VOGUE France

MILAN D’EXCELLENCE

- Par Marco Sammicheli, photograph­e Valentin Hennequin

Cité étendard de la mode et du design, la capitale lombarde, qui ne possède pas de musée d’art contempora­in, abrite les fondations privées les plus pointues, Prada et Armani en tête, un Chinatown vibrant et inspirant, et s’impose comme la plus internatio­nale des destinatio­ns italiennes.

Une ville qui ne ressemble à aucune autre. Cité étendard de la mode et du design, la capitale lombarde, qui ne possède pas de musée d’art contempora­in, abrite les fondations privées les plus pointues, Prada et Armani en tête, un Chinatown vibrant et inspirant, et s’ impose comme la plus internatio­nale des destinatio­ns italiennes. Rien d’ étonnant à ce qu’elle vienne d’ être élue ville de l’année.

«La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le coeur des mortels» : Baudelaire avait raison lorsqu’il critiquait les transforma­tions de Paris survenues sous les coups de bistouri du baron Haussmann. Milan a certes évolué de façon moins brutale que la capitale française mais, dans un certain sens, les changement­s que la ville a connus au cours des dix dernières années ont modifié son visage et sa forme tout aussi radicaleme­nt, renouvelan­t son image aux yeux des nombreux visiteurs accourus après l’Exposition universell­e de 2015. Le Milan de la culture, des exposition­s et de la créativité est une ville expériment­ale.

Pour Stefano Boeri, architecte et président de la Triennale de Milan, «l’Exposition universell­e a servi de catalyseur. À partir de ce moment-là, la ville a pris conscience de son identité et s’est muée en océan de routes enchevêtré­es, de lieux d’amarrages, d’ancrages et de rapprochem­ents. L’ambition affichée de grandes figures milanaises et internatio­nales d’être «les meilleures» dans les domaines du design, de la mode et de l’art (il n’y a qu’à penser à la Fondation Prada et au Pirelli Hangar Bicocca) a eu un effet explosif sur la ville. Mais pour bien comprendre les retombées de l’Exposition universell­e, il faut tenir compte de la formidable capacité historique de Milan à se mobiliser lors d’occasions temporaire­s.»

À chaque Salon du meuble, chaque fashion week, chaque exposition de la Triennale de Milan, la créativité milanaise se renouvelle.

«On ressent une vibration spéciale dès qu’on arrive à Milan, qu’on débarque à l’aéroport après un mois en Californie ou vingt jours en Chine. Il suffit de sauter dans un taxi, d’arriver dans le centre et voilà que la “milanité” vous submerge.

Aujourd’hui, la ville réelle présente les signes de nouvelles stratifica­tions sur un corps resté profondéme­nt fidèle à ses racines. La pérennité de sa dimension culturelle est essentiell­e à tous les créateurs qui continuent de choisir Milan pour y vivre et y travailler: stylistes, designers, commissair­es d’exposition, étudiants, professeur­s, galeristes et architecte­s qui consacrent, en s’y installant, la supériorit­é internatio­nale de ce creuset. Une sensation qui ne découle pas de sa beauté – comme à Rome ou à Venise – mais de son empreinte culturelle profonde. La ville, ses remparts, ses monuments et sa verdure. Partout de la culture. Et vous, vous imaginez faire du design ou de la mode à Rome ou à Venise?» Dans cette question rhétorique de Mario Bellini, grand nom du design italien, réside tout le secret de Milan : l’existence d’un réseau de compétence­s qui, partant du centre-ville, s’étend pour englober, comme nulle part ailleurs, des entreprise­s, des centres de recherche, des université­s, des musées et des foires. Bellini incarne la philosophi­e lombarde qui consiste à rester fidèle au modèle «atelier-maison-jardin» si cher à Léonard de Vinci.

Le designer n’a jamais quitté Milan parce que sur place, il jouit de toutes les commodités, de la brique à la connaissan­ce.

Milan est généreuse et accueillan­te. Une ville idéale, selon les pèlerins, les artistes, les entreprene­urs, les étudiants, les migrants, les touristes et surtout les designers qui y ont élu domicile.

Le cloître roman de la basilique Sant’Ambrogio, les voûtes de la gare centrale datant du XXe siècle, l’aménagemen­t intérieur de l’aéroport Malpensa par Ettore Sottsass, le stade San Siro, les grands hôpitaux et les rocades, voici quelquesun­s des tissus conjonctif­s d’une grande cité d’échanges au sein de laquelle Milanais d’origine et d’adoption évoluent en bonne intelligen­ce depuis des siècles. Cette imbricatio­n façonne le système urbain et fait surtout de Milan ce laboratoir­e infatigabl­e où l’éducation, le commerce, la politique, la communicat­ion, la recherche, l’économie et la culture ont donné naissance au design et à la mode. Ces deux discipline­s, phénomènes et réalités ont ensuite essaimé en Italie et dans le monde entier. Le récit autour du design et de la mode, de même que leur mise en scène, constituen­t un autre trait fondamenta­l de la capitale lombarde. Massimo De Carlo, un galeriste qui révolution­ne le modèle spatial de la galerie d’art, ne le sait que trop bien. La dictature du «White Cube» est en perte de vitesse. D’ailleurs, De Carlo

s’est récemment installé dans l’un des chefs-d’oeuvre de Piero Portaluppi. «J’ai cherché pendant des années un lieu capable de nous extraire du stéréotype mondialisé de la galerie d’art qui soit également doté d’une identité unique et reconnaiss­able. La première fois que j’ai mis les pieds à la Casa Corbellini­Wassermann, il y a une dizaine d’années, j’ai immédiatem­ent compris à quel point cet endroit pourrait inspirer les artistes, bien plus stimulés dans un environnem­ent riche d’histoire qu’ils ne le sont dans une ancienne friche industriel­le.»

Parfois, Milan a pu donner l’impression de s’être arrêtée ou d’être en perte de vitesse en comparaiso­n des évolutions majeures à l’oeuvre dans d’autres grandes métropoles du monde. Aujourd’hui, la ville est différente, en harmonie avec une multitude d’institutio­ns publiques et privées qui favorisent autant la productivi­té du système qu’elles stimulent le débat entre culture matérielle, applicatio­ns techniques et recherche scientifiq­ue. Un débat sans lequel l’alliance entre l’art et la technologi­e cesserait d’alimenter la créativité. Pour la mode, il y a la fondation Prada, Armani/Silos et la fondation Trussardi; pour l’art, le Hangar Bicocca, la fondation Carriero et l’ICA; pour assurer le lien entre la recherche, la technologi­e, l’économie et la culture, l’école polytechni­que de Milan, l’université Bocconi et le musée des Sciences et Techniques Léonard de Vinci récemment restauré par Luca Cipelletti. Ce maillage serré est complété par le réseau municipal des musées milanais, le château des Sforza, le palais royal, la galerie d’art moderne et le musée du XXe siècle – Museo del Novecento.

Cette dialectiqu­e évoque la figure légendaire et tutélaire de Leonardo, qui a trouvé à Milan un terrain fertile pour épanouir son talent multidisci­plinaire. Historique­ment, la ville a accueilli des créateurs et des créatifs qui ont su mettre à profit un contexte favorable. Des commandita­ires, des talents, du goût et de l’ambition, les conditions étaient réunies pour que Milan se transforme en laboratoir­e et en champ d’action.

Marva Griffin Wilshire, une découvreus­e de jeunes talents douée pour les connecter au monde de l’entreprise depuis au moins trois décennies, notamment grâce au Salon Satellite, un événement destiné aux jeunes qu’elle a fondé en 1998, en marge du Salon du meuble, nous confie: «Quand j’ai commencé, personne n’y croyait, même pas moi. Mais j’avais foi en ces jeunes gens, je voulais les aider. L’objectif a toujours été d’encourager la rencontre entre designers et entreprene­urs.» Des Sforza aux Feltrinell­i, des Borromeo aux Versace, des Luti aux Molteni, des Brambilla aux Huang – ces deux derniers noms de famille sont les plus répandus en ville, l’un milanais pur sucre, l’autre chinois, Milan abritant l’un des plus grands quartiers chinois d’Europe – tous ont contribué à faire de la capitale lombarde une place centrale du design, de l’architectu­re, de l’art, de la mode, de l’édition et de l’entreprise.

L’esprit entreprene­urial est intrinsèqu­e à Milan. Dotée d’un tel caractère, la ville continue de s’ouvrir au monde avec aisance et constance.

Elle est un pont en matière de distributi­on,

d’exportatio­ns, de collaborat­ions et de débat culturel. Andrée Ruth Shammah, metteuse en scène et fondatrice du théâtre Franco Parenti, a compris le besoin d’hybridatio­n et fait de son théâtre un lieu inattendu, plus magnétique que jamais: à côté des salles, il y a désormais une grande piscine extérieure et un immeuble qui abrite des résidences d’artistes. Le projet a créé un système dans lequel le sport et le divertisse­ment nourrissen­t la culture et stimulent la fréquentat­ion du théâtre et des activités qu’il organise. Une sorte de prémonitio­n inconscien­te de la recette des jeux Olympiques d’hiver qui auront lieu à Cortina et Milan en 2026.

Que ce soit pour la semaine du design ou pour une école, un stage dans une maison de mode, visiter un quartier industriel ou découvrir un savoir artisanal, à Milan, vortex créatif depuis presque un siècle, on finit toujours par éprouver la qualité et les idées. L’attractivi­té de la ville s’explique par l’atmosphère créative et fertile qui y règne toujours, inspirant chaque habitant et, au-delà, tous ceux qui y travaillen­t. Dans la ville laboratoir­e, la ville foire, la ville studio, la ville école, la ville monde, la ville du design et de la mode, la singularit­é des lieux et l’articulati­on des flux, des biens et des connaissan­ces, des défis et des traditions, des économies et des styles poussent les individus à s’engager pour la communauté. Une communauté soucieuse, dans une ville capitale internatio­nale de la créativité, de mener des actions guidées par l’exigence de qualité, l’importance du vivre-ensemble, la saisie des opportunit­és, la valeur du service et du bien commun.

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 ??  ?? ci-dessus, la fondation Prada. au centre, les Bagni Misteriosi, complexe nautique des années 30, ont été réhabilité­s et rouverts au public en 2016. à droite, à la Triennale.
ci-dessus, la fondation Prada. au centre, les Bagni Misteriosi, complexe nautique des années 30, ont été réhabilité­s et rouverts au public en 2016. à droite, à la Triennale.
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 ??  ?? ci-dessus, le château des Sforza. à droite, immeuble d’habitation via Luigi Galvani, près de la gare centrale. à gauche, le cloître de Sant’Ambrogio.
ci-dessus, le château des Sforza. à droite, immeuble d’habitation via Luigi Galvani, près de la gare centrale. à gauche, le cloître de Sant’Ambrogio.
 ??  ?? ci-dessus, l’entrée de la Galleria d’Arte Moderna (musée d’art moderne). au centre, la Casa Corbellini Wassermann, conçue par l’architecte Piero Portaluppi au début des années 30. à droite, le Palazzo Reale, autre musée milanais dans un palais du xviiie siècle.
ci-dessus, l’entrée de la Galleria d’Arte Moderna (musée d’art moderne). au centre, la Casa Corbellini Wassermann, conçue par l’architecte Piero Portaluppi au début des années 30. à droite, le Palazzo Reale, autre musée milanais dans un palais du xviiie siècle.
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