L’IMPORTANCE D’ÊTRE CONSTANT
En vingt ans, Hedi Slimane a marqué l’époque de son empreinte. Si le rock, le noir et blanc, la silhouette en “i”, la fluidité des genres lui collent invariablement à la peau, le couturier et photographe sait surprendre. Aujourd’hui aux manettes de la maison Celine, son second défilé prêt-à-porter célébrait une néobourgeoise libérée, désirabilité inflammable. Aussi intelligent qu’intransigeant, Hedi Slimane a choisi de se faire rare dans un monde bavard. Sa parole exigeante n’en est que plus précieuse. Par Olivier Lalanne, photographe Hedi Slimane, réalisation Emmanuelle Alt
En vingt ans, successivement à la tête de trois vaisseaux amiraux de la mode, Hedi Slimane a marqué l’époque de son empreinte. Avec une cohérence inédite. Si le rock, le noir et blanc, la silhouette en “i”, la fluidité des genres, Paris, Los Angeles, le culte de la jeunesse ou encore le goût d’un artisanat cinq étoiles lui collent invariablement à la peau, le couturier et photographe, visionnaire sans concession, sait surprendre.Aujourd’huiauxmanettes de la maison Celine, son second défilé prêt-à-porter célébrait sans que personne ne s’y attende une néobourgeoise libérée, désirabilité inflammable. Aussi intelligent qu’ intransigeant, Hedi Slimane a choisi de se faire rare dans un monde bavard. Sa parole exigeante n’en est que plus précieuse.
Votre deuxième collection sous étendard Celine met en lumière une néobourgeoise à la fois stricte et délurée, loin de l’esthétique rock qu’on associe à votre style. On sent une évolution de l’image de la femme, certains volumes et matières tranchent avec votre collection précédente. Ce défilé a surpris autant qu’il a été plébiscité. Le considérez-vous comme une rupture ? Dans un contexte de mode normcore, et de streetwear logotypé, la Parisienne néobourgeoise de Celine passerait presque pour une punk, totalement hors-piste. Tout en mode est affaire de contexte et de balancier. La radicalité est une oblique qui se déplace en contrariant le goût du moment, les idées reçues, les mouvements sociétaux et les symboles culturels d’une époque donnée. Du reste, il s’agit de s’habiller en bourgeoise, de jouer à la bourgeoise, dieu merci, délurée et libérée, comme le faisait parfois une Anita Pallenberg au bras de Keith Richards. L’esthétique rock a paradoxalement beaucoup emprunté à ce vestiaire, aux conventions de «respectabilité», de l’upper class, pour mieux les détourner. Il s’agit donc pour moi d’un jeu, une simple variation sur mon style personnel, et la rupture est plutôt vis-à-vis du contexte de mode. Capes impeccables, jupes-culottes réhabilitées, costumes rayés tennis, cabans marine, trench revisité, colorama tamisé… vous avez imaginé une série de classiques en puissance. Selon vous, l’ADN de Celine est définitivement classique ? Cela fait vingt ans que je dessine et redessine de manière obsessionnelle mon vestiaire codifié à l’extrême. Je recrée ainsi aujourd’hui chez Celine de nouveaux classiques, des séparables féminins et masculins, en intégrant des pièces surannées, la jupeculotte en fait notamment partie. Il s’agit aussi de replacer Celine dans un espace culturel précis. La projection cinématique des codes de Celine au féminin, une Parisienne, ou une jeune femme française que nous connaissons tous et à laquelle nous sommes sans doute tous attachés, me semble fondamentale. Le classicisme chez Celine, c’est enfin la dimension artisanale, l’extrême qualité, le ton français. Il y a dans cette maison quelque chose de rassurant, de pérenne, une notion de valeur intrinsèque d’un sac de «haute maroquinerie» ou d’un vêtement de facture irréprochable. Vous incarnez une allure et un état d’esprit très parisiens. Quelles sont les caractéristiques de la Parisienne ? Qui en sont à vos yeux les plus frappantes incarnations ? L’esprit avant toute chose. Une forme de liberté de ton, d’action et de langage, une forme de raffinement et de naturel qu’on retrouve de mère en fille, et de père en fils. J’ai toujours pour repère le cinéma français, si inspirant aujourd’hui comme hier. Cependant, plutôt que d’énumérer un florilège de muses, je dirais que la rue inspire toujours aujourd’hui, dans la transmission, générations après générations, ce style imité dans le monde entier. Quels sont, selon vous, le rôle et le champ d’action d’un directeur artistique à la tête d’une maison historique ? Il n’y a pas du tout de définition générale, puisque chaque maison a un destin, une histoire, des valeurs qui lui sont propres. Pour un couturier, ce qui me semble essentiel, c’est l’époque, ressentir, parfois anticiper, favoriser l’adéquation d’une maison historique à son temps. Après la redéfinition de l’identité visuelle de Celine, notamment avec la suppression de l’accent du logo, l’affirmation du prêt-à-porter masculin et féminin, il serait question de lancer des parfums ainsi qu’une ligne de haute couture. La mise en place progressive de ce que vous appelez les «fondamentaux». Qu’entendez-vous par là ? Celine est une grande maison dont le champ d’action et lexical doit être élargi. Il était indispensable de changer le périmètre et d’exprimer plus largement ses valeurs, notamment au masculin, mais aussi olfactivement. Il fallait enfin réintroduire une notion de fait-main haute couture afin de replacer Celine à Paris, dans son écrin historique. Les fondamentaux, ce sont aussi la création de grands classiques et d’éléments de langage récurrents propres à Celine. Les réactions à votre premier défilé ont été en partie féroces. Comment avez-vous vécu ce déchaînement et dans quel état d’esprit êtes-vous aujourd’hui, près de deux ans après avoir pris les rênes de la maison ? La critique vous blesse ? C’était inéluctable avec un virage à 180 degrés, des enjeux financiers, des conflits d’intérêts à la pelle, et un contexte très politique et judiciaire autour de moi. Malgré ce décor moyennement feng shui, il ne me serait pas venu à l’esprit de raser les murs. Il s’agissait d’engager un dialogue sincère et sans compromis et de réintroduire un ton parisien chez Celine. J’ai, du reste, vécu précisément la même chose chez Saint Laurent en 2012. In fine, le vacarme et le chaos inespérés autour de cette collection de transition sur la nuit parisienne ont été une bénédiction pour la notoriété de Celine. Que de publicité pour une robe à danser courte, dans un contexte aussi puritain et rabat-joie. C’est précisément ce qu’il me fallait pour lancer le retour de l’esprit bourgeois six mois après. Ici, comme en 2012, la critique a eu un effet proportionnellement inverse à ce qu’elle visait, et tout est retombé dans une amnésie générale six mois après. Pour ce qui est de mon état d’esprit, je dirais que je garde toujours le cap, avec en arrière-plan mon parcours au long cours, maison après maison, sans jamais compromettre la lisibilité et la cohérence du propos.
L’esthétique rock a paradoxalement beaucoup emprunté à ce vestiaire, aux conventions de «respectabilité», de l’upper class, pour mieux les détourner. Il s’agit donc pour moi d’un jeu, une simple variation sur mon style personnel. Cape et pull col roulé en cachemire, jean slim indigo, ceinture à boucle dorée, capeline «Marie» en feutre, et cuissardes en cuir, Celine par Hedi Slimane.
Vous avez été à la tête de Dior Homme, de Saint Laurent et aujourd’hui de Celine, trois maisons aux identités très spécifiques. Vous avez néanmoins réussi à y développer au fil des années un style cohérent, très identifié, en l’occurrence le vôtre. Une émancipation ou une liberté que certains voient comme une digression par rapport aux pedigrees de ces maisons. Qu’est-ce que cela vous inspire ? Les maisons de couture ne sont pas des hôtels de luxe où l’on prend ses habitudes. Elles sont incarnées avec intégrité. Le couturier, à ne pas confondre avec un bureau de style, imprime sa personnalité, son engagement, et son style identifiable à condition, naturellement et préférablement, qu’il en ait un. Cela ne l’empêche pas, comme un réalisateur dont on reconnaît le style, d’avoir un script, ce que vous appelez le pedigree des maisons. Quand, a contrario, il n’y a pas l’ombre d’un style personnel, il y a toujours l’option, pour exister, d’usurper méthodiquement l’identité stylistique et la vision de son prédécesseur. C’est délicieusement pathétique et divertissant pour tout le monde, mais c’est surtout un autre métier dont j’ignore le nom. Bernard Arnault a déclaré qu’il visait un chiffre d’affaires de deux à trois milliards d’euros pour Celine d’ici cinq ans. Vivez-vous son ambition et cette foi en vous et votre talent comme une pression ? De mon point de vue, l’ambition partagée c’est la place de la maison Celine redéployée, et ce qu’elle peut représenter sur le long terme. Il n’y a pas qu’une approche chiffrée mais patrimoniale, la création de valeur intrinsèque, le rayonnement, le champ culturel sur le long terme. Il s’agit de poser des fondations solides, comme du reste je l’ai fait précédemment chez Dior ou Saint Laurent. Maintenant, la pression c’est mon quotidien depuis vingt ans, je reste concentré sur l’essentiel, la création. À quoi ressemble le processus de création d’une collection ? Qu’est-ce qui vous inspire ? Toujours de parfaits inconnus. Le coup de foudre en d’autres termes et au figuré pour une fille ou un garçon qui constitue un Polaroid saisonnier. Je poursuis en parallèle mes recherches sur le vestiaire parfait. Je retravaille un milliard de fois mes classiques, saison après saison. C’est là encore une forme d’artisanat. Il y a maintenant plus de vingt ans que vous créez dans le milieu de la mode. Quel changement, quelle évolution ou au contraire quelle régression vous a le plus frappé ? On pourrait craindre une régression sur tant de valeurs de libertés fondamentales dans la création, et c’est naturellement vrai dans tous les domaines. Le changement radical pour le meilleur et pour le pire, c’est la surexposition de la mode, l’échelle globale qui modifie significativement la manière de communiquer autour de la création, l’amplification à plein volume des messages de mode. Il y a enfin cette posture tragiquement démago du politiquement correct, et par ailleurs une forme de tyrannie du premier degré. En bref, nous ne sommes plus trop dans la légèreté. Il faut naturellement résister créativement à cette forme déguisée de néoconservatisme. Êtes-vous curieux du travail de vos confrères et que vous inspire la notion de compétition ? Je suis très peu informé. Je peux parler plus aisément de musique que de mode. Je me suis retrouvé très en retrait malgré moi. La Californie n’a pas arrangé les choses. À l’heure où les réseaux sociaux sont devenus tout-puissants, où la mise en scène de soi, notamment sur Instagram, est un passage obligé, vous restez résolument en retrait, d’une discrétion absolue. Pour quelles raisons ? J’aimais au tout début d’Instagram l’idée du projet artistique, du blog photographique. On peut aujourd’hui s’interroger sur la fascination du quantitatif, le nombre qui, sur Instagram, impressionne les foules et donne une forme de crédit. Ce qui est créativement mineur devient majeur par la grâce des réseaux sociaux. Des siècles d’histoire de l’art, toutes disciplines confondues, ont pourtant toujours «tocardisé» le concours de popularité, le racolage un rien pompier. Par ailleurs, cette obsession de tout exposer, de tout commenter, de tout mettre en scène est devenu excessivement ordinaire. Qu’aimez-vous faire quand vous ne travaillez pas ? Cela n’arrive absolument jamais. Puisque tout est potentiellement intégré au processus de création, le temps du repos, mes sorties, ce que je lis, les multiples concerts auxquels j’assiste, les sujets que je photographie... À travers votre corpus photographique, vous avez coutume de dire que vous «documentez l’époque». Quel regard justement portez-vous sur votre époque ? J’observe avec stupéfaction la montée des populismes, l’intolérance, le rejet de l’autre. Les réseaux sociaux sont, malgré eux, la source d’un grand nombre de nos malheurs. La photographie et la mode me donnent, a contrario, de l’espoir. Documenter la jeunesse en Californie, en France ou ailleurs est un exercice salvateur. Du coup, je reprends confiance en l’époque.
J’observe avec stupéfaction la montée des populismes, l’ intolérance, le rejet de l’autre. Les réseaux sociaux sont, malgré eux, la source d’un grand nombre de nos malheurs
Veste en tweed et sequins, blouse à col cheminée en soie, jupe-culotte en cuir, ceinture «Crécy» en cuir à boucle dorée, et bottes en cuir noir, Celine par Hedi Slimane.
Même si vous avez photographié des monuments aux rides apparentes (Brian Wilson, Kenneth Anger, Françoise Hardy, Chuck Berry, Pierre Bergé…), votre travail, tant stylistique que photographique, reste intimement associé à la captation de la jeunesse. Que vous inspire l’affranchissement des générations Y et Z face notamment aux critères de beauté standardisés, à la polarité des genres et du désir ? La jeunesse a toujours été au coeur de tout ce que j’entreprends, ce que je crée. Je suis très sensible à cette forme d’affranchissement et d’affirmation de la différence, l’éclatement d’un modèle générique, un point sur lequel j’ai beaucoup travaillé, notamment la question du genre depuis mes premiers défilés à la fin des années 90. Je suis en revanche déçu de voir parfois l’intolérance changer de camp. L’affirmation de soi c’est aussi l’acceptation de l’autre. Le talent d’un créateur repose en grande partie sur son instinct, sa capacité à être au diapason de l’air du temps. Pensez-vous qu’à partir d’un certain âge, on cesse inéluctablement d’être une vraie force de proposition ? L’instinct et la compréhension de l’époque n’ont rien à voir avec l’âge. C’est, me semble-t-il, quelque chose d’inné. Il s’agit d’être engagé, de dialoguer avec l’époque, et d’explorer sans jamais se soustraire au mouvement perpétuel de la vie. En mode, c’est fondamental, et à mesure que le temps passe il faut garder l’équilibre entre le principe de reconnaissance, la permanence, se répéter sciemment, volontairement, et le Polaroid de l’instant présent. C’est une construction sur deux axes. Karl Lagerfeld ne cachait pas l’admiration et la tendresse qu’il avait pour vous. Vous étiez d’ailleurs proches. Comment avez-vous vécu sa disparition ? Quel souvenir gardez-vous de lui ? Je vis très mal la disparition de Karl. Il me manque terriblement. Je l’aimais infiniment, viscéralement. J’ai tellement de souvenirs merveilleux avec lui. Je pense, du reste, tout le temps à lui, à nos premiers essayages, mon premier défilé Dior, avec Karl en cabine et Yves au premier rang, nos voyages joyeux à Berlin ou Monaco, nos cours de danse de salon improbables, les dîners jusqu’à plus d’heure à dire des âneries. Je suis inconsolable de sa disparition, il sera toujours dans mes pensées, près de moi. Ces dernières années ont été très dures. J’ai perdu tous mes repères, un grand nombre de mes amis et mentors. D’abord David Bowie que j’adorais plus que tout, puis Pierre Bergé, Azzedine Alaïa, enfin Karl. C’est d’une grande tristesse. Vous êtes très attaché à la propriété intellectuelle. À travers votre parcours au sein de ces trois maisons, que considérez-vous comme vos codes, votre patrimoine ? J’ai effectivement une grammaire stylistique, un patrimoine, et une silhouette ou allure invariable et identifiable vingt ans après. C’est tout aussi vrai pour mon style photographique en noir et blanc, ma lumière, le choix de mes sujets décalés. Je travaille du reste seul puisque je n’ai pas de directeur artistique, de styliste photo, de directeur de casting, ni de photographe. Rien n’est fait par procuration. Cela permet sans doute un alignement et une cristallisation de mon style, sans intervention extérieure. Je n’étais pas particulièrement sensible à la propriété intellectuelle jusqu’à ce que je me fasse piller en bande organisée. Cette tentative répétée de dépersonnalisation a remis les pendules à l’heure. Elle m’a obligé à faire des choix de vie afin de préserver mon identité. Au début des années 2000, j’ai lancé ma silhouette dite «skinny», un trait noir, qui accessoirement était ma manière de m’habiller depuis des lustres. J’ai redessiné et remis les épaules à leur place, je les ai associées au skinny jean, que j’ai fait défiler pour la première fois chez Dior, aux cravates fines, au cuir noir. Mon casting androgyne, notamment peuplé de générations entières de musiciens ou d’artistes, est invariable. Mon style en noir et blanc est lié intrinsèquement à la musique, ce que vous appelez «esthétique rock». Enfin, j’ai procédé par cycles. J’ai exploré Berlin aux débuts des années 2000. Après une période anglaise (les années du renouveau du rock britannique), j’ai vécu dix ans en Californie à partir de 2008. L’exploration intensive de la Californie, de ses scènes musicales et artistiques, les centaines de reportages, les livres et expositions, les collections que j’ai consacrées à une idée alternative de la Californie ont façonné ma vie. C’est à ce stade un imaginaire indissociable de mon style. Le monde de la mode vit des bouleversements à tous les étages : création, communication, consommation… Quels changements majeurs pressentez-vous dans les années à venir ? Il faudra défendre les valeurs de progrès, préserver coûte que coûte la liberté de ton, et la liberté tout court, malgré toutes les formes de bashing, trolling et les haters de tout poil. Au-delà de ça, je suis optimiste, alors que je vois se profiler une réintégration indispensable du réel au détriment du virtuel. À ce stade, le recentrage est primordial. Vous êtes une figure étendard de la mode et pourtant on sait très peu de choses de vous. Hedi Slimane en trois mots, ça donnerait quoi ? Je dirais la constance. Je vous laisse le choix des deux autres.
Il faudra défendre les valeurs de progrès, préserver coûte que coûte la liberté de ton, et la liberté tout court, malgré toutes les formes de bashing , trolling et les haters de tout poil. Robe plissée en laine, ceinture en cuir, lunettes de soleil, sac «One Handle Medium» en cuir, et bottes en cuir, Celine par Hedi Slimane. Mise en beauté Aaron de Mey. Coiffure Sam McKnight. Manucure Anatole Rainey. Set designer Jabez Bartlett. Assistantes réalisation Jade Günthardt et Georgia Bedel.