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EN VOGUE : PYER MOSS, LA MODE ACTIVISTE

Fondée par Kerby Jean-Raymond, un créateur qui entend mettre en avant ses origines qu’il estime minorées aux États-Unis, la marque Pyer Moss incarne la mode éthique de saison.

- Par Olivier Nicklaus, portrait Adam Kremer

Fondée par Kerby Jean-Raymond, un créateur qui entend mettre en avant ses origines qu’il estime minorées aux États-Unis, la marque Pyer Moss incarne la mode éthique de saison.

Physiqueme­nt, il ressemble à Spike Lee, le cinéaste américain, avec le même regard perçant derrière les lunettes. Mais on pourrait aussi les comparer intellectu­ellement puisque Kerby Jean-Raymond se sert de sa mode comme d’un médium pour valoriser la culture noire qu’il estime délibéréme­nt effacée par l’establishm­ent américain blanc. «Pyer Moss est moins une marque qu’une plateforme vivante destinée à lutter pour le changement social et pour les droits de la communauté afro-américaine.»

Le premier défilé qui fait parler de lui, en 2016 pendant la fashion week new-yorkaise, est introduit par une vidéo où des policiers blancs tabassent de jeunes Noirs innocents. Il s’inscrit dans le mouvement #BlackLives­Matter et Kerby lui-même n’hésite pas à raconter le nombre de fois où il a été contrôlé par la police du simple fait de sa couleur de peau. En ces temps politiques, une marque ne se distingue plus seulement par son style mais aussi par son discours. En mettant en avant un ADN aussi engagé, Pyer Moss sort du lot, au risque de créer de la controvers­e.

Comment en est-on arrivé là? Kerby est né à Brooklyn il y a 32 ans mais le nom de sa maison vient de la génération précédente. «Quand ma mère a quitté Haïti pour les États-Unis, elle a dû abandonner son nom de jeune fille, Moss, pour celui d’un cousin, Pierre : c’est pour lui rendre hommage que j’ai baptisé ma marque Pyer Moss.»

Sa mère, Vania Moss-Pierre, est morte alors que Kerby n’avait que 7 ans. Mais, infirmière et styliste, elle a eu le temps de lui apprendre les rudiments de la fabricatio­n de vêtements. «Je la voyais en permanence faire des robes à partir de rideaux, de couverture­s, de vieux bouts de tissu.» Pressé de devenir créateur de baskets, Kerby intègre, dès l’âge de 14 ans, The High School of Fashion Industries de Manhattan. «Mais le cours de baskets a été supprimé juste après que j’ai été pris dans cette école. Du coup, j’ai suivi les cours de patronage et de stylisme, par défaut en quelque sorte.» Entre-temps, il a développé sa culture mode avec des marques comme Sean John (créée par le rappeur Sean Combs alias Puff Daddy), Fubu (signifiant «For us, by us», elle était créée par des Noirs pour des Noirs mais devint à la mode bien au-delà de la seule communauté afro-américaine), ou encore Cross Colours (une marque de sportswear lancée par Carl Jones pour la jeunesse noire, qui revendiqua­it elle aussi un fort contenu politique). «Tous ces gars étaient des phénomènes culturels qui m’ont inspiré et m’inspirent encore aujourd’hui.» Au point par exemple où Kerby a imaginé récemment des collaborat­ions avec la marque Fubu plutôt moribonde, histoire de l’aider à se relancer.

«J’étais un élément perturbate­ur à l’école parce que je ne faisais pas exactement ce que je voulais, mais j’ai été sauvé car un de mes profs m’a présenté à Kay Unger, une créatrice de mode bien installée à New York. Elle m’a pris sous son aile comme apprenti. J’ai donné un coup de main dans la préparatio­n des showrooms et j’ai appris à dessiner, à faire des patrons, à draper. Au fond, j’ai eu une formation classique : c’est pourquoi aujourd’hui, je peux casser les règles.» Le jeune Kerby enchaîne alors les boulots dans la mode, bossant même un temps pour Marchesa, la marque de Georgina Chapman, ex-femme d’Harvey Weinstein. Sa voie semble toute tracée, et pourtant, par peur du lendemain, Kerby se laisse embaucher chez Audi.

Je gagnais beaucoup d’argent mais je n’étais pas heureux. J’avais l’impression d’être une souris enfermée avec d’autres souris dans une boîte où il n’y aurait qu’un morceau de fromage pour lequel on se battait tous.» Ce qui le fait sortir de cette impasse ? «Un soir, j’étais avec une amie et elle a vu mes dessins de mode que je continuais à faire dans mon coin. Elle a sorti un modèle et m’a dit : “Réalise-le”. J’ai dû lui opposer pas mal de résistance car quand je lui ai enfin cédé, elle m’a demandé de le baptiser de son nom. Depuis, je continue à appeler mes modèles du nom de mes amis. J’en ai même créé un en hommage à mon père, avec des tas de poches pour qu’il puisse y mettre tout ce qu’il trimballe toujours avec lui : de la monnaie, des crayons, etc.» Un père à la sensibilit­é artistique non exprimée qui s’est «réfugié dans les sciences». À l’inverse, une fois Kerby convaincu par son amie, plus rien ne va résister à l’expression de sa créativité.

La marque Pyer Moss est née le 28 janvier 2013. Comment peut-on être aussi précis ? Parce que c’est le jour où une photo de Rihanna portant un blouson créé par Kerby est devenue virale.

«Je n’avais encore pas le nom de la marque. Il a fallu le trouver le jour même pour pouvoir rebondir sur cette aubaine.» Depuis, d’autres célébrités noires ont participé au rayonnemen­t de Pyer Moss. Ainsi Erykah Badu a collaboré à la création d’une des collection­s. Et Usher est habillé sur scène par Kerby. Quelques semaines après la photo de Rihanna, Kerby lançait les T-shirts «They have names» donnant les noms de treize hommes noirs sans arme tués par la police. Là encore, le buzz est dingue, mais cette fois avec cette fameuse dimension politique qui ne fera que se renforcer par la suite. Et le style dans tout ça? On pourrait dire que les modèles de Pyer Moss ressemblen­t à la rencontre sur une machine à coudre d’un jogging Adidas et d’un look Margiela: du streetwear déstructur­é avec une touche edgy. Kerby a lancé Pyer Moss avec du menswear mais assez vite, il diversifie avec du womenswear.

Un style aussi cool avec un discours politique aussi vindicatif: c’est la recette d’un succès qui va arriver très vite. Pyer Moss remporte le FGI Rising Star Award catégorie menswear dès 2014. Et en 2015, il intègre la liste Forbes des moins de 30 ans à surveiller. Un sans-faute? C’est plus compliqué que ça. Car le tempéramen­t de Kerby Jean-Raymond, qui peut s’enflammer vite s’il estime qu’il y a racisme ou appropriat­ion culturelle

(il s’en est pris récemment à Imran Amed, fondateur du site Business of Fashion, pour une histoire de chorale gospel majoritair­ement blanche conviée pour accueillir les invités du gala annuel – Amed a fait depuis amende honorable), peut aussi avoir des moments dépressifs, qu’il assume, ce qui est tout à son honneur. Il a ainsi connu des passages à vide, comme en 2016 lorsqu’il voulut reprendre possession de Pyer Moss en rachetant les parts de son investisse­ur. Fauché et déprimé, il se retrouve à vendre ses meubles sur eBay. C’est Reebok qui le tirera de ce mauvais pas. Voyant en Kerby «l’incarnatio­n du futur de la mode», la marque de sport lui offre un contrat de deux ans pour la capsule «Reebok by Pyer Moss». Épine du pied enlevée : Kerby reprend le contrôle de sa compagnie. Tout en réalisant son rêve d’enfant de dessiner des baskets. Et dans la foulée, tombent les 400 000 dollars de dotation du CFDA/Vogue Fashion Fund Award.

Depuis, Kerby a illustré dans des shows brillants les trois actes d’une trilogie baptisée «American, also», dont le but, cette fois, est de montrer le côté positif de la culture noire. Dans le dernier, attendu un an, en septembre dernier, et baptisé «Sister», il rendait hommage à Rosetta Tharpe, la femme noire qui a inventé le rock’n’roll. Les critiques ont adoré. L’industrie aussi: de grandes maisons n’ont pas manqué d’appeler Kerby pour lui proposer leurs clés. Mais Kerby se méfie : «Ça ne m’intéresse pas d’arriver pour une minute, de rameuter le public noir qu’ils visaient, et c’est tout.» Pour l’heure, Kerby reste donc à la tête de Pyer Moss, assumant son rôle politique. Même s’il est conscient qu’à long terme, il lui faudra se renouveler. «Je ne parlerai pas éternellem­ent des questions de racisme. L’artiste en moi est inspiré par bien des choses. Vous le verrez dans ma prochaine collection. Mais mon intention est de ramener de la substance dans la mode.» Tremblez, fashionist­as, Kerby Jean-Raymond n’a pas fini de vouloir vous politiser.

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 ??  ?? Quelques looks de la collection printemps 2020.
Quelques looks de la collection printemps 2020.
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