VOGUE France

LE FÉMINISME EST UN DROIT DE L’HOMME

- Par Nelly Kaprièlian

Écrivaine, journalist­e, historienn­e de la culture, figure emblématiq­ue de la gauche progressis­te aux États-Unis, Rebecca Solnit est une icône moderne du féminisme. À l’occasion de la sortie de son nouveau livre, cette combattant­e qui n’a pas froid aux yeux dresse un bilan vérité en pleine vague #metoo.

Écrivaine, journalist­e, historienn­e de la culture, figure emblématiq­ue de la gauche progressis­te aux États-Unis, Rebecca Solnit est une icône moderne du féminisme. C’est à elle que l’on doit l’invention du concept phare de «mansplaini­ng». À l’occasion de la sortie de son nouveau livre, cette combattant­e, qui n’a pas froid aux yeux, dresse un bilan vérité en pleine vague #metoo. La guerre est loin d’être finie...

Rebecca Solnit a décidé, un jour, de s’approprier l’espace. D’occuper l’espace, urbain ou rural, et surtout l’espace public, chose habituelle­ment dévolue aux hommes, quand la tradition voudrait les femmes à la maison, s’occupant des enfants pendant que leurs maris travaillen­t au dehors. Solnit, c’est un peu une grande soeur qui aurait continué de nous ouvrir la voie déjà découverte par les féministes des années 40 à 70, de Simone de Beauvoir à Gloria Steneim. C’est en prenant très jeune la route – poussée dehors par une enfance traumatiqu­e passée auprès d’un père violent –, en traversant les États-Unis dans un vieux pick-up ou en marchant des kilomètres que Rebecca Solnit, née en 1961 en Californie, décide de se réappropri­er le «dehors» et de le clamer haut et fort dans ses livres. Écrivant aussi sur l’environnem­ent, les droits de l’homme, la politique, l’art dans des essais pour Harper’s Magazine et le Guardian ou de nombreux livres, Rebecca Solnit a été surnommée «la nouvelle Joan Didion». En fait, c’est en 2008 qu’elle devient célèbre et s’impose comme une figure féministe majeure, avec un texte publié sur son blog où elle racontait comment, un soir, un homme s’est autorisé à lui expliquer son propre travail. Lors d’une soirée, donc, un type lui dit qu’il faut lire un livre extraordin­aire sur la marche. Alors que Solnit essaie de prendre la parole, celui-ci l’interrompt et lui explique le livre en question. Il se trouve que ce livre, c’est Solnit elle-même qui l’avait écrit. Cette attitude typiquemen­t paternalis­te que les femmes ont trop souvent rencontrée (avouons-le), elle en a tiré un concept, le mansplaini­ng, qui a fait le tour de la planète et est quasiment entré dans le langage commun. Cette histoire, l’écrivaine installée à San Francisco l’a consignée dans un recueil féministe, Ces hommes qui m’expliquent la vie, avec lequel on a découvert Rebecca Solnit l’année dernière en France. La Mère de toutes les questions, son tout nouveau livre, en serait la suite, débutant aussi sur une expérience personnell­e: quand l’écrivaine s’est retrouvée à devoir se justifier, lors d’une interview en public, de ne pas avoir d’enfants. Entretien avec une voix qui compte, et nous rappelle la violence, même insidieuse, toujours faite aux femmes.

Votre livre commence par un texte sur la façon dont la société se méfie des femmes sans enfants. Pourquoi sont-elles si négativeme­nt jugées ? Je commencera­i par dire que les femmes sont très souvent jugées négativeme­nt dans beaucoup de domaines, et la seule façon de se révolter contre cela, c’est de refuser les termes de ce jugement et qui nous juge. J’ai une grande sympathie pour mes amies qui sont mères! Les femmes sont critiquées parce qu’elles n’ont

pas d’enfants, mais les mères sont toujours aussi critiquées pour en faire trop ou pas assez – parce qu’elles étouffent ou négligent leur progénitur­e, parce qu’elles ont une carrière tout en ayant des enfants ou parce qu’elles n’ont pas de carrière, juste comme toute femme est jugée trop sexy ou pas assez sexy, parce qu’elle n’a rien à dire ou alors devrait de toute façon la fermer ; parce qu’elle devrait réussir davantage ou qu’elle rend les hommes mal à l’aise avec sa réussite. Cet essai porte sur les nombreuses façons dont on dit aux femmes qu’elles ont échoué, et sur les fausses idées de bonheur qu’on nous impose, et les nombreuses formes qu’une vie – une belle vie, une vie avec du sens – peut prendre au-delà de celle, unique, à laquelle nous devrions nous conformer.

Vous vous fondez sur une mauvaise expérience que vous avez eue, lors d’une interview en public, quand l’animateur vous a presque demandé de vous justifier. Est-ce important pour vous de vous baser sur votre vécu ? Je ne pense pas que ce soit important, mais souvent une expérience – pour le féminisme, négative, souvent – m’amène à penser à la façon dont ces choses opèrent et pourquoi elles comptent. Et parfois les choses qui me sont arrivées sont assez drôles – le type qui m’avait expliqué «le livre très important» que j’avais moi-même écrit (mais il ne m’avait pas assez écoutée pour s’en apercevoir), la bêtise des questions sur le fait d’avoir des enfants, et le fait qu’on ne pose jamais ce genre de questions aux écrivains masculins. Ma propre expérience est surtout utile quand elle éclaire certaines catégories d’expérience­s – dans mon cas, comment les femmes et les femmes écrivains sont traitées.

Vous consacrez un long chapitre au silence qu’on nous impose par la force ou par des croyances idiotes, en la politesse par exemple… Il est donc particuliè­rement important pour les femmes de dire haut et fort leur histoire ? C’est important pour tout le monde d’avoir la possibilit­é de dire son histoire, qu’on soit homme, femme, personne hors des genres binaires, enfant. Le silence autorise les crimes à prendre place, et être agressé sexuelleme­nt c’est être rendu sans voix au moment de l’attaque puisque votre «non» ne signifie rien. Et si vous n’êtes pas écouté ou cru après, alors vous redevenez une personne dont les mots n’ont ni pouvoir ni sens. Ce qui revient à être exclu de la société, car être dans une société signifie qu’on va être entendu, qu’on est une personne qui détermine ses propres limites et besoins, qui a de la valeur et doit être respectée, qui doit être l’un de ceux qui dit l’histoire de qui on est et de qui compte.

Et cela ne concerne pas que l’agression sexuelle – c’est là où ça devient le plus dramatique. Comme je le notais dans Ces hommes qui m’expliquent la vie, la personne qui n’est pas crue quand elle dit qu’elle a été violée pourrait ne pas être entendue quand elle explique qu’elle a fait une découverte en physique ou que le building va s’effondrer bientôt, ou toute autre remarque digne d’être entendue.

Pourquoi la société et certains hommes ont-ils intérêt à ce que les femmes soient réduites au silence ? Quand j’ai écrit ce texte sur le silence, je pensais écrire sur le silence des femmes, mais en écrivant, j’ai compris que les hommes et femmes ont des silences réciproque­s dans les rôles hétérosexu­els. Il y a tant de choses que les hommes ne sont pas supposés remarquer, dire, penser, ressentir. Tant de renonciati­ons pour être un homme dans le sens le plus convention­nel du terme. Ce qui est réduit au silence chez eux éprouve le besoin d’imposer le silence aux femmes, qui sont plus libres d’exprimer beaucoup de choses. Et nombre de problèmes – par exemple, les viols commis par des hommes ivres sur les campus des collèges américains – viennent du fait d’être habitué à considérer que les voix des femmes n’ont pas d’importance, à ne pas même penser que la femme a à consentir, qu’elle a à satisfaire ses propres désirs, qu’elle a le droit de décider des termes de ce qui arrive à son corps.

D’après vous, c’est l’année 2014 qui a tout changé. Mais n’est-ce pas surtout avec l’affaire Weinstein que le monde entier a pris conscience du problème ? Il y a eu plusieurs jalons ces dernières années. Je crois que l’actuel tsunami féministe a commencé fin 2012, au moins aux États-Unis, avec les actions initiées par les activistes contre les viols commis sur les campus, suivies par le viol/torture/meurtre de Jyoti Singh à New Delhi, et par l’agression sexuelle d’une fille à Steubenvil­le dans l’Ohio plus tôt dans l’année. Il y a eu pour la première fois un espace pour discuter de ces crimes comme d’une épidémie, comme faisant partie d’une répétition, d’un motif, et du terrible impact de ce motif sur la vie des femmes. Il n’y avait jamais eu une conversati­on publique aussi générale sur ces sujets avant cela. Et au printemps 2014, ça s’est encore amplifié par un meurtre misogyne, et par les révélation­s sur les cinquante années durant lesquelles le comédien Bill Cosby a drogué et violé des femmes, puis par le témoignage de Dylan Farrow sur le fait que son père adoptif, Woody Allen, ait violé sa soeur quand elle était enfant, par des hommes et des figures publiques mainstream prenant la parole comme ils ne l’avaient jamais fait auparavant. Parfois, ce qui est appelé #metoo est traité comme si ça ne venait de nulle part et que rien ne s’était passé avant, sauf que beaucoup de choses se passaient. Les révélation­s sur Weinstein et d’autres hommes de pouvoir ont constitué l’autre phase d’amplificat­ion de ce processus.

Il y a quelques années, se dire féministe était considéré comme ringard. Maintenant c’est à la mode. N’est-ce pas un peu frustrant pour vous, féministe de longue date ? Eh bien, beaucoup de femmes de ma génération voulaient faire plaisir aux hommes avec leur pose «je ne suis pas une féministe», mais une plus jeune génération est arrivée, qui assume avec force et fierté son féminisme. Les temps ont changé et les féministes les changent encore plus, et j’en suis reconnaiss­ante.

D’ailleurs, quelles sont les différence­s entre le féminisme des années 70 et celui d’aujourd’hui ? Oh, tout est différent. Mais on construit sur ce qu’elles ont fait. Je considère que beaucoup de mouvements pour les droits des femmes ont cru que des lois seraient suffisante­s, et maintenant que nous sommes tellement plus égaux devant la loi, nous comprenons à quel point la culture est importante et à quel point le changement doit se produire dans les domaines culturels, dans la représenta­tion, le langage, etc.

Des féministes comme Gloria Steinem ou Angela Davis ont ouvert la voie. Vous ont-elles inspirée ? Beaucoup de femmes que j’ai rencontrée­s dans les années 90 m’ont inspirée: deux natives américaine­s, Mary et Carrie Dann, se battant contre le gouverneme­nt américain pour le droit aux terres, une cousine que j’ai rencontrée pour la première fois à l’époque, et qui était l’une des membres fondatrice­s en 1961 du groupe antinucléa­ire/antiguerre Women’s Strike for Peace, et d’autres prenant la parole et engagées dans les campagnes de lutte pour l’environnem­ent ou pour les droits humains. J’ai senti que je rencontrai­s pour la première fois des femmes qui n’étaient pas soumises, mais au contraire libres, sûres d’elles.

Mais aujourd’hui, est-ce que notre nouveau féminisme, à travers les médias sociaux et leurs effets de meutes et de haine, ne pourrait pas prendre le risque de devenir une chasse aux sorcières, comme le disent certains ? Est-ce que le pouvoir peut être abusé ? Bien sûr. Est-ce que le pouvoir féministe est abusé ? C’est un minuscule problème dans un monde où le féminisme essaie d’aborder une épidémie terrible de violence contre les femmes dont les conséquenc­es sont des blessures, des morts, des traumas, à une échelle choquante dans le monde entier.

En plus, le féminisme, c’est aussi bon pour les hommes, non ? C’est un sous-ensemble des droits de l’homme et de la libération, et la libération de chacun bénéficie toujours à tous, même quand cela signifie accepter une perte de son statut supérieur. Mais c’est aussi un mouvement qui nous invite tous à ouvrir les rôles que nous jouons en public et dans notre vie privée.

«Parfois, ce qui est appelé # metoo est traité comme si ça ne venait de nulle part, et que rien ne s’était passé avant, sauf que beaucoup de choses se passaient. Les révélation­s sur Weinstein et d’autres hommes de pouvoir ont été l’autre phase d’amplificat­ion de ce processus.» «Il y a tant de renonciati­ons pour être un homme dans le sens le plus convention­nel du terme. Ce qui est réduit au silence chez eux éprouve le besoin d’imposer le silence aux femmes, qui sont plus libres d’exprimer beaucoup de choses.»

La Mère de toutes les questions, de Rebecca Solnit (L’Olivier).

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 ??  ?? ci-contre, marche des femmes à New York le 21 janvier 2017, au lendemain de l’investitur­e de Donald Trump. ci-dessous, manifestat­ion à Paris, en 1975, pour le droit des femmes au travail. à gauche, de haut en
bas, en 1968 à New York, manifestat­ion pour la légalisati­on de l’avortement. À Paris, en 1971, et à New York, journée de la femme le 8 mars 2017.
ci-contre, marche des femmes à New York le 21 janvier 2017, au lendemain de l’investitur­e de Donald Trump. ci-dessous, manifestat­ion à Paris, en 1975, pour le droit des femmes au travail. à gauche, de haut en bas, en 1968 à New York, manifestat­ion pour la légalisati­on de l’avortement. À Paris, en 1971, et à New York, journée de la femme le 8 mars 2017.
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