digéré dans leur grammaire cette nouvelle fluidité. Chanel vient de lancer une ligne de maquillage pour homme, Boy, des mannequins trans défilent chez Givenchy époque Riccardo Tisci et chez Vuitton. Quant à Hedi Slimane, le nouveau directeur artistique de Celine, il explique dans une interview accordée à Vanity Fair qu’il ne s’est jamais retrouvé dans une définition stricte et dissociée des genres. «Tout me semblait plus complexe – la part de féminité et de masculinité de chacun. En tout état de cause, j’ai défendu pendant plus de vingt ans, dans l’incompréhension totale, ce qu’on appelle aujourd’hui “la fluidité”.»
La fast fashion n’est évidemment pas en reste: H&M vient de lancer (en janvier) une ligne Genderfluid en collaboration avec les Suédois d’Eytys, Céline Dion une ligne pour enfants nongenrés (Célinununu), quand Asos mise, lui, sur Collusion. Pour le journaliste et réalisateur Loïc Prigent, on peut situer le moment de cristallisation et d’accélération/propagation de cette tendance: janvier 2015, date d’arrivée du créateur Alessandro Michele à la tête de Gucci. «Appliqué au genre, sa mode a le même effet que la collection Vuitton-Supreme pour le streetwear. Et encore, son boulot dans ces années-là est timide par rapport à ce qu’il fait aujourd’hui. Je pense que notre oeil s’est vachement habitué aux pantalons larges, aux mecs plus doux. Avec Michele, on sort totalement de l’Adonis», analyse Prigent. En 2017, Michele enfonce le clou en proposant un défilé mixte. «Cela me paraît naturel de présenter mes collections homme et femme en même temps. C’est la façon dont je vois le monde aujourd’hui.» Burberry, Tom Ford ou Vetements font de même. Faut-il donc raisonnablement tabler sur la fin de la binarité sur les podiums des défilés ? Dans la pratique, les choses semblent déjà bouger : les Galeries Lafayette, qui s’apprêtent à ouvrir sur les Champs-Élysées, envisagent d’inaugurer un espace mixte, qui s’adresserait à tous. C’est déjà le cas dans quelques boutiques pointues à New York, Londres ou encore Paris, rue du Trésor chez Agogogang (les responsables de la boutique, stylistes, travaillent entre autres avec Aloïse Sauvage). Plus de rayon «homme» ou «femme». Les vêtements y sont rangés par couleur. Mais ces points de vente restent exceptionnels. Comme le souligne Loïc Prigent, il faut se méfier de l’effet déformant de la mode. «En un sens, elle n’est pas un bon étalon pour rendre compte de ce qui se passe au niveau du genre. La mode est dans l’outrance du genre.» Eddy de Pretto, qui sillonne la France depuis bientôt deux ans pour défendre son album «Cure», ne dit pas autre chose. «La fluidité de genre, je la ressens quand je sors à la Station ou dans des soirées queerfriendly à Paris. Mais je pense que cette remise en question reste minoritaire. La mode sonne pour moi comme une promesse. Cette façon de casser les codes ne s’est pas uniformisée. On le voit dès qu’on s’éloigne de Paris intra-muros, ou dès que pointe une radicalité : une femme qui s’approprie une masculinité, qui s’affirme comme butch est encore réprouvée.» Ce n’est pas Chris qui dira le contraire. La nouvelle identité de la chanteuse, qui a choisi de mettre en avant des attributs classiquement masculins, muscles, puissance, cheveux courts, et a mis en scène sa «butchitude» dans 5 dollars, un clip à l’érotisme doucement SM, avec harnais et strap-on, en a fait les frais. Sur les réseaux sociaux, nombreux étaient les commentaires qui disaient la préférer avant, lorsqu’elle était une (gentille et douce ?) jeune fille aux cheveux longs. «Les stéréotypes restent solidement ancrés, conclut de Pretto. Mais je sens tout de même davantage de liberté. Et je sais que notre rôle, en tant qu’artistes, c’est de continuer à les questionner.»
mode, en bon étalon de l’époque, retraduit, en les hystérisant un peu, à son habitude, ces mouvements qui traversent la société. Sur les podiums, ces catégorisations volent de plus en plus en éclats.