DRÔLES DE FILLES
Après LOL ou encore Dalida, la réalisatrice Lisa Azuelos revient avec Mon bébé, comédie enlevée, tirée à quatre épingles, rivée sur les rapports mère-fille et le pénible envol du nid des enfants. C’est Sandrine Kiberlain, grande actrice, capital sympathie en béton, qui incarne la mère larguée et un peu siphonnée. Conversation en roue libre entre deux femmes vraies. Par Anne Diatkine, photographe Nathaniel Goldberg
Après «LOL» ou encore «Dalida», la réalisatrice revient Lisa avec Azuelos «MON BÉBÉ», comédie enlevée, tirée à quatre épingles, rivée sur les rapports mère-fille et le pénible envol du nid des enfants. C’est Kiberlain, Sandrine grande actrice, capital sympathie en béton, qui incarne la mère larguée et un peu siphonnée. Conversation en roue libre entre deux femmes vraies.
C’est un plaisir de les voir ensemble s’amuser comme des soeurs ou des amies, blaguant autour d’un «café blanc», le nom pour qualifier de l’eau chaude aromatisée à la fleur d’oranger, servie dans les lieux chics de la capitale. Lisa Azuelos et Sandrine Kiberlain partagent certes un film, mais aussi une manière d’envisager l’existence, en ne se prenant pas au sérieux, en faisant des pas de côté, s’étonnant de tout. Sandrine Kiberlain a la chance d’élargir sans cesse son chemin au fur et à mesure de sa promenade. Elle a le talent rare de pouvoir tout interpréter en étant si vraisemblable qu’à chaque fois, on croit que l’actrice se contente d’être ce qu’elle est. Lisa Azuelos a commencé à être cinéaste après avoir eu d’autres métiers, mais en ayant toujours voulu faire celui-là. La fille de Marie Laforêt a les yeux pailletés d’or de sa mère avec laquelle elle n’a pas grandi. Elle a dû se débrouiller toute seule pour s’élever, devenir adulte, et c’est peut-être pour cette raison qu’elle aime filmer de grands appartements chaleureux pleins d’enfants. Une mère face à elle-même quand sa petite dernière quitte le foyer : c’est le sujet de Mon bébé, joyeux et nostalgique, qui se déroule dans les beaux quartiers de la capitale. Conversation entre deux vraies amies.
Avec Mon bébé, vous poursuivez un trajet, celui de l’autobiographie au cinéma. La tonalité du film est cependant très différente de LOL, qui vous a fait connaître du grand public. Le personnage de la mère, qu’incarne Sandrine Kiberlain, enchante par sa drôlerie, sa fantaisie, son humour avec lesquels elle affronte des problèmes somme toute quotidiens. Comment l’avez vous créée ?
Lisa Azuelos. Avec Sandrine, j’ai trouvé ma voix, la musique que j’entends lorsque j’écris. Elle comme actrice, et moi comme scénariste réalisatrice, on a mis dans le film tout ce qu’on vivait. J’avais déjà connu le passage du bac pour la première, le départ des aînés, et même celui de la petite dernière qui s’était envolée au Canada. J’avais la distance nécessaire pour réaliser un film sur une question qui touche toutes les mères, surtout lorsqu’elles élèvent seules leur enfant : comment vivre, après leur départ, lorsqu’ils ont constitué, depuis leur naissance, le coeur battant de notre existence? Comment redevenir le centre de sa propre vie quand, pendant des décennies, on a pris l’habitude de tout donner, tout partager, et de tirer son énergie et sa créativité de cette capacité à donner ? Le filme montre cet instant crucial, mais rarement considéré, que peuvent vivre éventuellement aussi certains pères monoparentaux. Tout le film est sur cette appréhension, qu’on a choisi de traiter avec humour. Sandrine et moi, on a eu un effet miroir lumineux, on s’est chacune stimulée, et elle a impulsé encore plus de folie à ce personnage de mère qui, du coup, devient notre fille à toutes les deux, notre bébé.
Sandrine Kiberlain. Lisa m’a donné la possibilité de jouer avec mes propres moments de vie, et les angoisses et la joie de passer un nouveau cycle ! Elle m’a donné la chance d’exprimer un panel d’émotions d’autant plus varié et troublant que j’avais parfois presque du mal à distinguer la frontière entre ma vie et le tournage. On a commencé le film par la fête d’anniversaire des 50 ans de mon personnage, mais la veille, c’était le mien, de cette envergure-là, avec un chiffre bien rond. Ma fille a passé le bac en même temps que Jade, mon enfant dans le film ! Je sortais du tournage et le soir, je répétais dans la vraie vie les leçons d’histoire de ma fille qu’Héloïse venait de prononcer. Ces coïncidences entre vos personnages et ce que vous traversez dans votre vie privée arrivent-elles souvent ?
S.K. Tous les films qui ont compté pour moi me rappellent des moments clés de ma vie personnelle. Comme par hasard, au moment du tournage de Betty Fisher de Miller, j’étais particulièrement fragile, et c’est exactement ce que m’a demandé d’être Claude Miller. Je ne saurais pas expliquer le phénomène. Il arrive que les films soient écrits en pensant à des acteurs précis. Mais ce n’est pas toujours le cas, et pourtant l’écho est indéniable. Lisa, avez-vous écrit Mon bébé en pensant à Sandrine ?
L.A. En y rêvant! Cela faisait longtemps que j’avais envie de travailler avec Sandrine, on se connaissait mais on n’était pas amies.
S.K. On s’est souvenues sur le tournage qu’on avait pris des cours de claquettes ensemble à la MJC de Neuilly, à 13 ans, parce qu’on aimait les comédies musicales américaines. Il y avait des super profs.
L.A. On pourrait même refaire un pas de danse, d’ailleurs ! (Elles se mettent à danser et à chanter, dans le bar du grand hôtel, ndlr.)
S.K. Avec Mon bébé, j’ai été Lisa pendant deux mois. J’ai pu improviser en m’inspirant d’elle, et être encore plus fantaisiste que je ne le suis dans la vie courante. Elle me donnait le déclic et j’osais, comme pendant la scène où je couche avec un type d’une nuit et que le matin, je n’arrive pas à mettre vite mes collants, que je suis en retard, et j’ajoute que j’aimerais bien tuer mes enfants que j’ai laissés seuls la nuit, mais que ça ferait trop de faits divers. Lisa était preneuse de mes inventions, elle a perçu mon côté un peu borderline, et je me sentais en confiance. Depuis toujours je rêvais de jouer un personnage comme ça. Je n’avais jamais eu l’occasion d’être une femme contemporaine, qui a trop de sacs, trop de téléphones, trop d’enfants, trop d’ennuis et qui perd toujours quelque chose. Un personnage de comédie américaine. Dans le film, la mère transmet par texto des informations à sa fille pendant qu’elle passe un bac blanc. Vous pourriez agir ainsi ?
L.A. Je n’ai aucune imagination! Je ne filme que ce que j’ai vécu ! Oui, j’avoue, j’ai agi exactement comme mon personnage, j’ai aidé ma fille à tricher, pendant qu’elle s’était enfermée dans les toilettes de l’établissement avec son téléphone. Et on a été prises toutes les deux. J’ai été convoquée de toute urgence dans le bureau de la direction, c’était pile pendant la sortie de LOL. Ça la fichait mal! Lisa Azuelos, grande spécialiste des ados, encourage sa fille à tricher à une épreuve du bac blanc ! Je n’étais pas fière. Je m’en suis sortie avec beaucoup moins de panache que Sandrine dans le film !
S.K. J’ai triché pour ma soeur en toute tranquillité. Elle avait un oral de maths, et j’ai pu lire l’énoncé dans la cour à travers une baie vitrée. Le pion m’avait donné le résultat, puis les étapes, que j’avais inscrites sur une feuille que je portais à bout de bras devant la fenêtre. Si j’ai pris ces risques pour ma soeur, je le ferais encore plus volontiers pour ma fille, mais heureusement, je suis tombée sur une enfant qui n’en avait pas besoin.
L.A. Je serais obligée de retirer cette séquence si je réalisais un jour un remake américain de Mon bébé. Aux États-Unis, tricher au bac ou être Madoff et ruiner des millions de gens, c’est pareil ! À travers le film, on éprouve la nostalgie du personnage, qui ne se dispute jamais avec ses ados. Elle est au même niveau qu’eux. N’est-ce pas étonnant ?
L.A. Oui, le film montre tous les petits riens de la vie qui, sur le moment, n’apparaissent pas forcément précieux et suscitent la nostalgie. On pense que faire une tartine le matin à son petit, c’est un instant sans importance. C’est faux! On s’en aperçoit quand il n’y a plus personne à qui faire des tartines.
«On pense que faire une tartine le matin à son petit, c’est un instant sans importance. C’EST FAUX ! On s’en aperçoit quand il n’y a plus personne à qui faire des tartines.»
La femme de mon film, c’est le soldat inconnu. Nous, les mères, on fournit un travail de dingue et de fourmi, invisible. Mais qui nous donne une couronne, une fois qu’il est terminé ? Qui remarque qu’il a eu lieu, que l’enfant est devenu adulte et autonome ? Les pères ? Rarement. J’ai aimé montrer Jade offrir sa couronne de déguisement de princesse à sa mère à l’aéroport. C’est une couronne constituée de tous ces petits moments qu’on pense insignifiants et qui sont des petits diamants. Elle doit la porter pour qu’elle redevienne la reine de sa propre vie.
S.K. Comment affronter le vide, lorsqu’on a été très mère, et que l’enfant s’en va ? La couronne, c’est aussi la part d’enfance qu’on n’a jamais quittée. Car l’âge, c’est une convention. On a constamment tous les âges. N’y a-t-il pas un cap après 50 ans? On dit toujours que la société invisibilise les femmes après un certain âge, ce qu’elle ne fait pas pour les hommes.
S.K. On peut très bien se sentir plus jeune passé 40 ans qu’à 20 ans, et je pense que c’est mon cas. Même en tant qu’actrice, j’ai l’impression d’avoir de plus de beaux rôles qu’à mes débuts. Je n’ai jamais été anxieuse de ne plus avoir de travail, mais de ne plus avoir de beaux projets qui me stimulent, oui, ça a pu m’inquiéter et, paradoxalement, le temps m’a aidée.
L.A. On est jeune quand on se sent libre. Or, la liberté s’acquiert, donc elle n’est pas toujours le propre de la jeunesse. L’avantage d’avoir 50 ans ou plus, c’est qu’on n’est plus remarqué par des tocards ! L’âge les élimine. Je suis contente de ne plus être regardée comme un objet de consommation. À 20 ans, j’ai été consommée, j’ai consommé, et j’ai aimé cela. Aujourd’hui, je suis capable de rencontrer vraiment l’autre, dans sa différence.
S.K. Le verbe «consommer» ne me va pas. J’ai vécu quelques histoires d’amour et pas en grand nombre.
L.A. À 50 ans, une femme qui a choisi de porter une couronne invisible sur la tête a une manière de marcher, d’être, d’aller jusqu’au bout de ses gestes, qui provoque le regard. Il y a aussi peut-être plus de femmes réalisatrices, qui construisent des rôles complexes, où l’âge n’est pas un sujet…
S.K. C’est aussi une question de génération d’actrices. Des portes se sont ouvertes quand Emmanuelle Devos ou Sandrine Bonnaire sont arrivées. Les cinéastes leur donnaient la possibilité d’incarner des femmes plus réelles, plus vivantes. On sentait un désir moins machiste. Et avec elles, comme par hasard, a déferlé une multitude d’actrices qui peuvent surtout être elles-mêmes, dans leur singularité. Lisa Azuelos, vous êtes à l’initiative d’un livre collectif, Ensemble contre la gynophobie, paru en 2016. Où en est-on aujourd’hui après l’affaire Weinstein ?
L.A. La prise de conscience est patente, et je crois que mon mouvement a contribué à ce qu’elle ait lieu. Mais il y a toujours moins d’un viol sur dix qui fait l’objet d’une plainte. Dans leur très grande majorité, les affaires de viol aboutissent à un non-lieu. Je ne dis pas qu’il ne se passe rien. Au contraire, c’est tout le rapport «dominédominant» qui est en train d’exploser et pas uniquement dans la sphère domestique. On se rend compte que la peur du chômage maintient les gens dans une précarité et dans une dépendance au pouvoir insoutenables. On n’est pas dans une civilisation du partage mais du profit. Dès lors, il y a les profiteurs et les profités. Sur la question des femmes, depuis l’affaire Weinstein, les positions se sont plutôt durcies, et cela se traduit par moins de mixité sur les lieux de travail afin d’éviter que des problèmes de harcèlement sexuel n’aient lieu. Les hommes et les femmes n’en sont pas encore à prendre des ascenseurs différents comme aux ÉtatsUnis, mais on n’en est pas loin. Il faut au moins une génération pour défaire en profondeur les rapports de force.
S.K. Je ressens un grand trouble et une autocensure du côté des hommes, qui ont peur d’être jugés, de mal se comporter, lorsqu’ils s’approchent d’une femme. Mon premier rôle principal a été dans En avoir ou pas, le film de Laetitia Masson, qui avait mon âge, et où je jouais une ouvrière. Juste avant, Eric Rochant m’avait offert un rôle glamourissime dans Les Patriotes. Il fallait un peu d’imagination, avec mes longs cheveux dans les yeux. Du coup, je me suis immédiatement sentie comédienne avant tout, et tout le temps.
«Lisa m’a donné la chance d’exprimer un panel d’ÉMOTIONS d’autant plus varié et troublant que j’avais parfois presque du mal à distinguer la frontière entre ma vie et le tournage.»
Lisa, tous vos films portent sur la maternité. Quels sont vos projets aujourd’hui ? L.A. J’aimerais réaliser une série et aussi le remake de ce film, et peut-être la suite. Je ne veux pas quitter ce personnage. Mais surtout, j’aimerais faire l’expérience de ne rien faire. Savoir à quoi je ressemble, qui je suis, lorsque je ne suis définie ni par mon travail, ni par mes enfants. Savoir ne rien faire est l’art suprême, l’art de vivre, c’est ça ! Ou faut-il forcément être dans le bain du travail pour exister? Ne rien faire, observer si ma vie peut être suffisamment comblante, lorsque je ne suis pas prise dans le stress d’un scénario à rendre à des dates précises, ce serait mon défi. Mais c’est un rêve car je ne suis pas rentière, et je suis obligée de travailler. Sandrine, avez-vous déjà rêvé de faire une pause ?
S.K. Pas du tout ! Je ne pourrais pas arrêter de travailler, j’adore mon métier. Il est une partie intégrante de moi. Les projets, c’est ce qui me tient en haleine. Ils sont mille manières de faire marcher mon cerveau, mon imaginaire. Il faut toujours que je crée quelque chose. Quand je ne joue pas, j’écris. Ou je m’inscris aux Beaux-Arts pour dessiner des modèles. Quand on est actrice, on connaît tout de même des interruptions qui permettent de mettre en oeuvre d’autres projets. J’ai une conscience très aiguë qu’on n’a qu’une vie, et qu’il faut vraiment profiter de tous les moments.