AU REVOIR PETER
Géant de la photo, du noir et blanc et de l’émotion à vif, Peter Lindbergh avait le coeur au bon endroit. L’artiste, grand homme et ami de Vogue, a fermé les yeux à la fin de l’été.
Géant de la photo, du noir et blanc et de l’émotion à vif, Peter Lindbergh avait le coeur au bon endroit. L’artiste, grand homme et ami de Vogue, a fermé les yeux à la fin de l’été.
La rencontre avec un artiste, c’est souvent, d’abord, la rencontre avec une oeuvre. L’objet de ma rencontre avec Peter Lindbergh s’appelle Models, c’est un film de cinquante minutes à peine, fascinante séance d’apprivoisement des cinq plus renversants spécimens de beauté de tous les temps. Elles s’appellent Linda, Cindy, Naomi, Stephanie et Tatjana. Dans les rues de New York, entre le pont de Brooklyn et le Meat Market, la caméra du photographe allemand idolâtre dans un langoureux noir et blanc la grâce, la spontanéité et l’éclat à nu de ce miraculeux quintette génétique. De mémoire, la voix off parle d’«obvious frisson». Nous sommes en 1991.
Un an plus tôt, Peter Lindbergh a déjà réuni ces amazones de papier glacé (à une exception près, Stephanie Seymour ayant cédé sa place à Christy Turlington) en couverture de l’édition anglaise de Vogue. La photo devenue «culte» sifflait le coup d’envoi du phénomène des super-models, nouvelles divas de la culture pop, et propulsait Peter en un éclair sur le ring des géants de l’image, ce club très fermé d’ultra-visionnaires (Newton, Avedon, Bourdin, Penn…) dont le travail électrise les magazines de mode comme les murs des musées.
Un coup de maître qu’il n’a pu anticiper tant le feu de sa passion n’obéit qu’à la curiosité, à l’intuition et à un enthousiasme de petit garçon délesté de toute notion de calcul.
Le coup de maître, en fait, c’est d’être inconsciemment en phase avec l’air du temps, de flairer et cristalliser avant les autres ce que l’époque trame, le changement qui couve. Et en cette fin de siècle, le naturel, la simplicité, l’authenticité et le minimalisme sont la nouvelle profession de foi.
Au-delà de sa force de frappe, cette photo, c’est aussi l’affirmation des fondamentaux de Peter: le noir et blanc en étendard, «parce qu’il donne l’illusion que la lumière traverse la peau et qu’il symbolise la réalité», comme il a coutume de dire. Un noir et blanc de la vérité qu’il a découvert à travers le photojournalisme de Dorothea Lange, de Walker Evans, d’Henri CartierBresson, de Garry Winogrand, et qui le subjugue. Et bien sûr, à fleur d’image, l’absence d’artifices. Peu de maquillage, pas de Photoshop, du sans-filtre. Peter aime les rides, les cernes, les bleus à l’âme, les sillons creusés par le temps, les excès, les chagrins qui racontent la vie, affirment un destin. Les cicatrices qui suggèrent les accidents, le goût du risque ou parfois les blasts émotionnels. Les yeux embrumés ou au contraire radieux qu’il lui arrive d’auréoler de khôl (peut-être une référence inconsciente aux regards noyés dans le charbon des mineurs qu’il croisait au milieu du paysage industriel de son enfance). Sans oublier les mains, ces témoins muets mais tellement parlants, incapables de mentir… Personne mieux que Peter ne s’approche au plus près du brasier de l’existence de ses sujets. Il les devine et les révèle sans tricher. La liste de celles qu’il a ainsi sublimées donne le vertige. Catherine Deneuve, Gena Rowlands, Madonna, Kate Moss, Pina Bausch, Isabelle Huppert, Julianne Moore, Jeanne Moreau, Cate Blanchett, Vanessa Paradis, Marion Cotillard, Nicole Kidman, Charlotte Rampling, Kate Winslet, Penélope Cruz, Sophie Marceau, Tina Turner, Beyoncé, Anjelica Huston, Julia Roberts, Sharon Stone, Jennifer Lawrence…
Sur chacune d’entre elles, comme sur chaque femme d’ailleurs, il pose un regard tendre et humain, pour ne pas dire humaniste. Il les idéalise en toute honnêteté, et les libère des tyranniques et éternelles injonctions de perfection et de jeunesse.
Sa jeunesse à lui, il l’a filée entre Lissa, en Pologne, où il est né à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les vastes plages de la côte néerlandaise, près de Noordwijk où enfant, il passait ses vacances, et Duisbourg en Allemagne où il a grandi, un eldorado de l’acier et de la fonte plutôt rebutant de prime abord. «C’est la ville la plus laide du monde, m’a-t-il dit un jour. Tout y est gris et industriel. Pourtant, face à cet horizon, mon coeur bat plus vite.» Il ne faut pas s’étonner dès lors que les entrepôts désaffectés, le béton des usines, l’asphalte des grands boulevards et des docks, les façades des mégapoles, de Berlin à New York, et aussi le sable d’immenses rivages sur lesquels il aime déployer et livrer au vent une bâche noire soient la toile de fond de son imaginaire. Les souvenirs d’enfance ont la peau dure. Comme les chocs esthétiques qui éclosent sous forme d’influences. Dans le cas de Peter, au hasard, Metropolis de Fritz Lang, L’Ange bleu de von Sternberg, les cabarets et la danse, les sculptures de Giacometti, la musique de Kurt Weill, Les Amants diaboliques de Visconti, Mamma Roma de Pasolini, la peinture de Max Beckman, le mouvement Dada… La dernière fois que j’ai vu Peter, c’était chez lui, à Ibiza, à la fin du mois d’avril. Ce jour-là, il pleut sans discontinuer. Des fenêtres du salon, le ciel bas et lourd semble avoir avalé le rocher d’Es Vedrà et le tapis azuré de la Méditerranée que sa
maison surplombe. Il est là en vacances avec sa femme Petra, son plus jeune fils Joseph et Didier, l’ami de toujours. Peter a la chaleur humaine et le sens de l’hospitalité des Latins. Un sourire lumineux ponctue ses phrases débitées à la mitraillette et, souvent, sa main aussi enveloppante qu’une patte d’ours se pose sur votre épaule. Tous ceux qui le connaissent de près ou de loin se frottent à sa gentillesse et sa bienveillance. Fait rarissime dans une industrie cousue d’ambition, de compétition et de jeux de pouvoir, Peter fait l’unanimité. Au menu ce jour-là, un tumulus de tortillas dorées à souhait, des légumes du marché, des fromages avec lesquels Peter attaquera le déjeuner et du vin généreusement partagé. C’est un euphémisme de dire que Peter est un bon vivant.
À table, il parle de ses projets, notamment d’une expo qu’il prépare à Düsseldorf, «sans curator, sans directeur artistique, seulement ma voix intérieure», de son amour pour Arles où il passe de plus en plus de temps, d’un groupe de flamenco qu’il écoute en boucle et dont j’ai oublié le nom. Et de Mylène Farmer. En 1999, il y a vingt ans exactement, j’ai contacté Peter afin qu’il photographie la chanteuse pour Vogue. Peter devait être la seule personne basée à Paris qui ne connaissait pas Mylène Farmer. Mais il a accepté et c’est comme ça que nous nous sommes rencontrés. Sur un malentendu. À la fin de la séance, Mylène Farmer lui avait offert son disque et sur le chemin de
l’aéroport il l’avait écouté. Il m’avait immédiatement téléphoné, amusé: «Olivier, tu m’as bien eu, je pensais photographier la nouvelle Piaf.» Et depuis, chaque fois qu’on s’est retrouvés ensemble sur un plateau ou autour d’une table, il me rappelle cette anecdote. Entre-temps, je dois préciser qu’il a découvert Mylène Farmer. D’ailleurs à Ibiza, au coin du feu, nous avons regardé quelques minutes d’un film de ses entrées en scène et il était assez impressionné. L’enthousiasme rafraîchissant du petit garçon, toujours.
Ce 4 septembre au matin, quand on m’appelle pour me dire que Peter ne s’est pas réveillé, l’état de choc le dispute à l’incrédulité. Impossible de l’associer lui, l’incarnation de la force, de l’énergie, de la lumière, du plaisir, à l’idée de la mort. Impossible d’imaginer ce brutal clap de fin. D’imaginer encore qu’on ne se verra plus, qu’on ne dînera plus en parlant de tout et de rien, qu’on ne fera plus de photos et de projets ensemble. Impossible de me figurer que j’aurai, moi, ce texte d’adieu à écrire. D’ailleurs, en me lisant, je prends conscience que je ne suis pas arrivé à parler de Peter au passé. Comme si le présent pouvait lui rendre la vie.
Dans L’Année de la pensée magique, Joan Didion écrit : «Je sais pourquoi nous essayons de garder les morts en vie. Nous essayons de les garder en vie afin de les garder auprès de nous.» Je ne pourrai rien contre les assauts de l’absence et du manque de Peter. Mais je continuerai de parler de lui au présent.