Timothée Chalamet, l’intense
Il faudrait écrire une étude sur la substance impalpable qui détermine au sein d’une population surchargée d’aspirants stars l’éblouissant rayonnement d’un seul, aussi évident et tranchant qu’un laser. Cela relèverait sans doute du grimoire crypté des alchimies plus ou moins dangereuses où le filet d’eau tiède se transforme soudain en torrent de métal précieux. Le mystère Timothée Chalamet persiste encore – en dépit du trop grand nombre d’articles écrits à la hâte sur son cas dans la fièvre qui a suivi la sortie en cascade de Call me by Your Name, Lady Bird et Beautiful Boy – par la rapidité de la révélation et l’ampleur de propagation de l’onde de choc, transmuant comme par magie un jeune homme bien sous tout rapport (bonne éducation à New York, milieu familial aisé et intello) en pôle magnétique mondial. Corps frêle, visage androgyne, Chalamet n’a pas encore perdu les atours et signes de l’enfance et ce n’est sans doute pas un hasard si le rôle qui le propulse au sommet, l’ado blasé Elio en vacances familiales dans la villa italienne d’un été eighties dans le film de Luca Guadagnino, est précisément le récit d’une éclosion personnelle et érotique dans les bras d’un Américain plus vieux que lui mais dont il dompte la présence envahissante par l’extrême subtilité d’une présence-absence tour à tour indifférente et nerveuse. Chalamet transporte avec lui la singularité d’un monde qui s’impose presque en dehors même de l’histoire en cours ou du profil ou du destin des autres personnages. C’est-à-dire qu’il a ce don de jouer chaque scène au premier degré comme s’il était vraiment un junkie en déroute, une tête à claques hipster, un teenager introverti, et en même temps d’organiser devant la caméra captive l’intense remue-ménage physique et cérébral qui prend de vitesse tout ce que le metteur en scène a pu anticiper ou réclamer pour une séquence. Gestes, mimiques, changement de ton, voix neutre et subitement mâle, fadeur de boy next door et charisme incandescent, jeunesse et maturité, immobile et félin, il se passe quelque chose qui, en dehors d’un talent pour incarner, subvertit la tranquille marche des choses dans un cinéma par ailleurs pas spécialement expérimental mais dont il augmente la charge de risque ou d’énergie documentaire. Timothée Chalamet ne peut pas expliquer ni ce qu’il fait ni ce qui lui arrive, si bien que ses nombreuses interviews tendent à le banaliser, alors que l’évidence de son assise devant la caméra crée cette fascination particulière et la rapidité du succès, de la notoriété. Sur les plateaux des shows télé qu’il a écumés en promo incessante, il est toujours voûté dans le fauteuil, les mains croisées sur les cuisses quand il écoute les questions, mais dès qu’il parle, il ne tient plus en place, ressemble à un gamin sous cocaïne. Tout en lui est court-circuit entre stase et tension. En quelques semaines, le gringalet du lycée La Guardia devenu prince d’Hollywood a signé pour interpréter le rôle de Paul Atreides dans la superproduction Dune, la science-fiction que signe Denis Villeneuve, remake du fameux film de David Lynch. Et il rejoint aussi l’univers de Wes Anderson dans The French Dispatch sur le quotidien de quelques journalistes correspondants américains à Paris. De son tournage sur Interstellar de Christopher Nolan, il a gardé un lien étroit avec Matthew McConaughey qui continue de le soutenir et de le conseiller. À l’époque, pour le tournage qui devait se dérouler au Canada, il n’était même pas majeur mais il s’y est rendu seul, comme il l’avait fait auparavant pour de nombreux castings ou ses tournages pour la série Homeland. Son esprit d’indépendance est probablement ce qu’il devra à l’avenir sauvegarder pour maintenir intactes cette excitation et l’acuité de jeu qui l’emporte au-delà de lui-même.