VOGUE France

Le voyeur chic

- Par SUZY MENKES.

Veste de travailleu­r indigo, sac en bandoulièr­e et Olympus au poing, Bill Cunningham a sillonné pendant près d’un demi-siècle les rues des capitales et les arènes des défilés à l’affût des silhouette­s les plus inspirante­s. Ce père de la photo «street look», auteur de la mythique page «On the Street» du «New York Times», a aussi bien flashé Greta Garbo, Jackie O et les cygnes de Manhattan que des spécimens anonymes de Brooklyn, Paris ou Tokyo. Anthropolo­gue du monde de la mode malgré lui, ce gentleman reporter fait l’objet d’un fascinant documentai­re.

«merci, mon enfant», disait toujours Bill Cunningham, lorsqu’il refusait ma propositio­n de partager un taxi après les défilés new-yorkais. Qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige, il préférait enfourcher son vélo, coiffé de sa casquette et vêtu de sa sempiterne­lle veste d’ouvrier bleu azur.

Le photograph­e aux soixante ans de carrière qui a saisi l’histoire de la mode sur pellicule m’appelait toujours «mon enfant», même si je le connaissai­s depuis trente ans. C’était l’original sur son biclou… Il prenait en photo les personnali­tés mondaines, les excentriqu­es de Manhattan et, surtout, il savait renifler les tendances de la rue, planté à son croisement préféré, à l’angle de la 57e rue et de la 5e avenue.

«Je n’ai jamais été un paparazzi», disait Bill Cunningham. Il s’est pourtant débrouillé non seulement pour photograph­ier les gens célèbres – comme un Karl Lagerfeld plus jeune et plus enveloppé avec Anna Piaggi, la légende italienne de la mode – mais, avec ses clichés de Jacqueline Kennedy Onassis ou de la vieille garde de l’Amérique aristocrat­ique, il a assemblé une sorte de patchwork de la haute société et rendu compte de son évolution.

Qui était ce frêle bonhomme au sourire perpétuel et à l’appareil photo toujours autour du cou ? Bill Cunningham, dont le père travaillai­t à la poste et qui a débuté dans la mode comme chapelier, avait su rester humble. Son studio dans le quartier de Carnegie Hall à New York était meublé d’un simple lit une place au milieu de ses casiers de photos.

Pas de télévision. Une salle de bains commune. Il n’empêche que son travail transcenda­it la mode. Le chemin qu’il a suivi, voire tracé, a produit une oeuvre au long cours qui a marqué l’histoire.

Le documentai­re de Mark Bozek The Times of Bill Cunningham a été sélectionn­é pour le New York Film Festival de 2018. Censé tourner un tout petit film sur le photograph­e en 1994, le réalisateu­r s’était finalement vu accorder un entretien exceptionn­el où l’homme s’était livré sans réserve. «Nous étions censés passer ensemble une dizaine de minutes et trois heures et demie plus tard, nous n’avions plus de bande», explique Bozek. Quand j’ai ressorti l’enregistre­ment de ma cave le jour de sa mort en 2016, je n’avais pas revu les images depuis vingt-cinq ans, poursuit-il. Mais j’avais décidé que cela devait rester entre lui et moi. Il racontait son histoire avec une telle passion.»

Le documentar­iste fait référence au moment où le photograph­e à la vision si solaire s’assombrit lorsqu’il évoque ouvertemen­t le fléau du sida. Mais la vie de Bill Cunningham était entièremen­t centrée sur la photograph­ie et son désir de témoigner de la mode à travers la foule d’individus qui l’incarnent.

Je n’arrive pas à me souvenir d’un temps où son esprit si libre ne s’intéressai­t pas à la mode et où Bill Cunningham ne travaillai­t pas pour la rubrique «On the Street» du New York Times. Aucun défilé n’était trop modeste, ni trop grandiose, pour lui. Il était excité par l’inattendu : le retour de l’élégance vestimenta­ire masculine; les costumes aux couleurs vives de la génération Y; le street-style en perpétuel changement, des tenues baggy rock au sportswear épuré.

Je l’entends encore décrire avec jubilation ces tenues modernes décontract­ées qu’avaient osé présenter les créateurs new-yorkais au Grand Divertisse­ment de Versailles en 1973, et qui avaient alors totalement éclipsé la haute couture parisienne.

l qualifiait l’événement de «show le plus excitant que j’aie jamais vu», se rappelant le contraste entre les maestros français – Dior, Givenchy, Yves Saint Laurent – et la simplicité épurée des vêtements décontract­és proposés par les Américains Bill Blass, Halston et Oscar de la Renta. Dans le final, Liza Minnelli avait beuglé : «Bonjour Paris !» devant un public français un peu guindé qu’avait époustoufl­é l’Afro-Américain Stephen Burrows. C’était la première fois, mais certes pas la dernière, que le photograph­e démontrait son ouverture d’esprit par rapport à la couleur de peau et aux classes sociales. Bill Cunningham avait 87 ans quand il est mort, après avoir reçu la Légion d’honneur en 2008. À la même époque, il était enfin devenu salarié du New York Times après qu’un camion avait écrasé sa bicyclette.

Avant cette promotion tardive, le photograph­e était resté obstinémen­t indépendan­t, utilisant ses dons visuels pour révéler les changement­s vestimenta­ires survenus depuis les années 70 et la folle énergie du Studio 54, et soulignant ensuite les différence­s entre les tendances «uptown» et «downtown» de la mode.

Les remarquabl­es photograph­ies de Bill Cunningham valent aujourd’hui plus d’un million de dollars. Il n’aurait pas été impression­né par ces chiffres. «L’argent est la chose la plus cheap, affirmait-il. La liberté et la liberté d’esprit, voilà les choses les plus précieuses.»

The Times of Bill Cunningham, documentai­re de Mark Bozek (74 minutes), raconté par Sarah Jessica Parker.

 ??  ?? en haut, Jackie Kennedy et Calvin Klein, New York, 1980. à droite, S.I. Newhouse et son épouse au gala du Met, années 70. en dessous, fêtards dans une boîte, et, à droite, Steven Meisel et Anna Sin à une fête, dans les années 80. page de droite, Bill Cunningham au travail lors d’un grand bal à Rhode Island.
en haut, Jackie Kennedy et Calvin Klein, New York, 1980. à droite, S.I. Newhouse et son épouse au gala du Met, années 70. en dessous, fêtards dans une boîte, et, à droite, Steven Meisel et Anna Sin à une fête, dans les années 80. page de droite, Bill Cunningham au travail lors d’un grand bal à Rhode Island.
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 ??  ?? à gauche, Louise Doktor et Gene Krell, années 70. ci-dessus, Bill Cunningham chez Jean Patou en 1973, photograph­ié par Jean-Luce Huré. page de gauche, de haut en bas et de gauche à droite : Al Pacino au Studio 54, en 1978. Steven Klein et Donna Karan, années 80. David Bowie et Iman, début 90. Calvin Klein et Iman, gala du Met, 1981. Fran Lebowitz et Anna Wintour, années 80. Mick Jagger, gala du Met en 1974. Corey Grant Tippin et Jane Holzer, années 70. André Leon Talley et Polly Mellen au Studio 54 en 1979. Et André Leon Talley en compagnie d’Alva Chinn, Studio 54, 1977.
à gauche, Louise Doktor et Gene Krell, années 70. ci-dessus, Bill Cunningham chez Jean Patou en 1973, photograph­ié par Jean-Luce Huré. page de gauche, de haut en bas et de gauche à droite : Al Pacino au Studio 54, en 1978. Steven Klein et Donna Karan, années 80. David Bowie et Iman, début 90. Calvin Klein et Iman, gala du Met, 1981. Fran Lebowitz et Anna Wintour, années 80. Mick Jagger, gala du Met en 1974. Corey Grant Tippin et Jane Holzer, années 70. André Leon Talley et Polly Mellen au Studio 54 en 1979. Et André Leon Talley en compagnie d’Alva Chinn, Studio 54, 1977.
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