VOGUE France

PHOTO: SARAH ON THE MOON

- Par Charlotte Brunel

Ce printemps, le musée d’Art moderne de Paris consacre une exposition à Sarah Moon, légende bien vivante et toujours active de la photograph­ie de mode. L’occasion de (re)découvrir avec elle une oeuvre onirique et entêtante qui dépasse largement le cadre du vêtement. Entretien.

Ce printemps, le musée d’Art Moderne de Paris consacre une exposition à Sarah Moon, légende bien vivante et toujours active de la photograph­ie de mode. L’occasion de (re)découvrir avec elle une oeuvre onirique et entêtante qui dépasse largement le cadre du vêtement. Entretien.

C’est à la fois pour m’approcher et m’échapper de la réalité qu’instinctiv­ement j’ai regardé à travers l’objectif d’un appareil photograph­ique», écrit Sarah Moon en prologue de «PasséPrése­nt», la rétrospect­ive que lui consacre le musée d’Art moderne de Paris à partir du 24 avril. Reine incontesté­e de la fiction sur négatif, la Française née à Vichy en 1941 a marqué notre mémoire photograph­ique avec ses images à l’esthétique éthérée et au flou artistique, où le rêve et l’imaginaire semblent suspendre la course du temps. Ce sont ses clichés pour la mode qui lui ont apporté la notoriété et l’ont révélée au grand public. D’abord mannequin, Sarah Moon se lance dans la photograph­ie en autodidact­e en 1968 et se fait connaître grâce à ses campagnes publicitai­res réalisées pour Cacharel, Biba, Dior, Issey Miyake, ou encore ses séries shootées pour les plus grands magazines, dont Vogue. En 1985, à la mort de son assistant Mike Yavel, Sarah Moon développe une pratique plus personnell­e et introspect­ive. Ses Polaroid mettent alors en scène des animaux ou des fleurs, des enfants, des fêtes foraines, des paysages à la puissante mélancolie, tandis que ses premiers longs-métrages racontent des récits mythiques empruntés à la littératur­e et aux contes d’Andersen. C’est la richesse d’expression de cet univers fictionnel que le musée d’Art moderne de Paris a voulu dévoiler dans cette exposition, donnant à la photograph­e carte blanche pour composer un parcours visuel entre ses films et sa vie. À cette occasion, nous avons voulu percer le mystère Sarah Moon et revenir avec elle sur l’évolution de son travail, la force du hasard et de l’émotion, sa passion bien vivante pour la mode et le fait d’être l’une des rares femmes photograph­es connues dans le monde entier.

En 1995, le Centre national de la photograph­ie à Paris vous consacrait une rétrospect­ive. En 2020, vous êtes l’invitée du musée d’Art moderne de Paris. Est-ce votre oeuvre ou le regard sur la photograph­ie qui a changé entre-temps ?

Vingt-cinq ans ont passé et j’ai le sentiment que mon travail a évolué, ne serait-ce que par l’importance des films et de mon travail personnel en dehors des commandes de mode. J’ai l’impression d’aller au plus près de l’essentiel et que l’expression de ce que je ressens est plus directe, plus libre, et moins anecdotiqu­e.

Que souhaitez-vous montrer dans vos images ?

Je cherche à voir plus qu’à montrer. J’espère le hasard, et je souhaite plus que tout être touchée en même temps que je vise. Évidemment, les thèmes sont récurrents car la quête est toujours la même.

On découvre l’influence des contes populaires qui inspirent vos films et servent de fil directeur à cette exposition. L’enfance et l’imaginaire ne sont jamais loin…

Les contes existent depuis la nuit des temps, avant d’être écrits ils étaient racontés oralement. Je ne fais que les re-conter, sans fée ni lutin, ni ogre ni magicien, hors du temps. «Il n’existe que des contes de fées sanglants, tout conte de fées est issu des profondeur­s du sang et de la peur», disait Kafka. Serait-ce cela la part d’enfance ?

Robert Delpire disait de votre photograph­ie qu’elle «déréalise tout ce qu’elle prend». Comment se déroule ce processus de fiction qui est devenu votre signature ?

Il n’y a pas de technique, comme il n’y a pas de procédé, comme il n’y a pas de regard objectif. La forme ne fait que servir le fond. Je crois que je transpose plus que je ne déréalise, je brouille les pistes instinctiv­ement, sans réfléchir. La signature est venue avec la répétition de ce sentiment-là, au bout du compte.

Vous avez commencé votre carrière dans la mode comme mannequin. Comment est venu le déclic de la photograph­ie ?

J’ai toujours admiré Diane Arbus et Robert Frank dans un genre tout à fait différent, et Guy Bourdin pour la mode. Mais je n’ai jamais pensé devenir photograph­e, c’est un concours de circonstan­ces, l’opportunit­é et les rencontres… une chance.

Racontez-nous l’histoire de votre premier cliché pour Vogue paru en 1968.

Elfie Semotan était mannequin et son amoureux, John Cook, photograph­e. C’est lui qui m’a appris les rudiments de la prise de vues et du développem­ent d’un film. Je les photograph­iais souvent et un jour, je crois que c’était place des Victoires, Elfie est rentrée dans cette voiture et je l’ai immortalis­ée. À cette époque, je ne faisais que des photos pour moi ou des mannequins que je connaissai­s et qui me le demandaien­t.

Dans les années 60, les femmes étaient plutôt devant l’objectif que derrière. A-t-il été facile de s’imposer ?

J’ai été privilégié­e, du fait même d’être modèle, de connaître la profession, de bénéficier du soutien et de la curiosité de directeurs artistique­s, de photograph­es comme John Cook et d’autres. Que ce soit en ce temps-là, avant ou maintenant, c’est absolument vrai que les femmes, et il y en a beaucoup, n’ont pas eu la place qu’elles méritaient. Mais la situation change. Il y a beaucoup plus de femmes photograph­es aujourd’hui, de femmes découverte­s et reconnues en général.

Vous avez d’ailleurs été la première à shooter le calendrier Pirelli en 1972. Avez-vous l’impression d’avoir apporté un autre regard sur la féminité ?

Je reconnais la féminité quand je la vois et la photograph­ie, je n’essaie pas de lui donner une image différente. J’essaie plutôt à travers un geste, une attitude, un détail, de traduire le sentiment fugitif d’une personnali­té, de ce qu’elle a de plus authentiqu­e, et de ce que je peux y voir, à l’intérieur de cette fiction qu’est la mode. En tant que femme, et en tant qu’ancien mannequin, il m’est possible d’être leur complice. Je sais qu’avec un homme se noue, à travers l’appareil, un autre dialogue.

Vous travaillez toujours pour les magazines et les maisons de mode, qu’est-ce qui vous intéresse autant dans cet exercice ?

J’aime la mode, les étoffes, les matières, les couleurs, l’architectu­re du vêtement, donc j’aime la photograph­ier.

On dit souvent que la mode est un artifice: pour moi ce n’est pas péjoratif, bien au contraire, car dans artifice il y a art et artisan, c’est ce travail qui rend singulier l’ordinaire.

Qu’est-ce qu’une image réussie ?

Celles que j’aime dépassent le cadre de la photograph­ie de mode, ou plutôt de la tendance d’une époque. Pour les miennes, j’ai besoin que ce soit le vêtement qui crée la femme, qui crée le geste et, en fin de compte, l’histoire à laquelle je peux croire.

Quels sont les designers qui vous inspirent en général et plus particuliè­rement dans la jeune génération ?

J’ai toujours été intéressée par la «création», bien sûr celle des Japonais – Issey Miyake, Yohji Yamamoto, Rei Kawakubo – mais aussi à mon époque par Azzedine Alaïa, Christian Lacroix, Jean-Paul Gaultier… C’est la même démarche, la non-convention, l’originalit­é, qui m’intéressen­t aujourd’hui chez Iris van Herpen, Simone Rocha, Aganovich…

Vous utilisez essentiell­ement le noir et blanc, pourquoi ce choix ? En dehors de la distance que crée le noir et blanc par rapport au réel, je pense que je vois souvent en noir et blanc, je rêve en noir et blanc, je vois mieux le rapport entre la lumière et l’ombre. Ceci n’exclut évidemment pas le choix de la couleur quand elle s’impose. Je dis toujours que c’est un autre langage.

Cette exposition est aussi l’occasion de rendre hommage à Robert Delpire qui a été un acteur majeur de la photograph­ie en France et votre mari durant quarante-huit ans.

Vous n’imaginiez pas cette exposition sans lui ? Malheureus­ement c’est arrivé, deux ans après sa disparitio­n. J’ai beaucoup apprécié que Fabrice Hergott propose de lui rendre hommage en lui consacrant une salle dans les collection­s permanente­s du musée en même temps que mon exposition. Évidemment, l’ampleur de son travail dépasse de beaucoup ce qui peut être montré dans une salle; les Rencontres d’Arles, le CNP, la MEP l’ont célébré de son vivant.

«PasséPrése­nt», du 24 avril au 16 août au musée d’Art moderne de Paris. www.mam.paris.fr

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Vogue, décembre 1985.
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 ??  ?? Sarah Moon au fil des années : Ci-dessus, illustrati­on pour un parfum, robe de Saint Laurent, 1975. en haut, pour Vogue, 1973, et Ci-contre, Vogue, 1984.
Sarah Moon au fil des années : Ci-dessus, illustrati­on pour un parfum, robe de Saint Laurent, 1975. en haut, pour Vogue, 1973, et Ci-contre, Vogue, 1984.
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À gauche, Christina,
2008.
ci-contre, L’Éléphante,
1999, et
La Roue de la fortune,
2002.
Trois images de Sarah Moon : À gauche, Christina, 2008. ci-contre, L’Éléphante, 1999, et La Roue de la fortune, 2002.

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