SAVANT DU STYLE
Avant-gardiste, futuriste, visionnaire, conceptuel, cérébral ou encore radical... Les adjectifs sur-élogieux pleuvent pour qualifier les lignes ou le style tracés par Nicolas Ghesquière depuis ses débuts. Force est d’admettre que le directeur artistique des collections femme du géant Louis Vuitton est une figure majeure de la mode d’aujourd’hui. Rencontre avec un hyper créateur au charme toujours adolescent.
Avant-gardiste, futuriste, visionnaire, conceptuel, cérébral ou encore radical... les adjectifs sur-élogieux pleuvent pour qualifier les lignes ou le style tracés par depuis ses débuts. Force est d’admettre que le directeur artistique des collections femme du géant Louis Vuitton est une figure majeure de la mode d’aujourd’ huı. Rencontre avec un hyper créateur au charme toujours adolescent.
On retrouve Nicolas Ghesquière dans les grands salons d’essayage VIP de la boutique Louis Vuitton de la place Vendôme. La moquette est plus épaisse que les parois d’un coffrefort. Il est auréolé du succès de sa collection Vuitton croisière à New York qui a emballé les réseaux sociaux. On va discuter pendant plus de deux heures avec celui qui dessine les collections féminines du giga-géant du luxe depuis 2013 et vient de resigner un contrat de plusieurs années. Il nous parle de son adoubement par Karl Lagerfeld, de sa collaboration avec la première dame Brigitte Macron qu’il habille depuis son entrée dans la vie publique. Mais aussi de ses débuts fracassants dans la mode, acharnés puisque oui, il a commencé à travailler à 14 ans ! Vous avez fait abstinence de week-ends toute l’année ? Je n’ai pas eu de week-end avant mai. C’est le rythme. Comme les ateliers avancent le matin, je n’ai les essayages que l’après-midi, donc le matin, je fais les sacs ou les chaussures. J’ai l’habitude, et plus on fait, plus on a envie de faire. C’était quoi votre premier travail dans la mode ? En 1984-85, j’ai fait un premier stage chez Agnès b., j’avais 14 ans. J’envoyais des dessins et j’ai reçu des coups de fil sur mon téléphone à cadran. Ma mère a dit : «Il y a une dame qui s’appelle Cobson au téléphone !», et donc j’allais chez Corinne Cobson le mercredi après-midi. Au début, j’ai fait deux stages pendant les vacances scolaires. Ensuite, je dessinais le week-end et je retournais au lycée la semaine. J’ai fait ça de 15 à 18 ans. C’était compatible avec les études ? J’avoue que j’ai retapé ma seconde… Je suis allé jusqu’au bac mais ça a été dur. Corinne Cobson était plus que sympa. Je me suis retrouvé à la cérémonie des Vénus de la mode à la table de Grace Jones, Jean-Paul Goude et Jean Bousquet, de Cacharel. Je me retrouvais à voir cette vie parisienne branchée et le contraste était fort avec mon lycée, dans ma ville de Loudun de 9 000 habitants… Ça a été votre école de mode ? Je m’étais promis de rentrer chez Jean-Paul Gaultier à 18 ans. J’avais dit à mes parents que je ne ferais pas d’école de mode. Je lui envoyais des dessins tout le temps. Vous l’avez harcelé ? J’ai insisté ! Un jour, en 1989, je montre mon dossier à sa collaboratrice Myriam Schaefer, elle me dit: «Vous êtes trop jeune, allez à l’école Berçot !» J’avais les boules, je voulais bosser tout de suite. Elle prend mon dossier, elle monte au studio, puis redescend, elle dit : «C’est amusant votre dossier ; Jean Paul est là et il descend.» Il m’a regardé, il m’a dit : «Revenez après le défilé», et donc on a fait une convention bricolée, six mois de stage. Après ça, ils m’ont filé le job, j’avais 18 ans. Vous y avez appris quoi ? J’étais tête chercheuse pour la maille et les tissus. Il m’aimait bien. J’avais une spécialité, celui qui allait chercher les vintage, même dans les archives de la maison. Chez Gaultier, on était l’un des studios les plus prestigieux au monde. Il y avait une dynamique parisienne entre les studios, les équipes d’Azzedine Alaïa, de Mugler, Montana, tout le monde se connaissait, sortait ensemble, aux Halles, aux Bains… J’ai appris la psychologie d’un studio, à rester à ma place. Voir Jean-Paul Gaultier créer une collection, ça devait être dingue à votre âge ? C’était ahurissant de voir à quel point il n’a jamais peur de défaire pour refaire. Arracher une manche, couper la taille aux ciseaux. Les portants de vêtements arrivaient d’Italie, les vêtements me paraissaient beaux. Et il les déconstruisait pour faire encore mieux. C’est un immense technicien, donc j’ai beaucoup appris. Cristóbal Balenciaga avait la même attitude, les vrais architectes font comme ça. Je suis resté deux ans et demi chez Gaultier. Et ensuite, vous avez enchaîné directement avec Balenciaga ? En sortant de chez Gaultier, j’avais à peine 21 ans et j’ai pris quatre jobs en même temps, qui m’amenaient dans les usines en France. Je faisais la maille pour Mugler, un consulting pour les chaussures Stephane Kélian, et d’autres choses plus mystérieuses… Ensuite, il y a eu Callaghan. Je postulais pour être assistant d’Helmut Lang. Et à ce moment-là, le propriétaire de Balenciaga m’a proposé un intérim de six mois, j’avais 25 ans. Quand je suis arrivé chez Balenciaga, je me suis retrouvé avec Micheline, la chef d’atelier, et j’avais peur de mettre les épingles. Elle m’a dit : «On y va, on coupe.» Elle m’a autorisé à y aller… La même semaine, j’envoie des croquis à Trussardi, ils m’embauchent sur le champ. J’ai tout de suite prévenu Balenciaga : j’ai fait un défilé Trusssardi une semaine avant celui de Balenciaga. C’était périlleux ! Ma première saison, ça a été direct deux défilés. Des nuits blanches non-stop, des essayages à la chaîne, c’était en octobre 1997. Quand vous êtes parti de Balenciaga, je me souviens être allé vous voir, j’étais très frustré, je vous ai reproché de ne pas vous être laissé filmer quand vous y étiez, et c’était trop tard, on n’avait pas pu documenter votre processus de création là-bas ! Chez Balenciaga, j’avais un fantôme qui donnait envie de se prendre au sérieux, on faisait tout pour dédramatiser, mais il y a fait du drame. J’avais tout verrouillé. J’étais extrêmement protecteur et on était en vase clos. C’est parce qu’on était une petite équipe et j’en avais tellement sur le dos pour que la boîte fonctionne… Je ne me sentais pas héritier de Cristóbal, mais j’ai reproduit son verrouillage irrationnel. Tout fermer pour être dans un environnement créatif! Je ne voulais pas de distraction, mais en fait, c’est très pénible et je me suis libéré de ça en changeant de job. Oui, chez Louis Vuitton, j’ai enfin pu filmer des essayages ! La marque est tellement puissante qu’elle peut faire peur, mais en fait, il y a la possibilité d’avoir un regard plus léger. Les accidents et les décalages sont bienvenus, c’est nouveau pour moi ça. C’est une maison qui a fait le choix de la mode en embauchant Marc Jacobs il y a plus de vingt ans. Je m’inscris dans cette lignée-là. Je l’ai dit en arrivant à Bernard Arnault, Delphine Arnault et Michael Burke, c’est agréable de savoir que la maison aime la mode. C’est exceptionnel dans des maisons de cette dimension-là. Alors oui, la pression est incroyable et les objectifs colossaux, mais je m’y retrouve.
Bomber en cuir, chemise en dentelle de coton, cravate en cuir, pantalon en laine, ceinture en cuir et métal, et chapeau en cuir, Louis Vuitton.
Votre nouveau défilé Louis Vuitton de l’automne hiver 2019-2020 parle de vos années d’apprentissage, de ce moment au milieu des années 80, quand vous découvrez la mode parisienne et ses métissages. Pour rendre hommage, il faut être à la hauteur de la subtilité de l’époque. Je me suis replongé dans ces années-là, j’ai réécouté Sapho, les Rita Mitsouko, Axel Bauer… Mais il fallait être pertinent, que ça corresponde à 2020 et pas à une citation littérale de 1984.
Karl Lagerfeld déchirait des livres et faisait des classeurs avant de dessiner, quelle est votre méthode de travail en amont d’une collection ? Je compile, je déchire, je fais des croquis, et je fais des «packs». Je les mets de côté, et parfois je les ressors.
Chaque dossier contient combien de références ? De 10 à 350 feuilles. Parfois, ils sont sur iPad. Souvent, je compile des idées sur des sujets que j’ai envie d’aborder. Il peut y avoir des références de films, un bout de vase cassé mais dans une couleur tellement dingue que je veux utiliser. Mais je ne vis pas dans une brocante, j’ai pris un atelier avec une verrière, pas très loin de chez moi. Il y a tout, la presse, les vêtements, mes archives de Louis Vuitton et Balenciaga, mes vintage favoris, les livres. Ça fait 200 m2, on est trois quatre à avoir la clé. C’est sécurisé, avec un rideau qui s’ouvre, c’est une caverne d’Ali Baba.
Quelles sont vos règles en période d’essayages ? Les deux choses interdites sont : «Too much fabric et too much information.» (rires)
Comment vivez-vous les critiques, qui exigent énormément de vous chaque saison ? J’ai énormément appris des critiques, de Suzy Menkes, de Cathy Horyn qui m’a adoré à un moment. À mes tout débuts, pour une collection Callaghan, elle me met en une du New York Times, la couverture! «Il change la mode!» (NYT du 23 septembre 2000). Mais avec le temps, on fait partie du paysage, on prend des responsabilités. Et le regard des critiques vous rappelle à l’ordre. Ça m’a aidé de lire que je n’étais pas au rendez-vous sur ça ou ça… Mais je dois dire qu’à un moment, je me suis senti enfermé dans cette espèce de position de créateur reconnu mais de niche, et ça a été déterminant dans la décision d’aller chez Vuitton, sortir de cette case.
Mais chez Vuitton, vous êtes encore plus exposé… Une partie des critiques n’adhère pas encore à ce que je fais chez Vuitton. La première collection n’a pas été bien accueillie, ils attendaient du Balenciaga. Ce sont des gens qui m’ont soutenu et je ne les décrie pas. Je voulais montrer que c’était moi, mais moi ailleurs et avec autre regard. Je ne souhaitais pas faire un copiécollé mais démontrer que je me mariais à une autre maison avec son système, son histoire et son savoir-faire.
Vous faites des défilés qui sont riches en informations, les mannequins foncent, il y a beaucoup à voir en peu de temps, et à la fin, on se sent souvent déboussolés… Oui, en effet, ça fait partie de mon objectif de ne pas être compris en un clin d’oeil, de ne pas être transparent. Ça ne m’intéresse pas d’être un Chamallow enrobé sous une fontaine de chocolat, ni que ce soit rose et facile. Je prends la responsabilité de ce risque, ça ne plaira pas à tout le monde, mais dans quelque temps, la gymnastique de l’oeil fera son travail. La mode, ce n’est pas toujours immédiat ou évident. Je crois que c’est bon signe de ne pas être compris au premier regard.
Parlons de ce look 45, celui porté par Marte Mei qui a beaucoup marqué votre défilé croisière de New York en mai dernier ? Statistiquement, c’est le look plus liké sur les réseaux sociaux, de tout mon travail chez Louis Vuitton.
Comment l’expliquez-vous ? C’est un fuseau et une brassière avec des broderies en tubes de Celluloïd plissé, sur un jacquard de soie quadruple épaisseur. C’est Marco Mastroianni qui s’occupe des tissus, c’est une légende, la Rolls, un talent de dingue, et il a fait ce jacquard de fou, qu’on voit à peine parce que c’est sous la cape. La cape est inspirée des gargouilles ailées sur les immeubles Art déco de Gotham, le Chrysler Building.
Le prix doit être aussi élevé qu’un gratte-ciel ? Cette broderie coûte un défilé entier ! Ce défilé a coûté en broderie plus que tout ce que j’avais brodé depuis le début ! On a mis le paquet. Nous sommes une maison française, je voulais monter d’un cran.
Les prochaines délibérations du Prix LVMH vont être plus tristes sans la présence de Karl Lagerfeld? Ça va être dur sans lui. J’aimais beaucoup Karl, il était extraordinaire.
Il faisait des blagues impossibles ? Oui ! Un candidat entre et immédiatement, Karl lâche un commentaire hilarant. Ça l’amusait d’être irrévérencieux (il cite une anecdote aussi drôle qu’impubliable, ndlr). Il vannait non-stop, il faisait semblant de voter exprès pour ceux qu’on n’aimait pas…
Comment l’avez-vous rencontré ? Au début des années 2000 dans un avion au retour de New York. Et en 2006, suite à une collection Balenciaga, j’ai reçu des fleurs géantes venant de lui, et le mot disait : «À la fin des années 60, Paris était fait par Chanel et Balenciaga. Cette configuration me va encore très bien aujourd’hui. Amitiés, Karl.» Je me suis dit, je viens d’être adoubé par Karl Lagerfeld…
Et comment s’est passée la rencontre avec Brigitte Macron ? Elle est venue à un défilé, on s’est rencontrés en coulisses, elle était très solaire. On se revoit, elle me fait comprendre qu’elle se lance avec son mari dans une campagne et elle a pas mal de chances d’être assez exposée. Elle me demande de réfléchir avec elle à la manière dont elle peut affronter cette situation-là. Elle a un style très personnel, mais elle voulait un regard encore plus précis ; les couleurs, les choses à faire, à ne pas faire. Le style est important et doit être reconnaissable, une signature, une silhouette comme un dessin. On a réfléchi à chaque étape.
Brigitte Macron s’y connaît bien en mode ? Oui, elle aime les choses créatives. Et elle sait que l’industrie du luxe est la première industrie française. Cela fait partie de ses fonctions de représenter cette industrie quand elle voyage à l’étranger. Elle est dans un état d’esprit de première dame à la Claude Pompidou. On prépare ensemble des garde-robes, on réfléchit à ce qu’elle pourrait porter et elle le fait ou pas.
Comment se passent les essayages avec elle ? On en fait encore chez Louis Vuitton, et je me mets à genoux par terre pour dessiner trois-quatre choses sur la table basse. Elle a un regard très averti sur ce que je fais. J’aime son regard, je dessine en direct, on discute de rajouter une manche ou non, c’est assez inspirant !