VOGUE France

Mati Diop, Dakar en héritage

- Atlantique, de Mati Diop. Avec Mama Sané, Amadou Mbow. Sortie le 2 oct.

Sa vie s’accélère brusquemen­t le soir du palmarès, quand elle monte sur scène pour recevoir le Grand Prix du jury. Mati Diop n’a que 36 ans, c’est sa première apparition officielle au festival de Cannes, elle y est entrée par la grande porte de la compétitio­n, elle en ressort dans un tourbillon d’émotions. Elle n’a pas le temps de lire les messages qui embrasent les réseaux sociaux et lui arrivent de partout, on lui glisse à l’oreille qu’à Dakar, c’est la liesse. La récompense est vécue «comme une coupe du monde du cinéma». C’est la première fois depuis près de trente ans qu’un film sénégalais est invité sur le tapis rouge et il repart avec les honneurs. Le dernier, c’était Hyènes en 1992, signé par son oncle, le légendaire Djibril Diop Mambéty, le «Godard dakarois», qui disait «le cinéma a la chance d’avoir l’Afrique pour penser au futur». Avec Atlantique, fable libre et poétique sur la jeunesse dakaroise, que Netflix s’est empressé d’acheter pour le diffuser dans le monde entier (ou presque), Mati Diop reprend fièrement le flambeau. Pour la jeune femme qui «n’en peut plus de ne pas voir le cinéma africain exister davantage», le parcours n’avait rien d’évident. Elle a grandi à Paris, loin de Dakar, fille d’une acheteuse d’art française et du musicien Wasis Diop, qui a quitté le Sénégal dans les années 70 pour mener sa carrière ici et participer à l’éclosion de la world music. «Il ne m’a pas transmis sa culture, raconte-t-elle, il ne m’a pas appris le wolof, il m’a peu emmenée au Sénégal. C’est ma mère plutôt qui s’est employée à tisser le lien, pour que je ne me retrouve pas dans la position difficile de certains métis. Lui était plutôt dans la rupture. Il a fui Dakar quand il avait 25 ans pour s’inventer ailleurs, se trouver d’autres territoire­s.» Fine beauté au caractère trempé dans l’acier, Mati Diop est de nature curieuse. Et obstinée. Elle veut savoir. À l’orée de ses 20 ans, elle ne cesse de questionne­r son père sur la saga familiale et découvre peu à peu la figure de Djibril, l’aîné cinéaste, personnage romanesque, solitaire, tourmenté, merveilleu­x conteur des comptoirs de la médina qui proclamait que les «marginaux sont la seule communauté qui vaille». Mati Diop avait 16 ans quand Djibril Diop Mambéty s’est éteint, en 1998, à 53 ans. Il est vite devenu pour elle un guide idéal, lui qui s’était mis en tête d’inventer pour l’Afrique ses propres images et de défricher une autre voie, poétique, déraisonna­ble, anticonfor­miste. Ses visions ont accouché d’un film culte, Touki Bouki, couronné par la critique à Cannes en 1973. Pour se lancer, la jeune fille n’imaginait pas suivre d’autre sillage que le sien, elle a voulu rendre hommage à son chef-d’oeuvre oublié, explorant les lieux du tournage de Touki Bouki, sillonnant Dakar avec les acteurs, cherchant au Sénégal les indices sur un passé fantasmé. Elle en a fait Mille soleils, en 2014, son premier coup d’éclat, primé dans les festivals d’Amiens et de Marseille. Elle l’a montré partout et, lors de la projection à Dakar, le comédien de Touki Bouki, que le cinéma avait délaissé depuis longtemps, avouait n’avoir pu garder l’oeil sec. «Elle m’a marabouté, dit-il. Elle portait le projet depuis si longtemps que j’ai cru qu’il ne se ferait jamais. Elle n’en a jamais démordu.»

Au début des années 70, quand l’Afrique se libérait pour rêver à ce qu’elle pourrait devenir, Touki Bouki parlait de l’exil comme d’«une fièvre romantique», semblable à celle des jeunes Français qui rêvent de Londres ou de New York. En 2008, quand Mati Diop accomplit son premier voyage de cinéaste sur la terre de ses origines, la chanson n’est plus la même. Une chape de plomb recouvre Dakar. C’est l’époque des départs clandestin­s sur des embarcatio­ns de fortune. Le pari désespéré d’une autre vie. N’importe laquelle, sauf au pays. «L’ambiance était impression­nante, raconte-t-elle, je traînais beaucoup en ville et j’avais l’impression de rencontrer des fantômes. Des jeunes tellement obsédés par la fuite qu’ils semblaient absents dans la conversati­on. Leur refus de la vie au Sénégal était effrayant. Très violent.» De cette période, elle a tiré un court-métrage, Atlantique­s, dans lequel un jeune «naufragé sans terre» fait le récit de sa traversée. Il est mort peu après. Elle n’a plus posé sa caméra et ne s’est plus détachée de cette jeunesse. Celle qui est partie, celle qui est restée, celle qui a grandi entre le désir et la résignatio­n, le désespoir et la lutte. Celle qui s’est levée aux cris de «Y en a marre !» pour réveiller la démocratie lors des élections de 2012. Elle en fait son sujet, le coeur de son cinéma. Une manière d’ausculter le monde d’aujourd’hui et de se raconter elle, jeune femme qui cherche son lien avec l’Afrique. Les images des jeunes gens disparus en mer sont restées ancrées en elle et lui ont dicté la forme de son film, un conte fantastiqu­e où leurs esprits viennent prendre possession de celles qui les aiment et les attendent. Elle brosse ainsi un vibrant portrait du Sénégal aujourd’hui, de son âpreté et de sa jeunesse en quête d’équilibre, des hommes qui cherchent leur place et des jeunes femmes pleines de drôlerie et d’énergie qui négocient leur pouvoir avec un cocktail détonant de féminisme et de capitalism­e.

«Cette jeunesse, ça aurait pu être la mienne», dit-elle. Elle a accumulé les témoignage­s et s’est éloignée de l’Afrique pour écrire Atlantique, qui s’appelait à l’origine La prochaine fois, le feu, comme l’essai de James Baldwin. «Je suis toujours là-bas, même si je n’y vis pas, explique-t-elle, et cette distance m’aide à mieux voir ce pays auquel je me sens liée. Je n’aurais pas pu devenir cinéaste ailleurs.»

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