Charlotte Perriand, l’ultra-moderne
Charlotte Perriand ? Cette architecte fonctionnaliste et ses espaces millimétrés, ses meubles-rangements formant cloison de séparation, ses murs-rideaux, ses tables extensibles qui s’enroulent sur elles-mêmes, ses modules intégrés, imbriqués, ses réflexions sur le minimal? Ou Charlotte Perriand et son mobilier de détente pour grands espaces et bourgeois éclairés qu’elle cosigne avec Le Corbusier et Pierre Jeanneret pour les clients esthètes de l’architecte? Perriand qui empreinte à l’automobile son vocabulaire et ses matériaux: soudure, tôle pliée, tube courbé, visserie métallique apparente, chrome et cuivre nickelé (ainsi sa première grande réalisation: son propre appartement place Saint-Sulpice, qu’elle présentera partiellement au Salon d’automne de 1927) ? Ou Perriand et ses tables de forme libre en bois plein et épais qui semblent sorties telles quelles de l’arbre et en respecter le dessin naturel de façon presque totémique ? L’engouement croissant en salle de ventes que suscite l’artiste auprès des amateurs de design depuis une quinzaine d’années dresse un portrait très partiel de son travail : on retrouve surtout les minimalistes appliques Les Arcs (une simple tôle qui pivote sur son axe, rééditée à foison), quelques bibliothèques à plots, modernistes et colorées (réalisées par les ateliers de Jean Prouvé), et des chaises Bauche d’une rusticité absolue (en paille et rondins de bois). Difficile en effet de trouver le lien. Mais difficile aussi d’appréhender une si longue carrière – soixante-dix ans de création– avec seulement quelques focus disparates. L’exposition que lui consacre la fondation Louis Vuitton, par son ampleur et son approche chronologique, éclaire pour la première fois sa démarche artistique dans son ensemble et prouve une cohérence conceptuelle, manifeste, plus encore qu’esthétique ou visuelle: une espèce «d’art d’habiter», selon les mots de Jacques Barsac, son gendre et biographe, co-commissaire de l’exposition, profondément émotionnel, chaleureux, qui rendrait la vie plus simple parce que plus belle. Ou peut-être l’inverse. On suit comme un fil rouge une même utilisation de la couleur qui semble être une mélodie, là où les formes donnent le rythme: ce sont les cuirs des assises de l’appartement place Saint-Sulpice, les plots métalliques des bibliothèques qu’elle dessine vingt-cinq ans plus tard, les caissons de rangement pour universitaires qu’elle imagine entre-temps… Des couleurs simples et franches qui s’affirment avec évidence et entrent en résonance avec celles des dessins de son ami Fernand Léger, accrochés en regard des reconstitutions des intérieurs de Perriand. Indispensable à la compréhension de son travail, l’influence du Japon, sur laquelle l’exposition revient longuement: une authenticité et une simplicité proches sans doute de son enfance chez un grand-oncle paysan, que Jacques Barsac appelle «l’économie efficace» et qui se lit dans toutes ses créations, par-delà la très grande richesse de vocabulaire utilisé.