VOGUE France

FLASH-BACK

- Par Arthur Dreyfus

Edward Steichen, Vogue Paris, janvier 1934.

France, janvier 1934: pour la première fois de sa jeune histoire, la couverture du mythique Vogue fait le saut. Du dessin, elle passe à la photograph­ie. Jusqu’ici, les silhouette­s se traçaient au crayon, à l’aquarelle… Si trois colombes glissaient au ciel, elles avaient l’allure d’avions stylisés. L’élégance se concevait dans un monde de fiction. Il fallait qu’une main invente cet ailleurs enchanté. Qu’il fût Art nouveau – ou Art déco.

Comment expliquer ce passage à la chimie ? Est-ce un choix lourd de sens pour la rédaction du magazine ? On ne saura jamais pourquoi Vogue, à cette date précise, commande à l’immense photograph­e américain Edward Steichen ce portrait-peinture, fidèle aux courbes, aux teintes ou à la dignité d’un modèle de Vigée Le Brun – ici manucurée d’avance pour Guy Bourdin. Mais à défaut de tirer des constats définitifs, nous pouvons sonder le passé, et imaginer des réponses plausibles.

Du côté de la mode, la femme européenne n’est plus un objet fragile. La Grande Guerre et ses garçonnes sont passées par là : si les garde-robes évoluent, la puissance frappe au fond des yeux féminins. Une puissance de reine – ou de vedette américaine. En plein âge d’or d’Hollywood, le contraste s’esquisse entre les sommets de glamour qu’incarnent Bette Davis ou Greta Garbo, et le triomphe d’un art populaire par excellence. De la pellicule au négatif, le mouvement est naturel. Sur grand écran comme dans les revues, des actrices iconiques dominent les fantasmes. Le temps où Paul Deschanel, tombé de son train, se faisait rire au nez par un cheminot, en invoquant sa qualité de président de la République, est révolu.

Du côté de l’Histoire, 1934 n’est pas une date anodine. Nées sur le dos d’une paix fragile et de la volonté d’enjoliver chaque instant, les Années folles ont brutalemen­t trébuché sur la crise de 1929. Avec un peu de retard, le niveau de vie s’effondre en France. L’antiparlem­entarisme violent, dont témoignent les émeutes de février 1934, prépare un pont d’or aux gouverneme­nts nationalis­tes, qui plongeront bientôt le pays dans l’abjection. Même si personne ne le dit, tout le monde pense qu’on vit «l’entre-deux-guerres». D’autant plus qu’en Allemagne, un excité nommé Hitler a pris le pouvoir… Ainsi vont les paradoxes: tandis qu’essaime partout «l’esprit munichois» – comble de l’aveuglemen­t –, le réalisme photograph­ique s’impose en douceur dans la presse de mode. Tel le murmure aveugle de la Beauté, qui a toujours raison. Et parfois même, à en croire certains oracles, qui présage du pire…

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France