VOGUE France

Susi Wyss est un spécimen rare.

- Par Nelly Kaprièlian.

Un phénomène comme on n’en voit plus. Poupée libérée, fan de sexe, la bombe suisse a cotoyé de près la faune étoilée la plus sulfureuse, de Bowie à Saint Laurent, de Jacques de Bascher à Paul Getty.

À 80 ans tout ronds, elle publie une autobiogra­phie troussée comme un bel objet addictif.

Susi Wyss ou la vraie vie d’une égérie.

Un antre baroque couvert de léopard, des murs sombres envahis par les souvenirs d’une vie frottée à la jet-set. Entre photos de la maîtresse des lieux, nue ou en vinyle noir (shootée par Helmut Newton, Robert Mapplethor­pe, Alice Springs, etc.), et dessins colorés (signés Antonio Lopez ou Cocteau), trône une impression­nante collection de phallus. À 80 ans, tout en rouge sang, pull sixties et pantalon en satin fait maison, qu’on l’imagine avoir porté au Sept ou au Palace, la Suisse Susi Wyss – prononcez «vice» – assure toujours. L’une des égéries sixties et seventies les plus injustemen­t oubliées, pourtant très connue d’une vaste série d’amoureux, d’amant(e)s, d’ami(e)s, se livre aujourd’hui dans des mémoires flamboyant­s où défilent le tout-Paris, le tout-Londres, le toutNew York et plus. Tous passés par cet appartemen­t, au dixième étage d’un immeuble moderne du 14e arrondisse­ment, le temps de dîners exubérants. Who’s the happiest girl in town ?, ce sont huit cents pages écrites à toute vitesse tant il y eut de nuits chaudes, où les noms glam défilent comme les scènes de sexe : Dalí, Gunter Sachs, Brigitte Bardot, Paul et Talitha Getty, Kenneth Anger (Susi a joué dans Lucifer Rising), Lou Reed, Iggy Pop, Dado Ruspoli, Aurore Clément, Miloš Forman, Françoise Hardy, et tant d’autres… L’immense liberté de toute une époque y est joyeusemen­t ressuscité­e : drogue, sexe et rock’n’roll, et prostituti­on, et glamour, et humour. Le tout assumé avec panache. Susi Wyss n’a rien perdu de sa gouaille, de son franc-parler et de son wit, comme diraient les Anglais. Elle ouvre une bouteille de vin, offre vacherin et chouquette­s, et se raconte. Irrésistib­le.

Vous avez une mémoire incroyable. Vous teniez un journal ?

Je n’ai jamais pensé à écrire des mémoires, je n’ai jamais tenu un journal, j’étais illustratr­ice. Je m’amusais énormément. C’est Paul Getty qui m’a dit : «Tu écris tellement bien dans tes lettres, tu devrais écrire»… Je n’étais pas encore call-girl à l’époque, et je lui ai dit : «Je ne peux pas, je n’ai pas le temps, il faut que je paye mon loyer.» Cet appartemen­t, c’est lui qui me l’a acheté. À un moment où j’allais en être mise à la porte, un ami lui a écrit : «Vous êtes le seul ami riche de Susi, pouvez-vous l’aider ?» Paul était d’une intelligen­ce faramineus­e, mais très junky. Talitha était ma meilleure amie. Ils m’ont éduquée dans tous les domaines, littératur­e, musique, art. J’ai changé des noms dans mon livre pour ne pas faire de mal à certaines personnes, mais Paul Getty, Éric de Rothschild et Iggy Pop m’ont écrit pour me donner l’autorisati­on d’utiliser les leurs. Car, après tout, c’est quoi mon histoire ? Juste celle d’une fille qui aime faire l’amour.

Comment avez-vous commencé à faire ces grands dîners, où tout le monde se rencontrai­t ?

Je n’ai jamais eu l’idée de faire des dîners, je détestais cuisiner. D’ailleurs, quand je me suis mariée, j’ai tout de suite dit à mon mari qu’on dînerait tous les soirs au restaurant. Je venais d’une famille très pauvre où on vivait à quatre dans une pièce, alors tout ce que je voulais, c’était sortir. Mais plus tard, quand j’ai vu comme les garçons revenaient me voir après un bon dîner, je me suis dit qu’il fallait que j’en organise souvent. J’étais très branchée sexe…

Vous êtes en effet branchée sexe, c’est très clair dans le livre… J’espère! Paul Getty m’adorait car il aimait bien quand je parlais de sexe. Je ne pensais qu’à ça : il n’y a que ça qui m’intéressai­t vraiment. J’ai eu de la chance d’avoir des professeur­s pour m’éduquer en érotisme. Et un peu plus tard, je suis devenue professeur­e de sexe moi-même. Un mec qui ne jouit pas, je ne connaissai­s pas. Quand on veut, on peut faire jouir un mec, même impuissant. Il faut juste savoir ce qu’il faut faire : surtout ne pas le presser. Et ça marche… Parfois, je n’étais payée que 500 francs mais j’avais joui trois fois… J’ai donc fait des dîners pour rencontrer des gens. J’aime mettre les gens en relation. J’aimais mélanger les personnes, car il y a des gens sympas dans tous les milieux. Et d’habitude, les gens fauchés sont beaucoup plus sympas que les riches.

Qui vous avait surnommé «Susi la cochonne» ?

Françoise Hardy à la télé, avec Armande Altaï, dont j’étais un peu amoureuse même si je savais qu’il ne se passerait rien. J’étais très amie avec Françoise et Jacques (Dutronc), je suis souvent partie en vacances avec eux. Ça me faisait de la peine qu’elle soit parfois malheureus­e avec lui. Mais elle n’écoutait pas mes conseils. Cela dit, en amour, personne n’écoute les conseils des autres. C’est grâce à votre amour du sexe que vous avez rencontré autant de monde ?

Oui, ma philosophi­e, c’est le plaisir…

Beaucoup d’hommes que vous avez séduits étaient très célèbres, comme David Bowie…

On me demande souvent comment j’ai fait pour avoir David Bowie. En fait, je n’ai rien fait. Au début des années 70, je me suis retrouvée invitée à une fête à Londres où il y avait les Rolling Stones. J’ai vu entrer un mec sublime avec des yeux bizarres. J’étais assise avec Lou Reed mais sans l’avoir reconnu, on bavardait, il était sympa, il m’avait juste dit qu’il faisait «un peu de tout». C’est après que quelqu’un m’a dit que c’était Lou Reed (rires). Bref, quand Bowie est entré, je l’ai trouvé très beau. Je lui ai été présentée, et j’ai dit : «Vous êtes capricorne, moi aussi.» Il m’a demandé de venir le voir à son hôtel. Là, il m’a fait attendre jusque sept heures avec ses musiciens, qui m’ont donné de la coke. Quand Bowie est finalement arrivé, on a rigolé comme des fous mais il ne s’est rien passé. Il voulait faire l’amour, mais je lui ai dit : «Non, je ne fais pas l’amour en dix minutes», de plus je devais emmener mon fils à l’école. Pour qui il se prend ?

Ça commençait moyennemen­t bien…

Après, je suis partie à Berlin rejoindre Iggy Pop, qui m’a écrit cette chanson, Girls, et Esther Friedman qui était avec Iggy depuis sept ans pour l’aider à décrocher des drogues, sauf que c’est elle qui a fini par se droguer alors que lui devenait clean. J’avais amené une oie farcie de Paris pour Bowie et sa bande. La secrétaire de Bowie m’a fait manger dans la cuisine, pendant que les autres mangeaient mon oie dans le salon. J’ai encaissé car je ne voulais pas me bagarrer avec David Bowie avant de lui avoir fait l’amour. Il avait trop de sex-appeal, lui aussi aimait le sexe. Mais ça sert à quoi d’être aussi beau si tu n’es pas attentif aux autres ? C’était peut-être à cause de la cocaïne, il en prenait beaucoup à l’époque, on devait être en 1972. Pendant ces trois jours à Berlin, j’étais très seule. Esther et Iggy m’avaient abandonnée pour aller s’acheter de la drogue. C’est plus tard, au Kenya où j’étais partie en vacances, que je suis tombée sur David, Esther et Iggy à l’hôtel. Bowie était furieux: «Did you follow me?» Et moi : «Do I look like I follow any man, for Christ’s sake !» J’avais des vêtements nude très collants, très sexy, c’était comme si j’étais nue. Le troisième jour, il a envoyé un serveur à ma table pour m’inviter à boire un verre. J’ai répondu : «Qu’il vienne me chercher lui-même.» Ce qu’il a fait. Après le dîner, j’aime bien avoir mon petit pétard. Je suis sortie dans le jardin de l’hôtel pour fumer. Là, j’ai vite senti quelqu’un m’enlacer par-derrière. C’était lui. On a fait l’amour comme ça, avec nos vêtements. C’était génial! Le jour d’après, on s’est revus, et on a refait l’amour tout habillés – je me rappelle qu’il avait gardé son gilet, sa chemise et sa cravate. On ne s’est jamais vus nus.

C’était un bon amant ?

Disons qu’entre nous, c’était très bien. Je n’étais pas amoureuse de lui. Et lui, il ne sortait qu’avec des gens connus, comme Amanda Lear. À un moment, il voulait que j’aille passer quelque temps chez lui à Montreux. Il m’avait dit qu’il avait peint un mur couleur peau pour moi. Mais il prenait trop de coke. Je préfère l’opium...

Pourquoi ?

C’est très doux. C’est Doudou, Édouard Dermit, le fils adoptif de Cocteau, qui m’en avait donné.

Quels ont été les hommes que vous avez le plus aimés ? Mes amis.

Comme l’illustrate­ur Antonio Lopez ?

Avec lui, c’était le bonheur. On s’est rencontrés par un graphiste qui m’a dit : «Je veux te présenter quelqu’un qui dessine mieux que toi.» Et en effet, ses dessins étaient merveilleu­x. Lagerfeld ne serait pas devenu Lagerfeld sans Antonio. Il n’aurait peut-être pas fait de la mode.

Vous étiez aussi proche de Karl Lagerfeld?

J’étais amie avec Karl, car j’étais amie avec Antonio qui dînait pratiqueme­nt tous les soirs avec lui. À Paris, la mère de Karl était ravie de discuter avec moi car je parlais allemand. Oh, je l’adorais, c’était un homme parfait, et son ami aussi. Karl m’avait fait deux collection­s de chaussures taille 36, sublimes. Il voulait tout faire bien. Il y a cette photo où on dîne tous à la Coupole…

Une photo mythique, que j’ai découverte dans le livre d’Alicia Drake, Beautiful Fall. Je me suis toujours demandé qui était cette très jolie fille en bout de table avec ce chapeau…

C’était un chapeau des puces en velours. Ce soir-là, j’ai eu Björn Andrésen, le jeune homme qui joue dans Mort à Venise. Tous les garçons le voulaient, mais c’est moi qui l’ai eu. Ce soir-là, donc, il dînait à la Coupole à côté de nous, et il me regardait beaucoup. Je racontais aux autres que j’avais une piscine en caoutchouc sur la terrasse en haut de mon appartemen­t. Et d’un coup, il se lève et me dit : «Bonsoir Susi, on va à la piscine ?» Quel beau garçon chercherai­t à passer une nuit avec une «vieille» ? J’ai eu beaucoup de chance.

On a l’impression d’entrer dans la photo… Ce dîner, c’était pour célébrer quelque chose ?

C’était pour rien, c’était normal, on faisait ça tous les soirs.

Comment était Jacques de Bascher ?

Il était sublime, et brillant. Il m’adorait. Il aimait les deux, les garçons et les filles aussi, et il voulait faire l’amour avec moi. Mais je n’ai pas voulu. J’ai reçu de lui des lettres magnifique­s. Un jour, je lui ai dit que je n’aimais pas le muscadet, et le lendemain, il m’en faisait porter trois caisses de son château. Dans Beautiful Fall, tout est absolument vrai. Par contre, je n’ai pas aimé les deux films sur Saint Laurent. J’étais avec cette bande tout le temps, et ce n’était pas comme ça. Avec eux, c’était merveilleu­x. Alors que ces films ne véhiculent pas cette atmosphère merveilleu­se. Ils ne parlent que de drogue, et l’amour y est fake. Quand j’étais au Maroc chez mes amis Paul et Talitha Getty, il y a plus de quarante ans, on dînait tous ensemble avec Pierre Bergé et Yves Saint Laurent. Les liens, ça se fait tout seul, ça ne s’explique pas. C’était une époque glorieuse, flamboyant­e. «Je n’ai gagné que 500 francs mais j’ai joui trois fois» – qui dirait ça aujourd’hui ?

D’après vous, Jacques de Bascher était aussi destructeu­r qu’on l’a prétendu ?

Oui, il était très pervers. Avec moi, il était magnifique, parce qu’on rigolait beaucoup. Mais avec les mecs, il faisait ce qu’il voulait. Il les faisait surtout souffrir, ce qu’il a fait avec Saint Laurent. Il l’a tué. En fait, Yves, c’était une grande fille. Il était adorable… J’ai vraiment eu de la chance ! Qui passait des week-ends à la Mamounia au Maroc avec Peter Fonda et une magnifique Chinoise ? Moi ! Quand il était à Paris, Peter était l’amant de Nancy Ruspoli.

Comment devenez-vous call-girl ?

C’est mon lord et ministre anglais qui m’a dit que je devrais être call-girl. Je lui donnais une claque à droite à gauche et il était ravi. Je n’étais pas mariée, je n’étais pas amoureuse, alors je me suis dit : «Pourquoi pas ?» Et puis j’avais remarqué que plus je connaissai­s de gens, plus j’étais heureuse. Un vieux ou un jeune, ça ne me gênait pas. La seule chose qui me gênait, c’étaient les cons, mais j’en ai peu eu. J’ai énormément aimé être call-girl. Parce que quand tu couches avec un mec pour de l’argent, il te dit ce qu’il pense. Il est honnête avec toi. Je n’ai jamais eu une mauvaise expérience en cinq ans. La même semaine, j’avais Omar Sharif, Yves Montand, et le directeur de Mercedes Turquie qui m’avait donné 10 000 francs pour coucher avec moi. Quand Yves Montand m’a dit qu’il n’était pas un bon amant, je lui ai dit : «Je veux juste coucher avec un mec qui a couché avec Marilyn.» Il était sexy, mais pas vraiment brillant. Quand j’ai rencontré Omar chez Régine, il me dit : «Je ne suis pas un bon amant !» J’ai répondu : «Vous êtes le deuxième qui me le dit cette semaine.» Il avait raison, il avait un sexe sublime, mais fatigué. Je m’en fiche, c’était à moi de faire le travail. Dans la vie, il faut laisser venir, et si ça tarde, on peut faire un peu d’allumage…

D’où vous vient cette collection de godemichés ? D’un peu partout. Ils sont en porcelaine, bois, bois d’Afrique. J’aime les phallus depuis toute petite, sans savoir à l’époque ce que c’était. J’ai toujours voulu être un garçon. D’ailleurs, j’ai vécu comme un garçon : j’ai toujours choisi qui je voulais, et j’ai toujours réussi à l’avoir.

 ??  ?? Susi Wyss chez elle, fin des années 70.
Susi Wyss chez elle, fin des années 70.
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 ??  ?? Ci-desssus, à La Coupole, avec Antonio Lopez, Karl Lagerfeld, Jacques de Bascher et Pat Cleveland. ci-dessous, Susi Wyss en compagnie de Françoise Hardy et Iggy Pop, en 1978. À droite, Susi et Paul Getty sur un bateau, Monte-Carlo, 1969.
Ci-desssus, à La Coupole, avec Antonio Lopez, Karl Lagerfeld, Jacques de Bascher et Pat Cleveland. ci-dessous, Susi Wyss en compagnie de Françoise Hardy et Iggy Pop, en 1978. À droite, Susi et Paul Getty sur un bateau, Monte-Carlo, 1969.
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 ??  ?? Susi Wyss au Palace, en 1977. À droite, Salvador Dalí, l’illustrate­ur Heiri Schmid, Brigitte Bardot et Gunter Sachs au bal costumé organisé par ce dernier, à Paris en 1966. ci-dessus, dans un cabaret, années 2010 et, à droite, sur une plage près de Johannesbo­urg.
Susi Wyss au Palace, en 1977. À droite, Salvador Dalí, l’illustrate­ur Heiri Schmid, Brigitte Bardot et Gunter Sachs au bal costumé organisé par ce dernier, à Paris en 1966. ci-dessus, dans un cabaret, années 2010 et, à droite, sur une plage près de Johannesbo­urg.
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 ??  ?? ci-dessus, Susi Wyss en 1975, sur une terrasse parisienne, et à la fin des années 60. À droite, elle pose pour Dalí, en train de la peindre dans son atelier de Cadaques.
ci-dessus, Susi Wyss en 1975, sur une terrasse parisienne, et à la fin des années 60. À droite, elle pose pour Dalí, en train de la peindre dans son atelier de Cadaques.
 ??  ?? Ci-contre, Susi Wyss en compagnie de l’artiste et performeus­e suisse Manon en 1977. à gauche, au Cap Ferrat, en 1966, dans la résidence de Nancy Ruspoli. En haut, à Mayfair, à Londres, Kenneth Anger filme des scènes de Lucifer Rising pour un ciné-happening.
Ci-contre, Susi Wyss en compagnie de l’artiste et performeus­e suisse Manon en 1977. à gauche, au Cap Ferrat, en 1966, dans la résidence de Nancy Ruspoli. En haut, à Mayfair, à Londres, Kenneth Anger filme des scènes de Lucifer Rising pour un ciné-happening.
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