VOGUE France

LA VOIX DU NIL

- Par Anne Chaon

L’écrivain égyptien Alaa El Aswany sera aux côtés de Virginie Efira, en juin, pour des lectures organisées par l’associatio­n «Les nouveaux dissidents». L’auteur de L’Immeuble Yacoubian, poursuivi par son pays, s’est réfugié à New York où il enseigne la littératur­e. L’actrice tenait à lui donner la parole.

L’écrivain égyptien Alaa El Aswany sera aux côtés de Virginie Efira à Paris, en juin, pour des lectures organisées par l’associatio­n «Les nouveaux dissidents». L’ auteur de L’ Immeuble Yacoubian–deux millions d’exemplaire­s écoulés–poursuivi par son pays, s’est réfugié à New York où il enseigne la littératur­e. L’actrice tenait àlui donner la parole.

Huit ans après la révolution de la place Tahrir, l’Égypte du général Al-Sissi ne veut plus de lui. Alaa El Aswany, le plus grand écrivain égyptien vivant, s’est donc installé à New York sans douter que la démocratie finira par l’emporter, un jour, dans son pays. En attendant, l’auteur au succès planétaire de L’Immeuble Yacoubian continue d’écrire devant trois tasses de café, avec Oum Kalthoum et Édith Piaf en fond sonore, les voix arabe et française de ses deux coeurs, de ses deux cerveaux. Alaa El Aswany reçoit Vogue sur un balcon qui domine la ville, cale sa silhouette d’ogre doux sur une chaise en plastique, allume une cigarette et ronronne d’une voix grave en contemplan­t la nuit tomber sur Manhattan et la statue de la Liberté.

Où en êtes-vous avec l’Égypte du général Al-Sissi? Dès que le général Al-Sissi est arrivé au pouvoir (en 2014, ndlr), j’ai été interdit d’écrire dans les journaux égyptiens, puis de télévision, puis d’organiser le séminaire hebdomadai­re que je tenais depuis vingt ans pour présenter des jeunes écrivains, des cinéastes… Le régime n’en voulait plus: on ne peut pas parler culture sans parler politique. La vie devenait inconforta­ble, j’étais sans cesse attaqué par le régime, dans les médias, accusé de choses très bêtes, d’être un agent du Mossad ou de la CIA…

Accusation­s récurrente­s dans votre dernier roman,

J’ai couru vers le Nil ! C’est une manière de détruire ton image, les gens n’ont plus confiance en toi. J’étais déjà invité régulièrem­ent aux États-Unis pour donner des cours de creative writing: comme l’atmosphère est devenue vraiment très agressive, j’ai décidé de ne pas rentrer quand on m’a prévenu que j’étais poursuivi devant un tribunal militaire. C’est très sérieux en Égypte, ce tribunal ça veut dire la prison.

Quels étaient les chefs d’accusation ? Atteinte à la sécurité, à l’image de l’armée, de l’État, des bêtises comme ça… Juste avant la tenue du procès, les militaires m’ont fait savoir via un journalist­e en vue que je pouvais rentrer, ils garantissa­ient que je pourrais même écrire dans les journaux.

C’était trop embarrassa­nt pour eux de vous avoir hors du pays ? Voilà ! Ils promettaie­nt que personne ne m’embêterait : c’était «S’il vous plaît, rentrez !» Mais avec des amis et mes avocats nous avons craint le piège. Et puis, une fois rentré, ça deviendrai­t difficile de critiquer le régime… Donc j’ai refusé et une semaine plus tard le procès s’est ouvert – il est toujours en cours, d’ailleurs. Ça peut durer comme ça des années.

Huit ans après la chute d’Hosni Moubarak,

quelle énorme déception, non ? Non. Je suis optimiste parce que j’ai lu l’Histoire: ce qui se passe en ce moment c’est une contre-révolution. Les révolution­naires défendent la liberté, les valeurs humanistes, leurs armes c’est leur courage et leur conscience. En face, on a un régime qui a tout, l’argent, les médias, l’armée et qui résiste pour ne pas tout perdre. Ça prend du temps, mais personne ne peut arrêter la révolution. La moitié des Égyptiens ont moins de 40 ans, c’est une nation très jeune : c’est cette jeune génération qui a fait la révolution.

Et ça continue, regardez au Soudan, en Algérie, au Liban

(ndlr : fin octobre, des dizaines de milliers de jeunes Libanais ont manifesté contre le gouverneme­nt).

Cette jeunesse, dans votre dernier roman, la paye cher la révolution… La jeunesse c’est l’énergie, ils rêvent, ils ont goûté à la liberté en 2011, ils savent – et le pouvoir le sait aussi – de quoi ils sont capables : on l’a fait, on peut recommence­r. L’armée ne voulait pas que Moubarak quitte le pouvoir mais ils l’ont obligé, la rue l’a obligé. Ce roman n’aurait de toute façon pas pu être publié en Égypte… Il est sorti au Liban, puis au Maroc et en Tunisie. Trois pays seulement… Mais il est devenu immédiatem­ent viral et circule sous le manteau. Je suis ravi – mon éditeur l’est moins ! Je sais que j’ai dit ce que je voulais dire.

Le roman témoigne de cette vitalité de la rue en 2011,

ça donne espoir aux autres ? Oui, mais la plupart des jeunes de 2011 sont en prison ou exilés. Pareil pour ceux qui suivaient mon séminaire. Le pouvoir réalise que le véritable danger, c’est la jeunesse révolution­naire, pas les islamistes. Les islamistes ont trahi la révolution. Ils attendaien­t de voir de quel côté ça allait pencher, sans participer, puis se sont opposés à une nouvelle constituti­on. C’était déjà comme ça en 1952 (le coup d’État de Nasser, ndlr) : on a toujours été coincés entre les islamistes et les militaires. Ils ont beaucoup de choses en commun d’ailleurs, dont leur goût pour le pouvoir.

L’un des personnage­s affirme que c’est perdu,

que la révolution ne l’emportera jamais… Je ne suis pas d’accord, c’est lui qui dit ça, pas moi. Il existe des gens désabusés, frustrés. Mais fiction = réalité + imaginaire: je m’inspire d’êtres réels, mais il n’y a jamais de personnage littéraire sans fiction ajoutée.

Vous, dont les romans sont si profondéme­nt ancrés dans l’Égypte

contempora­ine, comment l’exil pèse-t-il sur votre écriture ? Auparavant, je devais toujours attendre d’être rentré en Égypte pour écrire. Mais j’écris mieux ici désormais: il m’avait fallu deux ans pour écrire la moitié de J’ai couru vers le Nil, j’ai écrit l’autre moitié ici en six mois. Ici, en Amérique, je me sens protégé. C’est une grande respiratio­n. Je ne peux pas enchaîner aussitôt un nouveau roman après l’autre, mais j’ai un essai, Le Syndrome de la dictature, à paraître en Angleterre et bientôt en France.

En juin, vous serez en France avec les «Nouveaux dissidents» aux côtés

de Virginie Efira : qu’est-ce que la dissidence aujourd’hui ? La dissidence dépasse la politique, c’est d’abord une contrecult­ure: même si Al-Sissi n’est plus président, on aura d’autres dictatures en Égypte. Pour s’opposer, il faut s’opposer à la culture de la dictature qui englobe tout, la question des femmes, la religion, la vie privée… Tous les grands écrivains américains du XXe siècle ont embrassé la contre-culture, les Miller, Henry et Arthur, Hemingway, Norman Mailer, Jack London: il leur importait d’aller à l’encontre d’une culture dominante monopolisa­nt l’argent et pouvoir.

Vous écoutez toujours Piaf et Oum Kalthoum lorsque vous écrivez? Toujours. On parlait français et arabe à la maison, j’ai appris les deux langues simultaném­ent. Le français, c’est la langue du lycée français du Caire, mais c’est aussi la langue du coeur et de l’enfance. Un jour, à Dijon, une lectrice m’a offert une petite boîte à musique : en tournant la manivelle, elle joue La Vie en rose. C’est l’un des plus jolis cadeaux que j’aie jamais reçus. Le public français est unique.

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Prises sur le vif, scènes de rue durant le Printemps arabe au Caire, en 2011.
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