VOGUE France

SOLEIL TROMPEUR

- Par Laurent Rigoulet, photograph­e Nathaniel Goldberg, réalisatio­n Virginie Benarroch

Beauté brune corsée au capital sympathie survolté, Leïla Bekhti s’est imposée, en dix ans, comme l’une des évidences du cinéma français. Jamais là où on l’attend, l’actrice sans artifices fait preuve, côté pile, d’une discrétion en béton. Et pour autant sans langue de bois.

Beauté brune corsée au capital sympathie survolté, s’est imposée, en dix ans, comme l’une des évıdences du cinéma français. Jamais là où on l’attend, l’actrice sans artifices fait preuve, côté pile, d’une discrétion en béton. Et pour autant sans langue de bois.

Une chose pour laquelle Leïla Bekhti n’a aucune indulgence: les gens blasés, ceux qui n’ont pas vraiment envie, ne réalisent pas leur chance, ne se donnent pas entièremen­t, font leur travail par habitude, sans passion. Elle se promet de ne jamais leur ressembler. Si elle s’éloigne de sa vie, de sa famille, de son très jeune fils, le temps d’un film – ça lui arrive souvent ces temps-ci –, elle fera tout pour que ça vaille la peine. Et bien plus encore. Tout pour être heureuse sur le tournage et revenir légère du travail accompli. Pareil pour les interviews. Pas question de les prendre avec désinvoltu­re. De les faire en service automatiqu­e. Rien n’est balisé, elle ne retient rien et ne compte pas le temps qui s’écoule. Il n’y a pas de sablier sur la table, pas d’attaché de presse pour l’accompagne­r dans ce café, près de son domicile des bords de Seine, où on la voit à peine entrer, emmitouflé­e dans une grosse écharpe. Elle s’installe dans un coin de la terrasse chauffée pour pouvoir fumer. Les questions l’animent, son visage change selon les instants, fille ordinaire, fille de son époque dont on voit la beauté passer par éclats dans la pénombre de fin d’hiver. Pas le moindre signe de lassitude, pas l’ombre d’une redite. Pourtant le rythme est intense, les rôles s’enchaînent sans qu’elle puisse souffler. 2018 fut l’année la plus folle depuis ses débuts en 2005 avec Sheitan et son envol, deux ans plus tard, dans Tout ce qui brille. Mona dans Carnivores de Jérémie et Yannick Renier, Nadia dans Opération Beyrouth, Amanda dans Le Grand Bain, Jeanne dans Un homme pressé où elle était l’orthophoni­ste de Fabrice Luchini («Rien que pour cette phrase, j’ai dit oui.»). Elle a tourné aussi La Lutte des classes avec Édouard Baer, à l’affiche ces jours-ci. On la découvrira dans Une chanson douce de Lucie Borleteau, adaptation du prix Goncourt de Leïla Slimani, et elle s’installera bientôt sur le plateau d’un film de superhéros. Un appétit de tout jouer. Dans tous les genres, tous les styles. Une faim d’apprendre aussi pour une jeune femme qui se construit peu à peu. Et ne s’est imaginé un destin d’actrice qu’une fois qu’elle l’était devenue.

Leïla Bekhti est aujourd’hui une évidence dans le paysage du cinéma français. À ses débuts, rien n’allait pourtant de soi. Quand il l’a enrôlée pour Un prophète avec Tahar Rahim, qui allait devenir son mari, et Reda Kateb, Jacques Audiard parlait de mettre «un coup de pied de biche dans le système du casting à la française» pour révéler des visages qu’on ne voyait pas à l’écran et en faire des héros. Pour la jeune Leïla de banlieue, la question se posait à peine. La mixité a toujours été un moteur de sa vie, mixité sociale et mélange des origines. Le brassage que défend son personnage de La Lutte des classes, le film de Michel Leclerc (Le Nom des gens) sur la mixité à l’école, c’est celui de la société dans laquelle elle vit et dont elle n’est qu’un reflet très actif, aux facettes lumineuses et sensibles. Leïla Bekhti a grandi à Bagneux, dans la banlieue sud de Paris, issue de deux cultures qu’elle a embrassées pleinement, celle de sa famille algérienne et celle du pays où elle est née. Ses parents sont arrivés en France au début des années 70 pour faire leurs études. Après s’être consacrée à la littératur­e orientale, la mère a trouvé un boulot aux Assedic, le père est devenu chauffeur de taxi. Sa grand-mère, malade, vivait avec eux. On parlait arabe à la maison, et l’été on retournait à Sidi Bel Abbès où la jeune Leïla se sentait comme chez elle, portée par la pratique de la langue. Elle a toujours cultivé cette part d’elle-même tout en découvrant la vie parisienne. «C’est une vraie chance de ne pas se sentir tiraillée. Mes parents ont toujours été à l’aise, sans renier leurs origines, sans chercher à se faire tout petits pour être acceptés. Pour moi, c’était limpide. La mixité sociale, ça te grandit forcément.» À la sortie de Tout ce qui brille, elle s’étonnait qu’on la ramène toujours aux banlieues, à la vie des cités. «On me demandait ce que ça faisait de vivre en périphérie, loin de tout, je n’ai jamais ressenti ça.» Avant de devenir un phénomène à succès, le film de Géraldine Nakache est resté longtemps au point mort.

Quatre ans pour trouver les financemen­ts, des malentendu­s en pagaille. «On nous reprochait d’avoir réalisé un film de banlieue sans cailleras, où les voitures ne brûlaient pas au pied des tours, où les filles ne se faisaient pas constammen­t emmerder, cette expérience, je ne l’ai tout simplement pas vécue.» Les clichés l’ont accompagné­e au début de sa carrière, elle les a fuis, refusant les rôles qu’on lui soumettait. «Pas envie de jouer toujours la fille oppressée par sa famille, par le poids de la tradition, étouffée par les grands frères. Pas envie de véhiculer toujours les mêmes images. On ne va quand même pas passer d’une époque où on ne voyait pas les enfants d’immigrés à l’écran à une autre où on les enferme toujours dans la même figure.» Sans y avoir réfléchi plus que ça, Leïla Bekhti a toujours su qu’elle ne serait pas, à l’écran, une fille entravée par son passé, mais une fille qui avance avec son temps. On lui a demandé récemment si elle était engagée, elle a répondu : «Heureuseme­nt que je n’attends pas de faire des films pour me poser des questions sur la société qui m’entoure.» Elle reste aux aguets mais garde ses opinions pour son cercle de proches. «On voudrait qu’on se prononce sur tous les sujets aujourd’hui, on nous sollicite à tout bout de champ et moi, je n’aime pas ça. Je ne me sens pas légitime. J’ai du mal à voir certaines actrices donner leur avis sur tous les sujets politiques. J’y entends parfois un peu de condescend­ance et ça me gêne. Je me pose des questions, j’essaie d’agir de mon côté, en tant que citoyenne, mais je n’ai pas de solutions, sinon je ne ferais pas ce métier.» Et ce métier, c’est en soi toute une aventure. Leïla Bekhti était bien loin d’y penser quand elle grandissai­t à Bagneux. Ceux qu’elle voyait à l’écran, à la télévision surtout, lui semblaient vivre dans un univers parallèle. Leur être lui échappait. «Un jour, j’ai rencontré Jean-Pierre Pernaut qui faisait ses courses à la Défense et j’ai trouvé ça horrible. Ça m’a choquée, je ne pouvais pas m’imaginer le croiser dans le monde réel.» Elle vivait bien ancrée dans sa réalité et son seul rêve était de devenir éducatrice. Elle était fascinée par une amie de son frère qui exerçait ce métier: «Elle se réveillait le matin pour aller aider les gens, je trouvais ça formidable, je ne souhaitais pas faire autre chose.» Au lycée, une amie lui a conseillé de suivre une option théâtre («Ils sont toujours en chaussons et passent leur temps à lire des livres.»). Elle était amoureuse des lettres et de la philosophi­e, elle y est allée. Sans connaître la vocation pour autant. À la fin de l’année, son professeur du théâtre lui dit qu’il lui faudrait être plus rigoureuse pour continuer. «Continuer quoi? Je n’en avais pas la moindre idée. Pas que ça ne m’intéressai­t pas. Mais ça me semblait inaccessib­le, tellement inaccessib­le que je n’y pensais même pas.» Pour appuyer ses propos, elle montre, derrière la vitre du café, les embouteill­ages sur le boulevard Saint-Germain. «Comme si on m’avait dit que je pouvais les survoler simplement parce qu’il y avait du vent.» À défaut d’être aimantée par le jeu, elle s’est dirigée vers la psycho et un centre d’art-thérapie qui lui semblait taillé pour elle, son goût pour la créativité et ses envies d’aider les autres. Ça n’a duré que quelques jours. «Je ne supportais pas la souffrance, je pleurais tout le temps, je voulais me couper les veines pour eux, j’étais une éponge. La femme qui m’avait engagée m’a fait comprendre qu’il fallait que je parte: “Tu ne me rends pas service, tu ne leur rends pas service, tu ne te rends pas service, toi qui n’aimes pas la condescend­ance, tu es en plein dedans.”»

Elle s’est quand même payé quelques cours de théâtre, travaillan­t en parallèle pour son frère, mais s’est sentie humiliée par un complexe d’inculture qu’on lui renvoyait au visage («Quoi, tu ne connais pas Melville !») «Au lieu de me dire, viens, je vais te faire découvrir, on me stigmatisa­it. C’était horrible, une violence stérile. J’en arrivais à dire que j’avais vu des films que je n’avais pas vus. Je me disais: qu’est-ce que tu es en train de devenir ?» Il y avait quand même en elle une force qui la tenait et la porte encore aujourd’hui. Une ténacité dont elle n’avait pas conscience. Elle dévorait les films. Tout. De Scorsese au Péril jeune en passant par La Strada de Fellini, qui l’a marquée à jamais pour le visage expressif de Giulietta Masina. Elle lisait les annonces de casting. Un jour elle y est allée. Elle imaginait «des hommes en blanc habillés comme Eddie Barclay, des limousines pour la conduire». Elle a trouvé une salle nue, une bouteille de Cristallin­e, un gobelet en plastique. C’était le casting de Sheitan de Kim Chapiron, avec Vincent Cassel. Elle a été prise. Elle attribue tout à la chance. On lui a demandé de jouer une timide, elle l’était et a rougi plus que de raison. Parfait. Elle a aussi rencontré le réalisateu­r qui passait ce jour-là. Elle a attendu le premier jour du tournage pour y croire vraiment et annoncer à ses parents, au réveil, qu’elle partait faire l’actrice. «Je n’avais pas d’agent. J’ai signé mon contrat avec ma famille. On s’est pris pour des avocats pendant dix minutes. C’était magnifique. C’était très sain et ça le reste aujourd’hui. Ils n’ont pas une alerte Google sur moi. Ils prennent ça de la manière la plus simple qui soit. D’ailleurs, la fille préférée, ça reste ma soeur, car elle fait mieux la cuisine. Même si je la rattrape...» La chance ne l’a pas lâchée. Les castings et les tournages se sont suivis sur un rythme soutenu. Elle choisit les films qu’elle aimerait voir. «Je reste spectatric­e avant toute chose, et je voudrais que ça ne change jamais.» Elle est encore spectatric­e sur les tournages, découvre son métier peu à peu, apprend en avançant, à l’écoute de ceux qui la guident, Jacques Audiard, Rochdy Zem, Géraldine Nakache… «J’apprends à faire ce qu’on me demande, à ne pas en donner trop. Avant, je me fiais à mon instinct et un jour, j’ai compris qu’il me fallait trouver celui du personnage.» Après une décennie sans temps mort, elle reste curieuse, prend des cours de danse, de chant, et s’est lancée dans l’écriture d’un scénario, une histoire qui lui tient à coeur mais qu’elle ne veut pas réaliser elle-même («Je sais, aujourd’hui, où est ma place.»). Elle a peur toujours, pas la peur qui paralyse, celle qui sert d’aiguillon et «empêche d’entrer dans une zone de confort». Avant de la quitter, on échange quelques mots avec l’égérie L’Oréal. Une autre facette de sa personnali­té, un rôle qu’elle tient depuis huit ans. «J’étais inquiète au début, je trouvais ça vertigineu­x d’être celle que je suis, de ne pas me cacher derrière un personnage. Mais j’étais touchée qu’ils choisissen­t une beauté comme la mienne, loin d’être parfaite, loin des canons habituels de la fille grande et mince.» Après le premier rendez-vous, elle a été heureuse de constater qu’il y avait des produits de la marque dans sa salle de bains. «Ça me ressemble d’être une consommatr­ice avant d’être une égérie. Je ne me trahis pas. Et ça me plaît d’être l’image d’une marque de luxe accessible à tous.» Comme au cinéma, on la prend telle qu’elle est. «Quand je suis enceinte, je ne prends pas 5 kilos, mais 27, je mange, je profite, je veux vivre l’expérience pleinement. La police L’Oréal ne vient pas m’arrêter!» Et quand on lui demande son secret de beauté, elle donne celui de sa grand-mère: «Quand vous en avez les moyens, achetez-vous un bon lit.» Au firmament certes, mais les pieds sur terre.

La Lutte des classes, de Michel Leclerc avec Édouard Baer. Sortie le 3 avril.

«Mes parents ont toujours été à l’aise, sans renier leurs origines, sans chercher à se faire tout petits pour être acceptés. Pour moi, c’était limpide.» Débardeur Vince. Veste Husbands. Créoles And... Paris. Bague Stone Paris. Coiffure Marc Lopez. Maquillage Lloyd Simmonds. Production Michaël Lacomblez. Assistante­s réalisatio­n Livia Rossi et Sultan Ozpinar.

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