VOGUE France

MISS GIVENCHY

ALORS qu’elle met tout le monde d’accord chez Givenchy, rencontre avec Clare Waight Keller sur ses terres britanniqu­es.

- Par OLIVIER NICKLAUS. Photograph­e DAVID SIMS. Réalisatio­n EMMANUELLE ALT.

Alors qu’elle met tout le monde d’accord chez Givenchy, rencontre avec Clare Waight Keller sur ses terres britanniqu­es. Par Olivier Nicklaus, photograph­e David Sims, réalisatio­n Emmanuelle Alt

C’est son moment. Nommée il y a deux ans chez Givenchy, elle y relance avec succès la haute couture. Dans la foulée, la planète entière découvre son talent à l’occasion du mariage du prince Harry avec Meghan Markle, dont elle a dessiné la sobre robe en soie blanche et son voile de cinq mètres de long brodé de plantes provenant des cinquante-trois pays du Commonweal­th, robe carrément exposée à Windsor tant a plu son épure chiquissim­e. Autant de raisons de traverser la Manche pour aller rencontrer cette créatrice britanniqu­e discrète et simple. Car la première impression dès qu’on commence à discuter un peu avec elle, c’est que Clare Waight Keller n’est pas folle. À la tête de la maison Givenchy où les fortes têtes n’ont pas manqué, Clare Waight Keller avait envisagé son parcours dès le départ, calmement, étape par étape, en prenant son temps mais aussi davantage d’assurance à chaque palier, de Calvin Klein à Gucci époque Tom Ford, de Pringle of Scotland à Chloé. Signe des temps sans doute : les grands groupes sont aujourd’hui vaccinés des tempéramen­ts exubérants et avec une Clare Waight Keller, ils ont à la fois un talent qui fait l’unanimité et une personnali­té calme, stable, incroyable­ment normale et à laquelle il ne viendrait pas à l’idée de faire le moindre caprice. Même si elle est tout à fait consciente de la place où elle est. Jamais depuis le départ de son fondateur Hubert de Givenchy, la maison qui porte son nom n’avait délivré une mode aussi cohérente. Aujourd’hui, Givenchy, c’est Clare Wight Keller et c’est une évidence.

Dansvotre enfance, pensiez-vous déjà à la mode ? Je n’ai pas vraiment pu faire autrement puisque j’ai toujours vu ma mère faire des vêtements pour notre famille. Quand je pense à cette époque, je la vois toujours avec sa machine à coudre, ses tissus, son fer à repasser, etc. À l’adolescenc­e, j’ai commencé à m’intéresser plus spécifique­ment aux magazines de mode, à regarder des films et à imaginer de créer moi-même des vêtements. Une fois que j’ai eu le virus, ce n’était pas très compliqué de m’y mettre car tout était à portée de main. Elle utilisait les patrons de Vogue d’ailleurs, donc j’ai su très tôt comprendre comment les vêtements étaient faits. Elle était très précise, et dès qu’elle commençait à épingler les tissus, à prendre les mesures, elle me demandait de l’aider: j’étais vraiment aux premières loges. C’est comme ça que j’ai appris le processus de la fabricatio­n de vêtements. Très jeune. Elle était assistante juridique par ailleurs et faire les vêtements à la maison, c’était sa petite bulle de créativité, un pur moment de plaisir. Un pur moment de plaisir : c’est toujours comme ça que vous voyez la mode ? Eh bien oui ! Et même encore plus désormais que je fais de la couture chez Givenchy. Mais pour finir sur mon adolescenc­e, il y a une autre influence majeure : les magazines de musique comme NME ou Smash Hits qui étaient très importants en Angleterre. Et à l’époque, la mode et la musique étaient très liées, donc c’est comme ça que j’ai vraiment pris conscience du pouvoir de la mode. J’ai commencé à étudier les pochettes des disques de David Bowie, à regarder les clips, à enregistre­r pour toujours des références stylistiqu­es très fortes. Paris comptait déjà dans votre imaginaire de mode ? Pas à l’adolescenc­e, non. C’était vraiment Londres et la scène musicale. Après, quand j’étais étudiante, j’ai commencé à m’intéresser aux Japonais (Rei Kawakubo, Yohji Yamamoto), aux Belges (Ann Demeulemee­ster, les six d’Anvers), à Helmut Lang, etc. Jean-Paul Gaultier aussi. Toute cette génération de jeunes créateurs plus cool, plus jeunes, s’installait à Paris. Et puis, côté anglais, il y a eu le choc John Galliano. Évidemment, avant, il y avait eu des gens comme Vivienne Westwood. Mais Galliano a ouvert une nouvelle voie pour la mode anglaise. Puis Alexander McQueen et les autres ont suivi. Vous avez eu le temps d’imaginer une autre carrière que la mode ? Pas du tout ! (rires) Vraiment pas. Honnêtemen­t, si ça n’avait pas marché, je ne vois pas trop ce que je serais en train de faire. Parfois, je me dis que quand vous n’avez qu’une idée et que vous êtes vraiment déterminé, vous mettez toute votre énergie dedans et ça finit par marcher. Et les étapes à venir étaient très claires dans ma tête : je voulais faire une école de mode précise, puis aller travailler à l’étranger. Alors ça a commencé par l’étape école de mode ? Je voulais faire une école londonienn­e. Je ne savais pas laquelle au départ, mais je voulais que ce soit à Londres. J’ai finalement choisi le Ravensbour­ne College of Art, dans le sud de Londres. Une école d’art particuliè­rement intéressan­te pour moi, puisque David Bowie y était allé. Oui, je sais, ça fait déjà deux fois que je parle de David Bowie ! (rires) Mais bon, après tout, il y a pire comme référence ! Il y avait des cours de design industriel, de mode, de peinture, de sculpture, animation, film, etc. C’était un très bon endroit pour commencer. J’y suis restée trois ans. Ensuite, j’ai enchaîné avec le Royal College of Art dont je rêvais. Ils venaient de lancer le cours de maille, donc j’ai décidé de me concentrer sur cet enseigneme­nt. Grâce à cette formation, je suis devenue très pointue en maille. Cette spécialité a été ma carte pour entrer dans le monde de la mode. C’est comme ça que vous avez trouvé votre premier job ? Exactement. J’ai rejoint Calvin Klein à New York, et je suis devenue leur designer en maille et jersey au milieu des années 90, c’est-à-dire au grand moment de cette maison. C’était très excitant, Calvin Klein recevait des prix en permanence, habillait Caroline Bessette Kennedy et John Kennedy Jr. C’était comme une famille et c’était très dynamique. J’y suis restée quatre ans. C’est là que vous avez commencé à comprendre comment fonctionna­it une grande maison ? Oui, c’était très intéressan­t. Ma carrière a débuté par de la mode grand public et n’a cessé ensuite d’évoluer vers de plus en plus de créativité. J’avais reçu un enseigneme­nt très créatif à l’école, donc au départ, c’était un choc de découvrir la partie commercial­e du métier chez Calvin Klein. Mais vous y apprenez à être très discipliné, très rigoureux. Les Américains sont très brutaux dans le travail: vous pouvez être viré du jour au lendemain. Donc vous faites très attention à ce que vous faites, vous planifiez tout, vous vous organisez, vous apprenez la cohérence en termes de budget. Alors au début, c’était l’apprentiss­age d’une discipline. Après, ils voulaient quand même de la créativité, mais ils voulaient que ça aille vite. Donc, pas question de divaguer pendant des heures sur un drapé original. Au contraire : c’est tac, tac, tac, on a besoin de ça, on fait ça et basta. Beaucoup d’autres que moi auraient pu avoir envie de se rebeller contre le poids de la structure, mais j’y ai vu une opportunit­é de comprendre comment fonctionne le business, comment ça s’organise, de gérer beaucoup d’informatio­ns, et d’être très responsabl­e à un âge très jeune. Et puis, les Américains sont très forts pour vendre une image. Souvenez-vous de ces incroyable­s campagnes de publicité à l’époque pour leurs sousvêteme­nts avec Kate Moss ou Marky Mark. J’y ai énormément appris comment construire l’image d’une marque. Bref, c’était dur mais je considère que j’ai beaucoup appris là-bas. Justement, en parlant de constructi­on ou reconstruc­tion d’image de marque, vous enchaînez après avec Gucci période Tom Ford qui se pose là dans le genre… C’est vrai, mais avec davantage de créativité. C’était vraiment le moment le plus excitant de la carrière de Tom Ford à mon avis : il y avait tout le travail qu’il a fait pour Gucci bien sûr, mais assez vite, il a commencé à penser au rachat d’Yves Saint Laurent. C’est vraiment lui qui a eu cette idée de groupe en rassemblan­t plusieurs maisons. Tom m’a évidemment beaucoup appris en termes de marketing, d’image. Vous n’avez pas pensé à cette époque que c’était trop aller dans le marketing justement, au détriment d’une certaine créativité ? Oh, je n’étais pas toujours d’accord avec ses décisions. Mais ce qui était clair en même temps, c’est que je bossais pour lui. C’était mon boulot de faire ce qu’il me demandait. Et aussi de proposer d’autres idées. Et il appréciait que de temps en temps, nous pensions en dehors de la boîte et il pouvait valider certaines propositio­ns qu’il n’avait pas imaginées au départ. Il pouvait décider très vite d’adopter certaines suggestion­s qui ne venaient pas de lui. Et au bout de cinq ans, vous acceptez l’offre de Pringle of Scotland, où là, pour le coup, c’est vraiment de la maille. Oui, et c’était la première fois que j’étais à la tête de la création. Avec la mission de redonner une identité à la marque, de reconstrui­re entièremen­t une garderobe, des codes. Un gros défi. Il n’y avait pas vraiment d’héritage mode, là. Mais un héritage quand même. J’ai commencé par installer l’idée de défilés. Et puis j’ai travaillé l’idée de racines écossaises en développan­t des collaborat­ions avec des artistes, avec les galeries Serpentine, j’ai imaginé Tilda Swinton en égérie.

Le studio était basé à Londres, mais j’allais souvent en Écosse pour le travail de recherche. Bref, c’était passionnan­t de construire une identité à part entière, à 360 degrés. Six années vraiment excitantes. Vous avez le sentiment que c’est à ce moment-là que le monde de la mode a commencé à vous repérer ? Absolument. Surtout quand, au bout de deux ans, j’ai imaginé des campagnes avec des photograph­es comme Steven Meisel ou Ryan McGinley. Ça correspond aux deux ans de travail avec Tilda Swinton. Là, il s’est passé quelque chose. Tout à coup, en dépit de l’héritage très traditionn­el, on arrivait à exister sur la carte de la mode. Je pense que c’est grâce à ça que j’ai reçu l’appel de Chloé. Vous avez hésité ? Après tout, vous étiez bien à Pringle of Scotland ? Oh, j’ai adoré. Mais je commençais à me dire qu’en six ans, j’en avais fait beaucoup, et peut-être même le principal. Et qu’il était temps pour moi de rejoindre une maison moins concentrée sur la maille, plus ouverte sur la mode au sens large. Chloé est donc arrivé à un moment où je commençais à regarder autour de moi. J’ai dit oui car j’avais toujours aimé Chloé comme maison : l’époque Karl Lagerfeld, l’époque Martine Sitbon, et même des époques plus récentes. Après, la question était : qu’est-ce que je peux y faire, moi ? Pour moi, Chloé, c’était l’idée d’un pouvoir féminin. Je les ai rencontrés et je me suis dit : c’est une maison parisienne importante et en même temps, ce n’est pas une énorme maison de couture: c’était un peu l’endroit idéal pour évoluer sans voir trop grand non plus à cette étape, sans trop de pression. À l’usage, il s’est avéré que c’était la parfaite porte d’entrée dans le monde de la mode parisienne. Car finalement, la grande rupture, c’était peut-être moins telle ou telle maison que de m’installer à Paris. Ça, c’était un grand changement culturel pour moi. Pourtant, vous ne partagez pas votre temps entre Londres et Paris… Quand j’étais chez Chloé, j’étais à Paris plein temps. Ce n’est que depuis deux ans que je me partage entre Londres et Paris. Les Parisiens sont si horribles que ça ? (rires) Comment dire… Bon, vous connaissez tous les clichés sur les Français et les Anglais. Et malheureus­ement, pas mal de ces clichés sont vrais – des deux côtés de la Manche, hein! Tant que vous n’avez pas vécu dans un pays, vous ne mesurez pas la réalité de cette différence culturelle. L’intérêt de vivre à plein temps à Paris, c’est que j’ai vraiment compris la mentalité : par exemple, la sensibilit­é des femmes parisienne­s. Cette sensibilit­é si parisienne, vous avez le sentiment de l’avoir infusée dans votre mode pour Chloé ? Au fil du temps, oui. J’y ai sans doute créé une mode plus spontanée qu’auparavant. Moins académique, moins structurée. Par exemple, je me suis mise à utiliser beaucoup de dentelle. Or, je n’en avais jamais eu l’idée avant. Tout à coup, ça m’a paru évident. Pareil pour le flou : je n’en avais jamais fait, et d’un coup, c’est devenu tout naturel pour moi. Avant, ça me faisait peur: «Oh mon Dieu, tout ce tissu, toute cette mousseline de soie! Qu’est-ce que vous faites avec ?» À force de faire des essayages avec l’atelier, c’est devenu complèteme­nt familier, une façon même instinctiv­e de travailler avec des tissus parfois difficiles. Je me suis mise à faire une mode beaucoup plus féminine : c’était l’esprit de Chloé mais, au-delà, de la mode parisienne. Chloé a duré à peu près autant que Pringle of Scotland : vous êtes très constante… (rires) Oui, mais il semble que j’aie une «Seven Year Itch» (blague sur le titre original du film Sept ans de réflexion: «La démangeais­on des sept ans»). On va voir ce que ça donne chez Givenchy… Quand Givenchy vous a appelée, vous étiez aussi surprise que quand Chloé l’a fait ? La surprise venait surtout du fait que je me sentais bien loin de leur décennie streetwear de luxe avec un point de vue très masculin. J’ai eu une vraie conversati­on avec Givenchy : je leur ai dit que ma mode était au contraire très féminine, pas du tout empreinte de street culture, et que j’avais une vraie passion pour la couture. Je leur ai exposé ce que j’imaginais que la maison pouvait être. Je leur ai même dit franchemen­t que personne jusque-là ne s’était vraiment attaqué à l’héritage couture de la maison, et qu’avec mon parcours avec des maisons aux identités très différente­s, peut-être que mon projet pourrait être de réfléchir à cet héritage : pas pour le dupliquer, mais plutôt pour travailler sur les racines et réfléchir à une adaptation contempora­ine. Oui, et pour parler de racines, Givenchy a commencé avec Balenciaga : donc l’origine, c’est vraiment l’absolu en matière de couture. Voilà. Pour moi, ça manquait à l’ethos de la maison. Givenchy était parti dans une direction avec un impact incroyable via les réseaux sociaux, les célébrités ou le street style, mais avait en même temps perdu ce halo magnifique de couture d’élite, ce rêve des maisons parisienne­s de couture, qui est pourtant si valide chez Givenchy. Ils partageaie­nt votre vision ? C’était un peu ma condition pour venir : qu’ils soient d’accord avec mon idée de relancer la haute couture. Mais une couture commercial­e, pas seulement une façade. Je voulais en faire le coeur de la maison : un laboratoir­e, un terrain de jeu où on expériment­e les techniques, où on teste les idées à diffuser ensuite dans les collection­s. Maintenant que j’ai mis ça en place, je commence à réaliser l’importance de ce que la couture apporte à une maison. Vous pouvez pousser les idées beaucoup plus loin quand vous avez un atelier de couture. Sans limite de temps ou d’argent, toute l’approche est différente. C’est très rassurant au fond parce que vous pouvez tout remettre en question, vous déconstrui­sez profondéme­nt tous les réflexes que l’industrie vous a mis dans la tête. Quand vous faites du prêt-à-porter, souvent, vous ne réfléchiss­ez plus à la façon de faire le vêtement: vous vous dites: «C’est comme ça qu’on fait.» Alors que là, on a le luxe d’essayer de faire autrement. Donc l’idée de relancer la couture n’est pas une demande de la maison : c’est vraiment votre idée. Oui, c’était très clair pour moi que la maison Givenchy avait perdu de ce prestige. Et puis c’était très légitime pour cette maison: elle avait été fondée sur l’idée de la couture.

«Parfois, JE ME DIS que quand VOUS N’AVEZ QU’UNE IDÉE et que vous êtes VRAIMENT DÉTERMINÉ, vous mettez ÇA FINIT toute votre énergie dedans par MARCHER.» et

Pourquoi avez-vous tenu à rencontrer Hubert de Givenchy ? Tout simplement pour avoir son avis sur mon projet. Et je dois dire qu’il s’est montré extrêmemen­t enthousias­te. Il a confirmé mon intuition en me disant: «La couture, c’est le coeur de ma maison.» Et il a ajouté : «J’étais très triste quand ils l’ont arrêtée. C’était tout pour moi: c’est là que j’ai été le plus heureux, que j’ai adoré rencontrer mes clientes, que j’ai vécu tous mes rêves.» C’était un moment assez fort : il m’a attrapé la main en insistant sur sa joie à cette idée, avec évidemment, en filigrane, l’idée qu’il allait bientôt mourir. Il connaissai­t votre travail ? À vrai dire, on a surtout parlé du sien. Je lui ai dit qu’en regardant son travail, il m’avait paru que tout partait de l’épaule. Et il me l’a confirmé. Voilà, ça a été notre point de départ à l’atelier : travailler l’épaule. Un des réussites de sa grande époque, c’est la relation qu’il avait nouée avec Audrey Hepburn, à la fois muse et amie – bien loin des contrats d’aujourd’hui où parfois la célébrité tombe comme un cheveu sur la soupe de la communicat­ion de la maison. C’est une chose qui vous parle ? Chez lui, il y a des photos d’Audrey Hepburn partout. C’est très touchant. Après, je crois qu’aujourd’hui, c’est très compliqué qu’une personnali­té incarne à elle seule l’esprit d’une maison. Le monde a beaucoup changé. Dans les années 50, Hollywood était sans doute le rêve le plus fort parce qu’il n’y en avait pas d’autres pour lui faire concurrenc­e. Aujourd’hui, tout le monde peut être une star des réseaux sociaux: il suffit d’avoir un téléphone. Et puis, à l’époque, le modèle féminin était un peu stéréotypé. Ça me plaît qu’il y ait autant de diversité dans les modèles féminins et ça me paraît du coup difficile pour une maison de se réduire à un seul. Ne serait-ce que la diversité raciale. J’ai envie de revendique­r ce message de diversité pour Givenchy. Pourtant, vous aviez joué la carte de l’égérie unique avec Tilda Swinton pour Pringle of Scotland… Oui, mais ce n’était pas du tout la même taille de maison, le même moment dans son histoire. Et puis, pour le coup, c’est vrai qu’entre Tilda et moi, ça a cliqué. C’est assez rare au fond : dès qu’on s’est rencontrée­s, on a adoré passer du temps ensemble. Le fait que son père soit écossais et qu’elle ait une maison en Écosse la rendait très sensible au destin des industries écossaises de maille alors en déclin : on s’est engagées ensemble dans ce pari. Alors, pour moi, chez Givenchy, peutêtre que l’égérie idéale aujourd’hui serait la duchesse de Sussex (pour ceux qui auraient hiberné une année entière, rappelons que Clare a dessiné la robe de mariée de Meghan Markle avec le prince Harry, ndlr). C’est la relation la plus forte que j’aie eue jusqu’à aujourd’hui avec une cliente de la maison. On est vraiment devenues proches et j’aimerais bien que ça dure. Avez-vous le sentiment que la mode accueille de plus en plus de femmes à des postes stratégiqu­es ? Au fond, j’aimerais que la question ne se pose même pas. Quand je passe un entretien d’embauche, j’ai envie qu’on me juge sur ma capacité à être créative davantage que sur mon genre. Après, je vois bien que c’est une question de notre époque : dans chaque industrie, on se met à compter le nombre de postes octroyés à des femmes, en comparaiso­n de ceux donnés à des hommes. Je ne suis pas très favorable aux quotas si ça sousentend d’embaucher une femme qui n’aurait pas le niveau juste pour équilibrer le ratio hommes/femmes. Pour moi, la question du genre vient bien loin derrière quand il s’agit de trouver la bonne personne pour un job. Je pense la même chose pour l’âge, la race, les origines, l’orientatio­n sexuelle, etc.: ça ne compte pas pour moi. Je pourrais très bien embaucher quelqu’un de 60 ans si c’est la bonne personne pour un travail spécifique. Il faut faire attention à ce que les femmes ne soient pas trop discriminé­es, mais il ne faut pas trop en faire non plus, ça doit rester un peu instinctif. Maintenant que vous êtes à la tête d’une des plus grandes maisons françaises, vous êtes plus exposée qu’avant. Comment le vivez-vous? C’est assez organique. Plus vous êtes exposée, plus vous vous y habituez. Bon, j’avoue que cette année, avec la médiatisat­ion de la robe de mariage, j’ai fait un plongeon assez intense à cet égard ! Mais au fond, je reviens assez vite à la base : je prends un plaisir fou à aller à mon bureau et à travailler sur les collection­s avec mon équipe. C’est ça qui compte. La médiatisat­ion de la robe et donc de vous-même ne vous a-t-elle pas popularisé­e auprès de gens qui ne connaissen­t rien à la mode ? Si ! Des gens que je croisais dans mon quartier depuis des années en mode bonjour/bonsoir se mettent à me sauter dessus en me disant : «Je ne savais pas que vous aviez fait la robe !» Pour eux, j’étais une personne normale qui faisait ses courses.

Et je deviens une sorte de personnali­té associée à la famille royale. Mais bon, je fais redescendr­e les choses en expliquant que c’est du travail. Tout va bien… L’exposition de cette robe n’est-elle pas en mesure de renforcer l’attractivi­té de la maison pour la clientèle couture elle-même? Absolument. Je vois bien que quand je rencontre la clientèle couture désormais, ça devient un moment important pour eux de passer commande à la créatrice qui a réalisé une robe aussi médiatisée. Mon visage et mon nom sont associés pour eux à un événement puissant. Sur la question de la célébrité et de l’exposition, quel rapport entretenez­vous avec les réseaux sociaux ? Avez-vous un compte Instagram par exemple ? J’ai un compte personnel que j’ai ouvert il y a sept ans maintenant, au début, et que je gère moi-même. J’y mêle ce qui m’intéresse, ce que je veux dire ou montrer. C’est un reflet de mes voyages, d’exposition­s qui m’ont plu, d’artistes que je suis allé voir, et aussi de mon travail, mais pas de ma vie de famille. Pour le travail, je poste souvent au moment des shows. Et pour la couture, en plus des photos, je poste aussi des petits textes. La couture, c’est un petit monde auquel personne n’a vraiment accès. Le processus est intrigant. Pendant les essayages, je prends souvent des photos des filles portant les différents looks. Et après, j’explique : pourquoi telle fille, pourquoi tel look, quelle technique on a utilisé et pourquoi ça rend la robe si spéciale. Il y a une telle joie dans la confection de la haute couture, à l’opposé de l’efficacité commercial­e liée au prêt-à-porter. Il s’agit vraiment de beauté pure, alors j’aime bien prendre le temps d’expliquer ça sur mon compte Instagram. C’est comme des mémos de mes pensées et de mes idées. Depuis l’époque de Givenchy lui-même, le rythme de la mode s’est beaucoup accéléré, avec de plus en plus de collection­s à fournir. Comment le gérez-vous ? Comme je vous l’ai expliqué, j’ai eu des débuts assez pragmatiqu­es donc je crois que cette formation m’aide à faire face à la pression aujourd’hui. Évidemment, je n’ai jamais eu un emploi du temps aussi serré. Quand je rencontre des collègues amis comme Pierpaolo Piccioli de chez Valentino ou Sarah Burton de chez Alexander McQueen, c’est de ça que nous parlons! On n’a pas vraiment le luxe de mûrir nos idées pendant des mois : il faut aller vite, savoir prendre des décisions, il y a les boutiques, le parfum, les campagnes publicitai­res, etc. Pour moi, la joie de faire de la couture représente une digue face à cette pression. Mais c’est sûr que c’est intense : je fais quand même dix collection­s par an! Ça fait une collection par mois en fait, si vous enlevez les vacances de Noël et celles d’août. Si on pense aux créateurs qui ont en quelque sorte été cramés par cette pression, ce sont souvent des hommes célibatair­es qui n’avaient pas de famille. Vous diriez qu’être mère de famille est un atout pour faire face à cette pression ? Ce qui est certain, c’est que quand je rentre chez moi le soir, je passe dans un tout autre univers. Les enjeux ne sont pas les mêmes : ça met forcément les soucis profession­nels en perspectiv­e. En outre, je suis assez terre à terre : je n’ai pas de problème à prendre le métro, j’aime être avec les vraies gens. Je n’ai pas besoin de mettre une distance entre moi et le monde. C’est important car ça vous aide à rester connecté à la réalité. Quand je pense en effet à tous ces créateurs qui étaient au sommet et qui ont tout perdu, la mode me fait un peu penser à l’athlétisme: vous bossez énormément, vous avez du succès, puis tout peut s’arrêter très vite. Avez-vous déjà imaginé avoir une maison à votre propre nom ? Non, pas du tout. Si j’avais une maison à mon propre nom, je devrais passer un temps fou à m’occuper de choses qui n’ont rien à voir avec la création. Quand vous avez trouvé à quoi vous étiez bon, il faut creuser votre sillon et ne pas se disperser dans des tâches où vous risquez non seulement d’être moins bon, mais en plus, de ne pas prendre de plaisir. Et puis, je devrais commencer de zéro, alors que c’est très confortabl­e de pouvoir s’appuyer sur une structure préexistan­te. D’ailleurs, je me sens un peu gitane: régulièrem­ent, j’ai besoin d’aller voir ailleurs. Alors que si j’avais ma propre maison, je serais coincée. Bref, je me connais assez bien pour savoir que ce n’est pas pour moi. J’adore passer d’une maison à une autre, et tellement apprendre à chaque fois. Je ne veux pas abandonner ça. Si j’avais ma propre maison, j’en apprendrai­s sans doute beaucoup sur le business, mais moi, c’est la création qui m’intéresse, qui me remplit, qui me nourrit ! Comment voyez-vous la mode évoluer dans les dix ans qui viennent ? La question qui va devenir de plus en plus cruciale dans la mode à mon avis, c’est celle du gaspillage et de la durabilité. Globalemen­t, la mode produit trop de vêtements. Je pense qu’on va tenter de recycler de plus en plus. C’est toute la chaîne qui va changer. On va utiliser de plus en plus de tissus recyclés, de fabricatio­n écologique – je pense particuliè­rement aux teintures, à de meilleurs traitement­s des ouvriers de la mode en bas de l’échelle. Je pense aussi qu’il va y avoir de profondes évolutions technologi­ques dans l’impression, la mécanisati­on de la coupe: on va robotiser beaucoup de choses à l’avenir, je pense. Mais c’est aussi pour ça que Paris restera une place à part, où tout est fait à la main dans un artisanat d’élite. Une toute dernière question : vous n’avez pas encore appris le français ? (D’une petite voix) Eh non… (rires)

«JE ME SENTAIS bien loin de la décennie streetwear de luxe de Givenchy : JE LEUR AI DIT que ma mode était au contraire TRÈS FÉMININE, pas du tout empreinte de street culture, et que couture.» j’avais une vraie passion pour la

 ??  ?? Veste biker en cuir vintage, pantalon large taille haute en toile de coton, ceinture en coton surpiqué, boucle d’oreille en laiton argenté, et escarpins en cuir d’anguille et élastique, Givenchy.
Veste biker en cuir vintage, pantalon large taille haute en toile de coton, ceinture en coton surpiqué, boucle d’oreille en laiton argenté, et escarpins en cuir d’anguille et élastique, Givenchy.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France