VOGUE France

La saga de Martine

Avec soixante albums, un par an de 1954 à 2014, les aventures de Martine, parfois hors-sol, souvent moquées, traversent miraculeus­ement le temps et suscitent toujours le même engouement.

- Par Olivier Nicklaus.

ans les années 50, côté registre des naissances, on est bien loin des Emma, Lola et autre

Jade qui triomphent actuelleme­nt. Le prénom à la mode est alors Martine. À cause de l’actrice Martine Carol, star du grand écran avant de se faire sévèrement déboulonne­r par une certaine Brigitte Bardot. Et aussi à cause d’une héroïne de livres pour enfants belge que personne n’avait vu venir.

La saga naît en 1954, à Tournai, en Belgique, en plein baby-boom. On sort de la guerre, les parents ont envie d’offrir à leurs enfants un horizon heureux, quitte à exagérer un peu sur le rose bonbon. Alors que commencent à fleurir les séries de littératur­e jeunesse mettant en scène un héros ou une héroïne favorisant l’identifica­tion dans des aventures quotidienn­es, les éditions Casterman proposent à deux de leurs collaborat­eurs, l’auteur Gilbert Delahaye et l’illustrate­ur Marcel Marlier, d’imaginer une héroïne positive pour les 5 à 8 ans. Le cahier des charges est contraigna­nt mais Gilbert et Marcel, enthousias­tes, s’y collent, s’inspirant lointainem­ent de Bécassine. Le premier tome, Martine à la ferme, reflète les préoccupat­ions d’une époque où la population abandonne massivemen­t les campagnes mais tient à entretenir le lien avec ses racines rurales, quitte à les idéaliser. Martine, petite citadine, se rend donc à la campagne où elle s’amuse avec les animaux de la ferme. On est dans le degré zéro du storytelli­ng, mais ça n’empêche pas ce coup d’essai de s’avérer un coup de maître. Dès le premier opus, Martine cartonne et va revenir dans les bacs avec la régularité d’un métronome: un album par an, de 1954 jusqu’à 2014, soit soixante albums si on a bien compté. Après la ferme, Martine, infatigabl­e, ira au cirque, à la foire, à l’école, à la montagne, etc., etc. Rien de bien grave ne lui arrive jamais. Elle ne quitte donc pas son sourire, rehaussé de couleurs pimpantes.

Certes, mais vu d’aujourd’hui, les choses semblent un peu différente­s. Le tout premier album, le fameux Martine à la ferme, commence en douceur avec ces mots : «Qu’il est amusant de cueillir des fleurs ou de jouer au ballon avec Bernadette ! Mais Martine préfère encore aller à la ferme de tante Lucie.» C’est page 6 que les choses se gâtent puisque Martine, se penchant sur un gentil poussin, laisse apparaître sous sa jupette une petite culotte blanche, véritable fantasme d’amateur de mangas érotiques. À l’ère du soupçon pédophile qui est la nôtre, difficile d’imaginer qu’un tel dessin puisse être publié aussi innocemmen­t aujourd’hui. D’ailleurs, le dessinateu­r Marcel Marlier dut s’en justifier avant sa mort en 2011. Las, en 1976, dans Martine est malade, notre héroïne finit par prendre froid en jouant trop légèrement vêtue dans la neige. Exit la jupette et la petite culotte blanche, et place au pantalon, et même bientôt au jean ! Il faut dire que si Martine est âgée de 8 ans pour l’éternité, ses créateurs entendent la faire évoluer au rythme de la société.

En fait, ils n’ont pas vraiment eu le choix. Mai 68 et l’émancipati­on féminine sont passés par là, et on n’a pas manqué de leur reprocher de camper Martine en ménagère modèle (Martine fait la cuisine), voire en bourgeoise (Martine monte à cheval). Pour leur défense, dans les années 60, ses deux papas ont cru bien faire en voulant lui faire profiter de l’enthousias­me ambiant pour le design et l’électromén­ager. Dans ces années d’optimisme et d’abondance, les ÉtatsUnis font figure de référence et c’est donc une évidence pour elle de s’offrir un voyage à New York, symbole de modernité. Quant à l’émancipati­on féminine, ils finiront par s’y résoudre en mode mezzo dans des albums comme Martine, petit rat de l’Opéra ou Martine apprend à nager. On en restera là pour la modernité. Par la suite, sans doute que l’époque s’est mise à aller trop vite pour eux qui, contrairem­ent à elle, vieillisse­nt. Ils imaginent dès lors Martine dans un monde de plus en plus éthéré: ainsi l’opus Martine, princesse et chevaliers la renvoie carrément au Moyen Âge.

Fin de l’histoire ? Pas tout à fait. Si l’auteur Gilbert Delahaye est mort en 1997 et l’illustrate­ur Marcel Marlier en 2011, les albums continuent d’être publiés jusqu’en 2014, avec le relais du fils de Marcel, Jean-Louis Marlier, et finissent par franchir la barre des 100 millions d’exemplaire­s vendus, dont plus d’un quart en langue étrangère. Et deux phénomènes vont revitalise­r Martine. Le premier est l’adaptation de ses aventures en dessin animé en 2012 sur M6 : pourquoi pas au fond, puisque son caractère espiègle traverse le temps à l’instar du Petit Nicolas ou des blagues de Toto.

Mais c’est surtout par le surprenant biais des parodies que Martine continue à être actuelle aujourd’hui. Ainsi, en pleine crise des lasagnes à la viande de poney, on a vu surgir des T-shirts où Martine tient un gentil poney avec ce titre ironique: «Martine aime les lasagnes». Ou encore lors de la polémique autour des fameuses quenelles popularisé­es par Dieudonné, on voit sur les réseaux sociaux Martine accompagné­e d’un petit chien s’exercer à un geste obscur. Légende : «Martine s’entraîne à la quenelle». On en passe et des plus corsés. Ce succès-là, sûrement pas prévu par ses auteurs, prouve bien que Martine a quelque chose d’éternel. Reste que, pour info, si plus de 20 000 Martine sont nées en 1955, en 2018, on n’en comptait plus que huit.

Si Martine est âgée de 8 ans pour l’éternité, ses créateurs entendent la faire évoluer au rythme de la société.

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