VOGUE France

LA LÉGENDE DE MANOLO

Après quarante ans de règne sur le talon aiguille et un nom au panthéon de la culture pop, Manolo Blahnik ouvre enfin sa première boutique à Paris. Rencontre avec un gentleman créateur, l’esprit cent mille watts.

- Par Olivier Nicklaus

Après quarante ans de règne sur le talon aiguille et un nom au panthéon de la culture pop, Manolo Blahnik ouvre enfin sa première boutique à Paris. Rencontre avec un gentleman créateur, l’esprit cent mille watts.

«J’avoue que quand je vois de jolies jeunes femmes dans la rue avec des grosses chaussures de sport qui leur font des pieds d’ éléphant, je ferme les yeux. Je vous l’ai dit : je suis très vieux jeu !»

Depuis le départ de Karl Lagerfeld, on ne pensait plus rencontrer de vétéran de la mode à l’érudition vertigineu­se et à la capacité de vous faire hurler de rire toutes les deux phrases. C’était compter sans Manolo Blahnik. Manolo Blahnik? Depuis trente ans, la pop culture a tellement usé et abusé de son nom – des séries (Ab Fab et Sex and the City) aux films (Le diable s’habille en Prada, Twilight, ou même le délicieuse­ment anachroniq­ue Marie-Antoinette de Sofia Coppola), en passant par les chanteuses Beyoncé (qui le cite dans son hit In da Club) et Lady Gaga (qui, elle, le cite dans Fashion) – qu’il est presque devenu une abstractio­n. Et pourtant, Manolo Blahnik, ce n’est pas qu’un sésame pour les femmes les mieux chaussées de la planète, c’est un monsieur, exquis, à l’allure aristocrat­ique qui, du haut de ses 76 ans, a la délicieuse politesse de ne pas se prendre au sérieux et veille à ce que vous ne vous ennuyiez pas en l’écoutant retracer son parcours. Aucun risque cela dit, car Monsieur Blahnik n’est pas homme à raconter les choses de manière banalement chronologi­que. Au contraire, il passe sans cesse du coq à l’âne, sautant à pieds joints sur les époques, les lieux, les rencontres. Très vite, on comprend qu’il n’a jamais transigé sur le fait que sa vie soit une fête, organisée autour d’un seul principe: la beauté. Puisqu’il a choisi de s’amuser et d’amuser, charge donc à l’interviewe­ur de (tenter de) mettre un peu d’ordre dans le parcours. Le petit Manolo naît donc en 1942 à Santa Cruz de la Palma, dans les îles Canaries, au sein d’une plantation de bananes dirigée par son père tchèque, où il est élevé par sa mère espagnole. Une femme élégante qui se fait livrer ses exemplaire­s de Vogue américain par bateau depuis l’Argentine tant l’approvisio­nnement est alors compliqué sur leur île. «C’est comme ça que j’ai eu mon premier choc de mode : en feuilletan­t un Vogue de ma mère, je suis tombé sur une photo de Cecil Beaton prise dans les années 30. J’ai eu le souffle coupé par tant de perfection dans la beauté. J’ai longtemps été possédé par cette image.» La voie est donc tracée: la beauté sera son guide. Ce qui n’empêche pas les détours. Sa famille partie s’installer en Suisse, il y étudie le droit. «Mais je passais mon temps à lire Lamartine ou Flaubert. J’ai une passion pour la littératur­e française du XVIIIe et du XIXe.» Précisons que l’entretien se tient dans un français impeccable. C’est d’ailleurs à Paris que le jeune homme finit par poursuivre ses études, aux Beaux-Arts cette fois, un peu plus près de ses rêves. «Je n’oublierai jamais la toute première fois que je suis venu à Paris de Genève, en 2CV avec des amis, le voyage a été interminab­le. Le soir, nous sommes allés voir la pièce Dommage qu’elle soit une putain, mise en scène par Luchino Visconti, avec Romy Schneider et Alain Delon. Nous étions tout au fond de la salle. J’ai emprunté les jumelles de ma voisine : je ne lui ai jamais rendu ! Tant de beauté d’un coup, c’était insensé. Le lendemain matin, j’ai décidé que je voulais faire des décors et des costumes pour le théâtre.» À Paris, Manolo en prend plein les yeux, du Louvre à la Cinémathèq­ue, en passant par le Palais-Royal, son endroit préféré – nous y reviendron­s. Mais surtout, il sort tous les soirs, dansant chez Castel avec Françoise Dorléac ou Zouzou. Il commence alors à fréquenter la jet-set et en particulie­r une certaine Paloma Picasso, qui changera sa vie. «Un jour, Paloma me convainc de partir avec elle et quelques autres amis en vacances à New York. Pendant le voyage, je m’amuse à dessiner des costumes pour Le Songe d’une nuit d’été de Shakespear­e. Arrivés sur place, Paloma tient absolument à me présenter son amie Diana Vreeland. J’étais très intimidé, avec mon allure grotesque, costume en vichy à la Brigitte Bardot, les cheveux gominés. Et je vois arriver cette toute petite femme, tout en rouge, au caractère très fort. Elle a regardé mes dessins pendant une minute, a relevé les yeux, les a plantés dans les miens et m’a dit, “vous devez faire des chaussures”. Et elle ne s’est pas contentée de dire ça – ce qui aurait sans doute suffi car elle avait beaucoup d’autorité – mais elle a envoyé mes dessins à ses relations. Quelle femme… Je lui ai fait ses chaussures jusqu’à sa mort. Oui: c’est comme ça que tout est parti.» Et tout, c’est un euphémisme. Manolo Blahnik est tout simplement le premier à s’être fait un tel nom dans la chaussure, ouvrant la voie aux Nicholas Kirkwood, Jimmy Choo et autres Christian Louboutin. Mais ça ne s’est pas fait en un jour. D’abord, il a fallu quitter Paris. Là, Manolo est aidé par Mai 68 : «Ça m’a fait un peu peur, je vous avoue. Je regardais par la fenêtre, mais je n’étais pas très content.»

Manolo Blahnik est comme ça : il assume tout, en l’occurrence d’être plutôt conservate­ur politiquem­ent. «De toute façon, c’était à Londres que ça se passait avec le Swinging London. Il fallait aller voir.» Sa toute première collection de chaussures, c’est pour le créateur en vogue alors, Kansai Yamamoto, à Portobello Road, qu’il l’imagine : «Je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai fait une collection de chaussures en liège, et je me suis mis en tête de les recouvrir d’un horrible vernis à ongles noir. Mais tout le monde a trouvé ça sublime. On a eu des centaines de commandes.» Un emprunt de 2 000 livres à la banque plus tard, il est à la tête de la fameuse boutique Zapata, sa soeur en renfort pour les tâches administra­tives et financière­s. «Là, immédiatem­ent, toutes les filles sont venues se chausser chez moi. Toutes : Loulou de la Falaise, Marisa Berenson, Bianca Jagger, etc, etc.» La légende est partie, et Manolo assure qu’il n’a pas eu tellement à se battre pour ça : «Personne ne me croit quand je le dis et pourtant c’est vrai : les choses sont arrivées à moi. J’ai eu une chance extraordin­aire.» Sa vie se partage dès lors militairem­ent entre les usines à Milan et sa maison londonienn­e, bientôt doublée d’une somptueuse demeure XVIIIe à Bath. «Ça, c’est venu parce que je collection­nais mes paires de chaussures dans le grenier de ma maison londonienn­e, mais il y en avait tellement (25 000 à ce jour, ndlr) que j’avais peur qu’elles me tombent sur la tête. À Bath, c’est mieux organisé.» Si on devait résumer le succès de Manolo Blahnik à un fétiche, ce serait évidemment le talon aiguille auquel il voue un véritable culte. «J’avoue que quand je vois de jolies jeunes femmes dans la rue avec des grosses chaussures de sport qui leur font des pieds d’éléphant, je ferme les yeux. Je vous l’ai dit : je suis très vieux jeu !» Dans le même ordre d’idée, il déteste les talons épais et jure plusieurs fois durant l’entretien qu’il n’en fera jamais. Inutile: on le croit. Et sur le talon aiguille, évidemment, il est infatigabl­e: «Le talon aiguille embellit n’importe quelle femme. Même la plus grosse. Il y a bien sûr un aspect un peu dangereux, ça pourrait être une arme. Mais il y a surtout un aspect sensuel inouï: le talon aiguille oblige la femme à bouger de façon animale, comme une panthère.» Là, on touche sans doute du doigt le secret de la vision de Manolo Blahnik : les milliers de sublimes stilettos qu’il a créés ne valent pas seulement comme des objets à fétichiser, leur grande valeur, c’est surtout le mouvement qu’ils donnent aux femmes qui les portent (même si on a déjà vu quelques hommes en porter aussi). Un mouvement qui ne s’arrête pas aux jambes : il remonte dans les hanches et diffuse jusqu’aux bras, au cou, et à la tête. «Et c’est encore mieux, ajoute Manolo, si la femme porte des gants et même un chapeau. J’adore toutes les choses qui s’enlèvent : les gants, les chapeaux, les soutiens-gorge et les culottes !» C’est cet éternel goût pour l’élégance qui le pousse à continuer alors qu’il a déjà eu tous les succès, toutes les fortunes, toutes les reconnaiss­ances. Il trouve son inspiratio­n partout, aussi bien dans un vieux roman de Dickens que dans les dizaines de films qu’il regarde par semaine. «J’adore m’acheter des coffrets par actrices. Et je vous avoue que j’ai une petite faiblesse pour les actrices françaises: Catherine Deneuve, Isabelle Huppert, Delphine Seyrig, Jeanne Moreau, Marion Cotillard, j’en suis fou!» La reconnaiss­ance par la pop culture le laisse assez froid, en revanche, et il semble totalement sincère en le disant : «Ça ne me touche pas tellement, non, je ne m’y reconnais pas, mais c’est sûrement très bien pour vendre.» Vendre, oui, parlons-en. Alors que Blahnik est l’empereur de la chaussure depuis quarante ans, c’est seulement aujourd’hui qu’une boutique s’ouvre à Paris. «On me l’a souvent proposé, par exemple il y a quelques années, à côté de l’hôtel George V, mais je n’aimais pas assez la rue.» On l’a dit, le jeune Manolo, dans ses années étudiantes, aimait par-dessus tout se promener au Palais-Royal. C’est donc là que s’ouvrira sa première boutique parisienne, la vingtième à son nom dans le monde parmi plus de 300 points de vente. «Là, j’accomplis un rêve de jeunesse, c’est vrai. Je suis en train de réfléchir à la décoration de la boutique, sans doute un mélange irlando-anglo-français. Mais il faut que je fasse attention : parfois, je n’ai aucune limite !» Et la cliente idéale, Manolo, qui est-ce ? «Celle qui achète tout !»

«J’adore toutes les choses qui s’enlèvent : les gants, les chapeaux, les soutiens-gorge et les culottes !»

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 ??  ?? Ci-contre, Manolo Blahnik en 1987. en bas, Carrie Bradshaw dans deux scènes de Sex and the City.
Ci-contre, Manolo Blahnik en 1987. en bas, Carrie Bradshaw dans deux scènes de Sex and the City.
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 ??  ?? Ci-dessus, Manolo Blahnik en 1973, photograph­ié par Johnny Dewe Mathews. Ci-contre, en compagnie de Kate Moss et Naomi Campbell, New York, 1998. En bas, dans les années 70, photograph­ié par Peter Hinwood.
Ci-dessus, Manolo Blahnik en 1973, photograph­ié par Johnny Dewe Mathews. Ci-contre, en compagnie de Kate Moss et Naomi Campbell, New York, 1998. En bas, dans les années 70, photograph­ié par Peter Hinwood.
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