VOGUE France

Fille au père C’est une star dans l’absolu et la patronne sur gazon ou terre battue.

- Par Mathieu Palain.

Serena Williams est la détentrice du record de titres en Grand Chelem de l’ ère Open. Athlète surpuissan­te, avec un service à plus de 200 km/h et un mental d’acier, l’Américaine est aussi connue pour son tempéramen­t hautement inflammabl­e. Une passion qui confine à la rage programmée par son père alors qu’elle était encore dans le ventre de sa mère. Un destin unique.

Si l’on doit couronner une légende vivante, la plus grande sportive en activité, alors il faut parler de Serena Williams et commencer cette histoire en 1978, sur un canapé de Long Beach, Californie. Richard Williams, 36 ans, zappe devant sa télé et tombe sur le sourire d’une jolie brune à qui l’on remet un trophée. La fille s’appelle Virginia Ruzici, elle est roumaine et vient de remporter Roland-Garros. «40 000 dollars pour quelques jours de travail, c’est pas mal», ironise le commentate­ur. Richard Williams hausse les sourcils. Le lendemain à la première heure, il vérifie dans les pages sport du LA Times. 40 000 dollars, c’est ça. Il se tourne vers sa femme, Oracene, et annonce qu’il va lui donner deux enfants supplément­aires, des champions de tennis qui les rendront riches à millions. Ainsi naît Venus Ebony Starr Williams, en 1980, et quinze mois plus tard, Serena Jameka Williams.

À 36 ans, Richard Williams n’a jamais tenu une raquette de tennis. Il ne connaît pas les règles et décide, comme un fou invité à une table de casino, de monter ses jetons en colonnes et de tout miser sur le même numéro. À compter de ce jour, chaque dollar sera investi dans l’entraîneme­nt de ses gamines, Venus et Serena. L’histoire aurait pu raconter la chute d’un Noir de Louisiane venu grossir les rangs des SDF de Californie, mais les faits sont là : ses filles cumulent plus de 130 millions de dollars de gains en carrière, série en cours, sans parler des sponsors ni de la publicité. Serena est devenue une star, une vraie, de celles qui dépassent leur champ de prédilecti­on. Elles ne sont pas nombreuses, les sportives, à s’asseoir au premier rang des plus grands défilés, à danser en combi moulante dans un clip de Beyoncé, à être invitées à Buckingham Palace pour fêter un mariage princier.

Posez la question à son père, il vous répond qu’il n’est pas surpris, que tout était écrit. En 1983, Serena a 2 ans quand Richard Williams attaque une étape cruciale de son plan vers la gloire : le déménageme­nt à Compton, un quartier de Los Angeles connu pour ses gangs et sa capacité à faire naître des rappeurs. Snoop Dogg, Dr. Dre et Kendrick Lamar ont poussé dans ce terreau où l’on mûrit plus vite qu’ailleurs. «J’ai pensé que là-bas, mes filles deviendrai­ent des femmes fortes», expliqua Richard Williams. Serena a tapé ses premiers échanges sur des courts publics au ciment craquelé, recouverts d’éclats de verre et de papiers gras, d’où s’échappaien­t les mauvaises herbes. «Nous pouvions entendre les coups de feu, se souvient-elle dans son livre, Sur la ligne, paru en 2008. “Ne t’occupe pas du bruit, disait papa. Concentre-toi sur le jeu !” Ce n’était pas le central de Roland-Garros mais c’était notre monde. C’était tout ce qu’on connaissai­t.»

Sans le savoir, Serena a suivi une sorte de méthode Montessori. Tous les objets de la vie quotidienn­e étaient gardés pour l’entraîneme­nt. Avec des raquettes cassées, on inventait un exercice de lancer de javelot pour travailler le relâchemen­t dans l’épaule et améliorer le service. Résultat : Serena sert à plus de 200 km/h, presque aussi fort que les hommes. Des plots, des balais, des arceaux, une batte de baseball, un chariot de supermarch­é, tout est détourné pour améliorer leur jeu de jambes, leur détente. Rien n’était jeté, et surtout pas les balles. «On utilisait les plus dégonflées pour travailler notre vitesse,

a raconté Serena. Je détestais jouer avec ces balles râpées mais papa disait qu’à Wimbledon, le rebond est bas et qu’il fallait nous y préparer.» À 5 ans, Serena passe quatre heures sur les courts, tous les jours. «Si nous arrivions avant le lever du soleil, papa me faisait faire des étirements jusqu’à ce qu’il fasse suffisamme­nt jour pour taper un échange.»

Aux quatre coins du court, Richard Williams accroche des panneaux sur lesquels il a peint des phrases qui, à force de les lire, doivent pénétrer le cerveau de sa fille. «Tu dois apprendre à écouter», «Garde toujours un plan B» ou encore «Serena, quand tu perds, tu perds seule». Venus et elle entrent en primaire et leur monde n’est déjà plus qu’une balle jaune. «Son grand truc, c’était qu’on ait un plan, un objectif, et qu’on l’écrive noir sur blanc, se souvient Serena. J’étais petite et je ne voyais pas où il voulait en venir, j’aurais préféré danser ou faire des roues dans le bac à sable.» Quand elle en a trop marre, Serena envoie une balle par-dessus le grillage. Il est impossible d’imaginer les sacrifices qu’exige la fabrique d’une championne. L’entraîneme­nt de Serena Williams enfant n’a rien à envier à celui des gymnastes de l’ère soviétique. On pense à Nadia Comaneci, la Roumaine. Mais aussi à Andre Agassi, une star des années 90 qui a décrit mieux que personne à quoi ressemble la prison de l’enfant prodige : «J’ai 7 ans et je parle tout seul parce que je suis effrayé et que je suis le seul qui veuille bien m’écouter. Je murmure entre mes dents : “Abandonne Andre, laisse tomber. Est-ce que cela ne ressembler­ait pas au paradis, Andre?” Mais c’est impossible. D’après mon père, si je frappe 2 500 balles tous les jours, cela fera 17 500 balles par semaine et au bout d’un an j’aurai frappé un million de balles. Il croit aux mathématiq­ues. Un gamin qui frappe un million de balles par an, dit-il, sera forcément imbattable.»

Richard Williams jure qu’il n’a jamais forcé ses filles, et Serena dit qu’elle n’aurait pas pu trouver meilleur entraîneur que son père. On a du mal à y croire mais Rick Macci, directeur de l’académie de tennis qui accueillit la jeune prodige en 1991,

À 5 ans, Serena passe quatre heures sur les courts, tous les jours.«Si nous arrivions avant le lever du soleil, papa me faisait faire des étirements jusqu’à ce qu’il fasse suffisamme­nt jour pour taper un échange.» Elle a 11 ans la première fois qu’elle passe à la télé. Le journalist­e lui demande si elle a une idole. La gamine prend l’air de réfléchir un instant et dit, dans un grand sourire: envie «En fait, non. J’aimerais que les autres aient de devenir comme moi.»

l’a confirmé à Sports Illustrate­d : «S’il était seulement intéressé par l’argent, ses filles auraient joué des tournois à tour de bras. Or il a fait l’inverse. Je peux me rappeler cinquante fois où il m’a demandé de freiner l’entraîneme­nt parce que leurs notes étaient en baisse.» À l’époque, Serena attire déjà les médias. Elle a 11 ans la première fois qu’elle passe à la télé. Le journalist­e lui demande si elle a une idole, quelqu’un à qui elle aimerait ressembler. La gamine prend l’air de réfléchir un instant et dit, dans un grand sourire : «En fait, non. J’aimerais que les autres aient envie de devenir comme moi.»

Serena déborde de confiance. Elle est la meilleure, et c’est parfois déstabilis­ant de voir à quel point elle le sait. Mais cela n’a pas toujours été le cas. Longtemps elle a soufflé en voyant sa soeur Venus, si calme, si gracieuse, quand les adjectifs qu’on lui attribuait à elle étaient: «nerveuse», «massive». À la maison, il y avait quatre lits pour cinq soeurs et chaque nuit, Serena, la petite dernière, la princesse au caractère impossible, se glissait dans les draps de Venus, son modèle, son idole. «Elle était plus grande, plus jolie, plus rapide, plus athlétique et surtout plus aimable. Il était impossible de rivaliser avec elle. Au restaurant, ma mère me faisait commander la première, sinon je prenais la même chose que Venus.»

Elle a d’abord été jalouse. Puis elle a eu très peur d’échouer. De rester dans l’ombre du vrai prodige de la famille, celle qui allait – tout le monde en était certain – devenir numéro un mondiale. Pourtant, Venus a toujours cru en elle. En 1997, quand un journalist­e de Tennis Magazine lui demandait si une rivalité venait de naître avec Martina Hingis, Venus répondit: «– Peut-être. En tout cas jusqu’à ce que ma petite soeur arrive au plus haut niveau. – Elle est très forte ? – Elle est agressive. Si demain on doit s’affronter, ce sera chacun pour soi. Je n’aime pas perdre, Serena non plus. De l’autre côté du filet, ce sera comme quelqu’un que je ne connais pas.»

Serena a explosé juste après, en 1998, sur la terre de RolandGarr­os. Elle avait 16 ans, un appareil dentaire et des perles au bout des tresses, qu’elle semait sur chaque coup droit. À l’époque, Yannick Noah la comparait à Michael Jordan : «Les Williams ont fait sortir le milieu du politiquem­ent correct. Ce sont des grandes gueules, bourrées de peps, pétries d’attitudes.»

C’était un autre siècle, il y a une éternité, mais revoir ces matchs nous rappelle que Serena était déjà cette guerrière qui court après chaque balle comme si sa vie en dépendait. Les éclairs dans le regard sont arrivés plus tard, en 2001, au tournoi d’Indian Wells. Serena devait affronter la Belge Kim Clijsters en finale, mais c’est le racisme qu’elle a combattu ce soir-là. Elle pénètre sur le court et les insultes dégringole­nt des tribunes. «Une pluie de laideur s’abattait sur moi, écrit-elle. J’ai levé les yeux et ce que j’ai vu était une mer de gens riches, vieux et blancs, en train de hurler comme pour un lynchage. J’ai entendu deux fois le mot négresse.» Le match est sur YouTube, regardez-le, c’est sans doute l’un des seuls de l’histoire du sport où une Américaine, aux États-Unis, est sifflée de la première à la dernière balle. Au milieu du deuxième set, Serena pleure dans sa serviette. «Vous voulez me faire croire que cette foule entièremen­t blanche n’était pas en train de s’en prendre à une fille de 19 ans à cause de la couleur de sa peau ? Je n’achèterai pas ces salades. J’étais là, j’étais la cible, vous n’avez aucune idée de ce que ça fait.» Le plus incroyable, c’est qu’elle a remporté cette finale. Au micro, elle a remercié son père et lancé à la foule : «Je vous aime quand même.»

Peut-être faut-il avoir souffert pour réussir. Le 14 septembre 2003, Serena tourne une pub à Toronto quand son portable sonne dans sa poche. «Tunde est morte.» Sa grande soeur Tunde dînait au restaurant avec son copain. En sortant, elle est passée par leur ancien quartier, Compton. Une bagarre a éclaté. Une balle perdue. Elle avait 31 ans. Serena s’enfonce immédiatem­ent dans la dépression. Elle ne quitte plus son lit, elle n’a plus envie de s’entraîner, et c’est la pire des choses qui puisse arriver à une sportive qui doit chaque année affronter les mêmes joueuses sur les mêmes courts, encore et encore. Il faut être un robot pour tenir aussi longtemps sans se poser la question: à quoi bon?

«L’entraîneme­nt me pesait, je le ressentais dans chacune de mes cellules. J’ai commencé à voir un psychiatre une fois par semaine, puis deux», raconte Serena dans son autobiogra­phie. En 2006, elle pleure en plein match, s’invente une blessure et s’enferme chez elle pendant un mois et demi. Et pourtant elle est revenue. Elle a tout gagné à nouveau, s’est mariée, a fait un bébé, et s’est remise, une fois encore, à tout écraser.

Ce n’est pas pour rien si Nike l’a choisie elle, à bientôt 38 ans, pour incarner la femme sportive par excellence. Dans la dernière campagne «Dream Crazier», c’est sa voix qui rappelle aux gamines qu’il ne faut pas avoir peur d’être traitées de folles, puisque c’est toujours ce qu’on dit aux courageuse­s qui sortent du rang : «Si nous ne sommes pas d’accord, nous sommes hystérique­s, des dingues. Une femme qui courait le marathon, c’était “dingue”. Une femme qui boxe? Dingue. Une femme qui dunke? Dingue aussi…» Derrière le slogan, Serena s’adresse à ceux qui parient sur sa retraite. Ceux qui l’implorent d’être raisonnabl­e et de tout plaquer pour «se consacrer à Olympia», sa fille de 18 mois. Ces gens-là ignorent une chose: la victoire est une drogue formidable.

Serena a explosé en 1998, sur la terre de Roland-Garros. Elle avait 16 ans, un appareil dentaire et des perles au bout des tresses, qu’elle semait sur chaque coup droit.

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