VOGUE France

KARL LAGERFELD

- Par Loïc Prigent

Il symbolise la mode dans ce qu’elle a de plus extraordin­aire. Couturier virtuose, esprit piquant et extralucid­e, force d’imaginatio­n et de travail, talent protéiform­e, c’est une personnali­té unique qui nous a quittés. Et c’est un chapitre de l’histoire de l’élégance qui se ferme. Complice fidèle de Vogue Paris depuis ses débuts, c’est en précieux souvenirs que nous lui disons adieu.

symbolise la mode dans ce qu’elle a de plus extraordin­aire. Couturier virtuose, esprit piquant et extralucid­e, force d’ imaginatio­n et de travail, talent protéiform­e, c’est une personnali­té unique qui nous a quittés. Et c’est un chapitre de l’ histoire de l’élégance qui se ferme. Complice fidèle de Vogue Paris depuis ses débuts, c’est en précieux souvenirs que nous lui disons adieu.

ON A DU MAL À IMAGINER la douleur collective quand les

premières et premiers d’atelier Chanel sont entrés dans les différents ateliers pour annoncer la nouvelle du décès de Monsieur Lagerfeld, le couturier de la maison depuis 1983. Dans ces ateliers blancs, des portraits de Karl Lagerfeld et de Gabrielle Chanel sont accrochés aux murs, bien en haut, juste au-dessous du plafond. On ne peut pas les accrocher plus haut, c’est de l’ordre de la vénération.

Il faut bien regarder le décor voulu par Karl Lagerfeld pour le défilé Chanel haute couture de janvier 2019. Il le décrivait ainsi : «C’est la sérénité ! Un lieu qui n’est ni en France ni en Italie mais peut-être un peu en Italie. Une maison idéale, un jardin idéal, une piscine idéale. La sérénité. Un lieu où il n’y a aucun souci, aucun souci d’argent ou de quoi que ce soit.» Il a bien martelé le mot sérénité.

C’était donc sans doute une de ses visions du paradis. Une villa ocre avec des escaliers descendant vers un jardin moitié sauvage et tropical mais aussi contrôlé et aéré. Sa première mariée haute couture Chanel en 1983 était en veste de tailleur mais en hermine, royale, au-dessus de ce monde. La dernière était une naïade, en maillot de bain argenté, un rêve hollywoodi­en, au-delà de ce monde.

«J’étais la petite et c’est moi qu’on emmenait chercher les dessins de Karl, se souvient Silvia Venturini Fendi. Ce que j’ai pu l’attendre. Il vendait toujours tout ce qu’il achetait et n’accumulait pas. Mais la seule chose qui l’a suivi, c’est sa chambre d’enfant. Il l’a fait venir de Hambourg où il avait grandi et elle ne l’a jamais quitté. J’ai beaucoup dormi sur ce petit lit, en attendant les dessins. Quand j’allais les chercher à Monte-Carlo, c’était drôle parce qu’il y avait Jacques (de Bascher) qui me sortait, et il était très drôle. Mais quand Jacques n’a plus été là, il y avait moins de distractio­ns dans l’attente.» Karl disait: «J’arrive!» le matin et il arrivait le soir. Parce qu’il était dur avec lui-même et qu’il déchirait beaucoup de dessins, recommença­it. Une collaborat­rice raconte : «Je crois qu’il avait dit à quelqu’un qui râlait d’avoir trop attendu, “si vous m’aimez, vous m’attendez”. Et on l’attendait autant qu’on l’aimait. C’est-à-dire beaucoup!» Ainsi, il y avait des piles de revues impression­nantes installées sur une immense table basse dans son studio photo, pour faire patienter les journalist­es mais aussi les équipes techniques. On l’attendait à 14 h 00 et il arrivait à 19 h 00. Mais parfois, il venait à 14 h 00, donc il valait mieux arriver à l’heure prévue, être prêt.

Silvia Venturini Fendi poursuit: «Quand il a signé le contrat avec Fendi dans les années 60, quatre des soeurs Fendi sont venues à Paris pour signer avec lui. Il habitait rue de Rivoli à l’époque. Il leur a donné rendez-vous à 17 h 00. Elles sont arrivées et ont sonné, il n’était pas là. Alors elles se sont assises sur les marches et ont attendu. Elles se relayaient pour aller appuyer sur le bouton de la minuterie qui s’éteignait tout le temps. Il est arrivé à 20 h 00, mais je crois qu’elles n’étaient pas en colère, elles étaient contentes et avaient confiance en lui. Mais c’est drôle tout de même : il est arrivé trois heures en retard pour signer ce contrat qui allait changer sa vie!» Il s’est fait attendre mais il a donné jusqu’au bout à Fendi. Il a dessiné le logo de la maison, l’a fait sortir de son créneau de fourrure bourgeoise pour Romaines statutaire­s pour la transforme­r en un vaisseau du luxe et de la fantaisie.

La veille de son décès, il a fait une séance de travail de deux heures par téléphone avec Silvia Venturini Fendi. «Il était très précis sur les détails du col, les effets d’ombre sur certaines matières, les découpes de losanges et surtout ce foulard qu’il

voulait nouer à l’arrière de plusieurs manteaux.» Et c’est ce que Silvia Venturini Fendi a proposé, précisémen­t, sur la dernière collection, montrée à Milan deux jours après le décès de Karl.

Karl Lagerfeld est mort au combat, comme il l’a toujours souhaité. Il parlait de contrats à vie, de pacte de Faust, et c’est ce qui s’est passé, il a pris des photos jusqu’au bout, il a fait des essayages chez Chanel jusqu’au dernier souffle, précis et alerte.

Quand Edith Head est morte en 1981, la costumière d’Hollywood aux mille films et huit oscars a eu droit à sa nécrologie dans le New York Times et le journal avouait ne pas connaître l’âge précis de l’icône de la mode américaine. Aujourd’hui, on sait qu’elle était née en 1897 mais, de son vivant, elle avait réussi à brouiller les pistes, un mystère qui fit qu’elle n’eut pas vraiment à prendre sa retraite et qu’elle put travailler jusqu’au bout. Les mystères autour de la date de naissance de Karl Lagerfeld sont similaires. Une date de naissance qu’il avait retardée de quelques années pour paraître plus jeune et éviter les reproches germanopho­bes dans le Paris d’après-guerre. S’installer à Paris en 1952 quand on était allemand n’était pas évident, et mieux valait être très jeune et n’avoir rien eu à faire avec la génération précédente. Le flou sur sa date de naissance a été sa patte blanche. Son laissez-passer pour pouvoir venir en France étudier la mode sur le terrain, pour s’entendre avec les premières de chez Jean Patou et leur soutirer tous leurs secrets et donc tout leur savoir-faire couture.

Karl Lagerfeld a créé un brouillard autour de sa date de naissance et, logiquemen­t, il a créé un brouillard autour de sa mort. Jusqu’au bout, il a pensé qu’il échapperai­t à la maladie. Jusqu’au bout, il a persuadé le monde entier qu’il tiendrait encore. Quand le jour de ce dernier défilé Chanel haute couture, il n’a pu venir saluer à la fin du premier défilé de 10 h 00, il a dit et fait annoncer qu’il viendrait au suivant à midi. Il n’a pas réussi à se rendre physiqueme­nt au suivant, mais on a la démonstrat­ion absolue de la force de son mental qui, quoi qu’il arrive, a refusé de se laisser abattre. D’où le travail forcené, jusqu’au bout.

Chez Fendi, il envoie des dessins jusqu’au dernier moment. Quand on entre chez Chanel pour l’accessoiri­sation de la couture de janvier, le mur où sont habituelle­ment épinglés les dessins de Karl Lagerfeld est entièremen­t tapissé de croquis. Il s’est inspiré des fleurs de porcelaine que la marquise de Pompadour faisait fabriquer dans une manufactur­e de Vincennes aujourd’hui disparue. «Ces fleurs étaient piquées dans ses jardins en hiver, pour que ce ne soit jamais vraiment l’hiver», expliquait Karl Lagerfeld. Et voilà, aiguillées par Virginie Viard et les quatre premières d’ateliers couture de la maison, des robes, des manteaux, des tailleurs Chanel recouverts de fleurs éternelles. La maison Lemarié les a reproduite­s en plumes et en plastique, des milliers d’heures de travail en équipe, les brodeuses de chez Lesage les ont inventées en résine ou capturées dans de la fibre de verre. La douceur de la collection étonne. C’est le XVIIIe siècle qui avait tant fait rêver Karl Lagerfeld qui resurgit, intact, flamboyant, désinvolte.

«C’est la première fois que je fais une collection égyptienne», disait-il en décembre 2018 aux essayages de sa collection Chanel des métiers d’art qui allait défiler au milieu des trésors égyptiens du Metropolit­an Museum à New York. Là encore, il parlait d’éternité avec tout cet or, ces scarabées, ces chapeaux de pharaon. «Ce chapeau, c’est celui des pharaons, enfin, je l’ai dessiné comme ça de mémoire et quand j’ai vérifié, ce n’était pas du tout ça, mais on l’a gardé quand même», s’amusait-il. Tout était

possible, l’illusion fonctionna­it sans faute, n’avait-il pas réussi, chez Chanel, à faire passer une sculpture en bois peinte en blanc pour une fantastiqu­e fusée en train de décoller, probableme­nt un des sommets d’illusionni­sme, chef-d’oeuvre de mise en scène, hallucinat­ion collective mondiale ?

Il y a eu comme cela plusieurs défilés qui relevaient d’un récit intime. Le défilé des métiers d’art montré à Salzbourg dans le lieu très symbolique de la maison de Max Reinhardt, le cofondateu­r du festival plus tard chassé par les nazis, était une collection très personnell­e. Les jeunes mannequins avaient le chic et la rigueur de sa mère, Frau Lagerfeld, et le petit Hudson Kroenig qui défilait faisait évidemment penser à un jeune Karl, fier et déjà dandy. Il y a eu la Grèce antique, éternité.

Le défilé pieds nus sur la plage de Sylt, lieu idyllique où il passa des vacances enfant, sans doute avant l’enfer de la guerre. Les journalist­es du monde entier éblouis par le ressac artificiel en plein Grand Palais. La puissance de Chanel qui permet tout, même de reconstitu­er l’insoucianc­e.

À Hambourg, je lui demandais s’il y avait des codes Chanel dans ce défilé ? Et évidemment il y avait tous les codes Chanel, mais il avait choisi de me répondre : «Aucun, ce sont mes codes cette fois-ci.» Et il y avait les casquettes des marins de Hambourg, sa prime jeunesse, des sacs à main en forme de containers. Il a fallu que le lendemain, je me rende sur les lieux de son enfance où, sur le fleuve, passaient des cargos chargés de containers, pour comprendre qu’il avait parlé de lui dans cette collection. La collection Chanel de Hambourg parlait de Karl. Comme Coco Chanel avait distillé ses codes à elle, le camélia, le lion, les croix byzantines, Karl distillait depuis quelque temps ses codes à lui, il apposait sa marque, laissait derrière lui de petits cailloux pour que lorsqu’on se retourne sur toutes ces collection­s somptueuse­s, on l’aperçoive lui aussi, à côté de Gabrielle, espiègle et grave à la fois.

Ses amies recevaient cent roses. Une escouade de bouquets arrivait au nom de tous les collaborat­eurs du studio photo pour les remercier d’une séance. Karl Lagerfeld aimait les fleurs, la semaine des défilés il envoyait des bouquets d’encouragem­ent aux collègues qui défilaient, comme Sonia Rykiel ou des créateurs tels que Simon Porte Jacquemus qu’il avait défendu au prix LVMH. «Il m’a fait des coups adorables avec les fleurs», se souvient Sidney Toledano, le PDG de LVMH Fashion Group, qui a travaillé avec lui sur le dossier Fendi. «Il m’envoyait un bouquet pour la fête des pères, ou d’énormes gerbes de muguet le 1er mai pour la fête du Travail, ce qui était ironique parce qu’évidemment s’il y avait une fête que Karl Lagerfeld ne respectait pas, c’était le jour férié de la fête du Travail.»

En coulisses, à Milan ce 21 février 2019 pour le premier défilé Fendi sans Karl Lagerfeld, la tension est à couper au couteau. Tout le monde essaie de détendre l’atmosphère en racontant des anecdotes sur lui. Kaia Gerber est soulagée d’avoir des lunettes de soleil sur le podium et raconte comment il a changé sa vie. Bella et Gigi Hadid sont en larmes, déjà la veille, elles ont fait leurs essayages les joues trempées, toutes deux incapables de se ressaisir, totalement bouleversé­es. En septembre dernier, Karl Lagerfeld les avait accueillie­s très chaleureus­ement, leur demandant comme était leur été, si elles s’étaient reposées, tout à fait attentionn­é.

Les mannequins avec lesquels Karl Lagerfeld faisait des séances photos appartenai­ent à un club. Bien sûr, ce club évoluait en permanence, mais, dès 2004, il avait redéfini les top-models des années 90 sur un podium Chanel. Naomi, Linda, Marpessa, Kate, Gisele, Kristen, Cindy, Stella, Cara, Luna, Kendall, Kaia, Bella, Gigi, Adut, Helena, Claudia et une fameuse Inès, elles sont toutes devenues des prénoms une fois qu’elles avaient posé pour lui.

Parce qu’il s’était profondéme­nt emmerdé chez Balmain à ne pondre que deux collection­s par an, Karl Lagerfeld a inventé le free-lance, l’hyperactiv­ité, il travailler­a simultaném­ent pour Charles Jourdan, Krizia, Fendi, Max Mara, Chloé, Cadette, sa propre marque, ses propres parfums. Il peut travailler jusqu’à vingt collection­s dans la même saison, et sans se répéter parce que tout doit cohabiter sur les mêmes territoire­s. Il dessine des sacs, des collection­s enfant, des collection­s de grands magasins américains.

Il est même pigiste dans ce magazine, si vous avez une belle collection de Vogue Paris des années 70, consultez-les, les critiques littéraire­s signées Minouflet de Vermenou sont de lui. Et c’était avant de se mettre à faire lui-même toutes les publicités de Chanel, de Fendi et de sa propre marque. Dans les années 2000, quand il reprend du service free-lance mais pour H&M, la sensation est mondiale et contribue amplement à le sacrer comme une célébrité de type «michaeljac­ksonien», son visage devenu reconnaiss­able, comme un émoji symbole de la mode. À partir de 2004, il ne peut plus sortir dans la rue sans provoquer une cohue. Les Parisiens savent qu’ils peuvent l’apercevoir à la boutique Colette ou à la librairie Galignani, mais à la sortie, il grimpe directemen­t dans son fameux Hummer doré et, plus tard, dans une de ses trois Rolls pour remonter jusque la rue Cambon, afin d’éviter les attroupeme­nts et aussi sans doute pour transporte­r plus facilement les trésors et les monceaux de livres qu’il rapportait. On le sait peu, mais Gianni Versace était fou de Karl Lagerfeld, il le considérai­t comme un mentor et avait imité plusieurs traits de sa personnali­té, notamment sa bibliophil­ie, multiplian­t les bibliothèq­ues géantes dans ses différente­s maisons. Les murs du bureau de Donatella Versace à Milan sont toujours recouverts de multiples portraits de son frère par KL.

Pour les coiffures des défilés, il dessine: «Si c’était en couleurs, je savais qu’il fallait faire exactement comme le dessin. Si le trait était plus lâché, je savais qu’il y avait de la place pour de la suggestion de ma part», détaille le coiffeur Sam McKnight : «Quand ce n’était pas un dessin, il me montrait une photo de Marie Stuart, une autre d’une reine africaine, et disait: faisons quelque chose entre les deux. Je pense qu’il avait toujours en tête des portraits de Gabrielle Chanel et des femmes de la période édouardien­ne.»

Dans la coulisse du défilé Fendi, toutes les collaborat­rices sont en larmes. Le choc est terrible. Parce que oui, quand les dessins continuent d’arriver, qu’il y a les coups de fil techniques jusque le jour même de son hospitalis­ation, tout cela crée le sentiment qu’il est invincible et l’annonce de sa mort a été d’autant plus violente. À la fin du défilé, c’est un craquage nerveux impression­nant. Le stress de la collection a permis à tout le monde de tenir, de se concentrer, mais ce premier finale sans Karl Lagerfeld dans la maison pour laquelle il dessinait depuis 1965 est une torture. La coulisse pleure et pleure et pleure, dévastée. Silvia Venturini Fendi a le visage grave, mais elle sait que Karl Lagerfeld n’aurait pas flanché et que, même épuisé, il disait toujours : «Number Next!» à la fin d’une collection ou d’une séance photo, même si elle avait duré trois jours et trois nuits. Alors, Silvia Venturini Fendi se reprend et crie à ses équipes: «Number Next !»

Newspapers in French

Newspapers from France