HOMME D’ACTIONS
L’industrie de la mode, une des plus polluantes au monde, entame sa mue écologique. Chargé de montrer l’impulsion française en la matière, le patron de Kering, François-Henri Pinault, à l’origine du «Fashion Pact», explique comment le luxe peut servir d’exemple à la fast-fashion et la nécessité de trouver vite des alternatives propres…
L’ industrie de la mode, une des plus polluantes au monde, entame sa mue écologique. Chargé de montrer l’ impulsion française en la matière, le patron de Kering, François-Henri Pinault, à l’origine du Fashion Pact, explique comment le luxe peut servir d’exemple à la fast-fashion et la nécessité de trouver vite des alternatives propres. La démarche et le discours contraires étant désormais «suicidaires» pour les marques elles-mêmes.
2 700 litres d’eau pour fabriquer une seule chemise de coton. Près de 50 kilos de matières premières pour un jean à l’aspect délavé et plus de 75 kilos pour une robe en viscose. Nos vêtements portent une lourde empreinte, souvent ignorée, sur la planète. Métaux lourds, pesticides, plastiques, gaspillage, transports polluants à travers le monde, l’industrie de la mode est responsable de 20 % des rejets d’eaux usées et de 10 % des émissions de dioxyde de carbone (CO2) dans le monde. Face à ces effets néfastes, depuis quelques années, le secteur a entamé sa mue écologique. En juillet, la fashion week de Stockholm a même annulé ses défilés afin de proposer un modèle moins polluant.
Sur cette lancée, le président français Emmanuel Macron a chargé en mai François-Henri Pinault, président du groupe Kering (Gucci, Yves Saint Laurent, Boucheron, Bottega Veneta, Alexander McQueen), de mobiliser l’industrie de la mode et du luxe pour rendre la France «exemplaire» sur la réduction de l’empreinte environnementale du secteur. En août, lors du sommet du G7, à Biarritz, son travail a abouti au lancement d’un Fashion Pact réunissant 32 entreprises, telles qu’Adidas, Chanel, Hermès, Nike, mais aussi H & M et Inditex (Zara, Pull & Bear, Stradivarius), et bien sûr Kering. Leur engagement : «Diriger [leurs] entreprises vers des actions compatibles avec la trajectoire à 1,5 °C de réchauffement climatique, via une juste transition pour atteindre zéro émission nette de CO2 en 2050.» Une première, alors que bien des États ne sont pas encore allés aussi loin dans leurs ambitions. Pour en discuter, nous avons rencontré, lors d’une chaude journée de septembre, François-Henri Pinault considéré comme le leader de l’engagement vert dans le luxe et la mode et qui vient d’engager Kering à la neutralité carbone à l’échelle de l’ensemble du groupe.
«Le Fashion Pact, c’est ça : aller plus vite, de façon plus massive, avec les plus grandes entreprises mondiales du secteur, sur des objectifs ambitieux.»
Au moment où a été annoncé le Fashion Pact, une partie de la société civile s’est demandé pourquoi vos objectifs n’étaient pas contraignants, inscrits dans la loi… Au niveau international, si l’on attend que de tels critères soient décidés par les États et imposés, cela peut prendre dix ans. Il faut qu’on aille plus vite. Par exemple, nous allons nous fixer des critères de respect de la biodiversité basés sur des fondements scientifiques. Même chose sur la traçabilité des produits. Le Fashion Pact, c’est ça : aller plus vite, de façon plus massive, avec les plus grandes entreprises mondiales du secteur, sur des objectifs ambitieux. Comment l’industrie de la mode a-t-elle un impact sur la biodiversité ? Par différents biais. Prenez l’or, par exemple : chez Kering, nous nous fournissons en or notamment auprès d’une mine d’or éthique Fairmined en Guyane. Or l’exploitation minière a un impact sur l’écosystème local. Les miniers ont l’obligation légale de restaurer les sols à hauteur de 30 %. Nous avons décidé de financer un programme pour restaurer l’écosystème végétal sur 100 % des espaces abîmés.
Une des principales pollutions de l’industrie textile est le rejet de plastiques dans les océans. Comment luttez-vous contre cela ?
Il y a deux types de pollution: les plastiques à usage unique, qui sont utilisés massivement dans la chaîne de logistique du textile ; et les microfibres, qui s’échappent dans les processus de lavage industriel et chez les particuliers. Il faut convaincre les fabricants de machine à laver et faire évoluer les normes pour que cela devienne obligatoire d’avoir un filtre qui retient les microfibres. La pollution provient aussi des vêtements qui sont laissés dans des décharges et dont les composants plastiques partent dans les sols et les eaux. Chez Kering, nous travaillons avec la start-up Worn Again qui a mis au point un processus pour séparer les fibres naturelles et synthétiques des textiles et les recycler.
En 2016, le groupe Kering s’est fixé comme objectif ambitieux une réduction de 50 % de ses émissions de CO pour 2025. Concrètement, qu’est-ce que cela implique ?
La particularité de l’industrie de la mode, c’est que près de 90% des émissions de gaz à effet de serre proviennent de la chaîne d’approvisionnement en amont du périmètre de l’entreprise. Pour réduire notre empreinte carbone, nous devons donc, avant tout, connaître les origines et toutes les étapes de fabrication des matières. Ce n’est pas évident. Par exemple, il faut savoir si, pour le cuir, certaines peaux viennent du Brésil, et si c’est le cas, si elles proviennent de fermes liées à la déforestation. Cela permet, ensuite, de faire les bons choix d’achats de matières premières pour réduire notre impact. Ensuite, on essaye de réduire au maximum les émissions liées aux processus de fabrication, à l’intérieur et au-delà du périmètre de l’entreprise : on a mis en place des processus de tannage du cuir sans métaux lourds dans nos tanneries et on promeut le passage aux énergies renouvelables même chez nos fournisseurs. On s’est fixé, par exemple chez Gucci, d’atteindre 100% d’énergies renouvelables dès 2020, et dès aujourd’hui de compenser les émissions de gaz à effet de serre liées à l’ensemble des activités. Déjà, toutes nos nouvelles boutiques sont construites avec des matériaux choisis selon des critères environnementaux, et alimentées par des énergies renouvelables. Rendre publics de tels critères très ambitieux permet de se forcer à tout faire pour les atteindre, bien qu’on ne sache pas encore complètement comment y arriver.
Un des piliers de la transition écologique est la sobriété. Ce principe semble contradictoire avec l’industrie de la mode et du luxe…
Vous avez raison. Pour l’industrie textile, c’est un peu contreintuitif. Pour le luxe, c’est moins problématique étant donné qu’on crée des produits qui ont vocation à durer, par leur qualité.
On ne peut pas aujourd’hui proposer un produit de luxe qui se fait au détriment de la planète : dans nos définitions mêmes des critères d’un produit de luxe, qu’il s’agisse de la métallerie, du cuir ou des textiles, il doit y avoir un respect de l’environnement, cela fait partie de la notion de qualité. Le luxe a deux responsabilités dans cette industrie: insuffler une vraie créativité et promouvoir le développement durable. Si ce n’est pas nous qui donnons l’exemple, trouvons des solutions et finançons la recherche d’innovations pour permettre d’améliorer l’empreinte carbone de notre secteur, personne ne le fera. Nous modifions aussi, depuis cinq ans, notre façon de créer. Le luxe générait de la surconsommation quand chaque saison apportait de nouvelles tendances différentes de la saison précédente. On incitait alors les gens à acheter toujours plus. L’inconsistance du propos créatif d’une saison à l’autre était intrinsèque à la mode. Maintenant, nous avons choisi des directeurs artistiques qui mettent en avant une vision de longue durée. Une direction créative pour une marque doit être cohérente d’une saison à l’autre. Si, par exemple, vous avez acheté une pièce dans la première collection d’Alessandro Michele pour Gucci, en 2015, vous pouvez toujours la porter. Il n’y a pas de rupture dans l’univers créatif de la maison.
Il y a eu récemment plusieurs polémiques sur le gaspillage que représente le fait de brûler des invendus. 2 600 kilos de vêtements sont jetés chaque seconde dans le monde…
Dans la mode, les marques ne veulent pas que leurs produits perdent de la valeur, alors elles les détruisent. C’est une pratique que nous allons abandonner l’année prochaine. D’abord, grâce à l’intelligence artificielle, qui permettra de prévoir plus précisément quelles quantités produire pour quels points de vente, afin d’éviter de fabriquer plus de pièces que nous n’allons en vendre ; ensuite en écoulant au maximum ce qui est produit, notamment grâce aux ventes au personnel. Pour réduire la consommation, miser sur la seconde main est aussi important. Nous réfléchissons à des programmes pour recycler des produits qui ne sont plus portés. Cela se fait beaucoup dans la partie accessoires, avec les sacs par exemple.
Dans les discussions engagées pour le Fashion Pact, n’allez-vous pas soulever la question de la surconsommation ?
On va en parler bien sûr. Le Fashion Pact n’est pas obligatoire. Seuls ceux qui avaient la volonté de s’engager sont venus et ils sont déjà très avancés dans le développement durable. Mais force est de reconnaître que leur seule bonne volonté ne suffit pas. Aujourd’hui, l’industrie textile continue d’être très polluante. ci-contre, un centre de recyclage en France. en haut, une image du réchauffement climatique.
Le Fashion Pact, c’est un moyen de se dire que si l’on se fixe les mêmes objectifs, qu’on y travaille ensemble et en même temps, avec la même ambition, on sera plus efficaces qu’en restant chacun tout seul dans son coin. Avec les 31 autres entreprises engagées, on représente plus de 30 % du secteur. On peut avoir un impact majeur, parce que derrière, il y a toute une chaîne de fournisseurs qui va être obligée d’inventer de nouvelles solutions. Elle saura que c’est rentable puisque tous les grands acteurs les exigeront. Ceux qui veulent faire du greenwashing ne sont pas là. Même des groupes comme H & M et Inditex sont déterminés. Ils visent une clientèle jeune pour qui les préoccupations environnementales sont de plus en plus importantes. Ils ont intérêt à anticiper la transition.
Mais comment agir sur une industrie dans laquelle de nombreuses marques se fournissent encore dans des pays comme la Chine, dont l’électricité est largement produite par du charbon ?
Justement, l’un des plus importants fournisseurs chinois, Ruyi, s’est engagé dans le Fashion Pact. Ils sont très impliqués sur les énergies renouvelables, sur le coton biologique. Il faut travailler avec les fournisseurs, leur présenter des solutions. Chez Kering, nous avons, par exemple, développé des programmes pour améliorer la production de notre cachemire en Mongolie. Nous aidons les éleveurs à prendre conscience qu’avec des troupeaux moins grands, qui ne restent pas sur les mêmes pâtures et n’épuisent pas les sols, leur produit est de meilleure qualité et se vend plus cher. C’est bon pour eux et pour nous. Nous travaillons aussi en Chine pour développer une filière de soie biologique.
Vous avez acheté une ferme à pythons pour ne pas participer au trafic illégal. Mais élever ces serpents uniquement pour en faire des sacs, n’est-ce pas les considérer comme des objets ?
On essaye d’éviter cela. On a déjà quasiment éradiqué la fourrure dans le groupe. Les directeurs artistiques de nos maisons y sont arrivés d’eux-mêmes. Le peu de fourrure qu’on utilise encore est issu uniquement d’animaux élevés pour la nourriture. Pour aller plus loin, sur le plus long terme, nous avons investi dans une startup qui travaille sur l’élaboration de matières alternatives au cuir à base de champignons.
Est-ce développable à grande échelle ?
C’est ce que l’on espère. En matière d’innovation, nous travaillons sur des scénarios de rupture: et si demain on ne pouvait plus utiliser de cuir? Il existe une entreprise qui développe des fibres de tissu à base de soie d’araignée. Dans la même lignée, une autre start-up américaine tente de produire des peaux à base de cellulessouches d’animaux. Ce sont encore des recherches expérimentales, mais qui ont des chances d’aboutir. On a investi là-dedans parce qu’on se pose la question : et si demain on devait produire des peaux sans tuer d’animaux? Question que personne, dans le secteur, ne se posait il y a encore une dizaine d’années.
Au centre de recyclage Trivalis, en Vendée.
Avec le changement climatique, certaines entreprises pourraient voir leur chiffre d’affaires chuter d’ici 2050. Est-ce qu’aujourd’hui une marque peut se permettre financièrement de ne pas s’engager sur ces sujets ? C’est suicidaire de ne pas agir, et irresponsable de la part d’un dirigeant du secteur du luxe. Vous ne pouvez pas être sur un marché qui croît structurellement, avec des marges confortables, sans porter de responsabilités et prendre des engagements.
Je ne le vis pas comme une contrainte. Si, dès le processus créatif, on applique des critères de développement durable, ces logiques s’imposent naturellement et ouvrent des opportunités inouïes. Quand on veut modifier ces chaînes de production, le problème est rapidement économique. Nous réfléchissons à comment mieux produire sans que cela coûte davantage. Par exemple, le cuir tanné sans métaux lourds coûte environ 25% plus cher. Pourquoi ? Parce qu’il faut trier les peaux à l’entrée du processus et qu’une partie d’entre elles sont laissées de côté, considérées comme des déchets. C’est ce qui, aujourd’hui, crée l’écart de prix. On s’est donc adressés à l’industrie automobile pour leur vendre nos chutes de peau non tannées. Ils sont intéressés. Grâce à cela, on arrive à réduire l’écart de coûts de production, mais encore faut-il se poser la question.
«On s’est fixé, par exemple chez Gucci , d’atteindre 100 % d’énergies renouvelables dès 2020, et dès aujourd’ hui de compenser les émissions de gaz à effet de serre liées à l’ensemble des activités.»
S’est-il produit un événement qui a permis au secteur cette prise de conscience ?
C’est un changement générationnel plutôt. Il ne faut pas oublier qu’une entreprise n’est pas figée. Le changement de perception sur ces sujets vient de l’intérieur. Il y a quinze ans, je l’imposais aux marques. J’ai, par exemple, indexé une partie des bonus des dirigeants des maisons du groupe sur des critères de développement durable. En 2007, j’ai demandé à ces derniers si leurs directeurs artistiques étaient conscients de ces enjeux-là. Ils m’ont répondu que c’étaient des esprits créatifs qu’il ne fallait pas embêter avec des contraintes. Je suis quand même allé les voir, un par un. En fait, les directeurs artistiques étaient, tous, bien plus avancés dans leurs réflexions que leurs présidents sur ces questions-là. Ce sont souvent des gens très sensibles à ces enjeux. Aujourd’hui c’est devenu presque évident. Daniel Lee, le nouveau directeur artistique de Bottega Veneta, a 34 ans. Quand je lui parle de l’importance du développement durable, il me dit : «Pour moi c’est évident, je ne sais pas faire autrement.» Pas besoin de lui parler du tannage sans plomb. Pour lui, il n’y a pas d’alternative. Les lignes bougent naturellement. Mais il faut aller vite. Il faut qu’il y ait un effet de masse pour que les comportements basculent. Si, dès demain, un tiers de la profession réclame du coton bio ou du cuir garanti non issu de la déforestation, les changements vont se produire rapidement.
«Dans la mode, les marques ne veulent pas que leurs produits perdent de la valeur, alors elles les détruisent. C’est une pratique que nous allons abandonner l’année prochaine.»